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Rêve et poésie
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 Article publié le 14 juillet 2011.

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Répondant à un questionnaire de Paul Chabaneix qui, pour sa thèse de médecine, l’interrogeait sur son rapport d’homme et de créateur au rêve nocturne, Mallarmé établit un partage qui semble pertinent et précieux pour apprécier le lien entre rêve et poésie : “Au fond du rêve, peut-être, se débat, en tant que pertes, l’imagination de gens lui refusant un essor quotidien : punition, n’en pas profiter personnellement, par un oubli au réveil ou quand on revient à soi. Aussi le poëte qui, véritablement, rêve éveillé (est‑ce en raison de cela que je n’ai plus le sommeil, depuis, déjà bien des années ?) n’attend-il rien des surprises de la nuit.” (Lettre du 20 mai 1897)

Le poète établit ici un jeu de ”vases communicants”, bien différent de celui que proposera, plus tard, André Breton car il est négatif. Mallarmé privilégie l’imagination créatrice par rapport au rêve nocturne ou diurne qui ne serait qu’une frustrante compensation réservée à ceux qui, ordinairement, n’usent pas de cette éminente faculté humaine. Et le “rêve éveillé” du poète est, en fait, la mise en œuvre constituante de la capacité imageante s’opposant et à la fantaisie sans poids de la rêverie et à la production inconsciente des songes. Toutefois — Mallarmé le sait mieux que quiconque —, le travail de l’imagination poétique passe par les mots auquel il souhaite “céder l’initiative”.

Qu’est-ce donc que le rêve éveillé des mots ? Il semble que l’image et le mouvement puissent naître de la forme comme de la couleur des sens et des sons mêlés, en épouser la chaîne et la trame, les investir et s’animer, devenir scène à part entière. Il semble qu’un rythme avant‑coureur, immergé dans le magma préréfléchi du langage qui ne cesse de hanter, de nourrir, de stimuler notre cerveau en travail, informe cette émergence et lui permette de se produire. Toutefois ce rythme qui nous “tient“ et fait de nous des hommes reste une énigme : il se caractérise moins par une cadence naturelle ou culturelle formalisable que par le vide ou le manque, le blanc ou le silence qui en situe le cœur battant. Il ne nous importe et ne nous atteint que par là où il se dérobe.

Je voudrais donner un modeste exemple de ce travail et de ce rêve éveillé. Voici un tout petit poème qui naquit à l’occasion d’un changement d’adresse postale : vrai poème de circonstance, manière de double quatrain‑adresse comme les aimait Mallarmé et qui vaut moins en lui‑même que par son exemplarité.

 

LE GIRASOL

 

Cet œil de lait

au pourchas du soleil

est une pierre-lumière

gorgée de rayons —

 

Vois comme dans le noir

— mieux qu’un œil de chair —

amoureuse elle rend

plus qu’elle n’a pris !

 

Il y eut un réel plaisir et l’amorce d’une rêverie verbale lorsque je découvris, dans le dictionnaire, que le terme “girasol” rejoint par son étymologie le mot tournesol : ce qui se tourne vers le soleil, et un mouvement s’esquissait comme image et déjà comme “symbole”. Le “girasol” est une variété d’opale employée en joaillerie. J’appris, dans une encyclopédie, que sa teinte ou son “eau” est laiteuse. D’où un premier jet : “cette opale de lait” associée à l’expression baroque “au pourchas du soleil” (reformulant l’idée du tournesol). Mais se surimposa une image, peut-être obsédante et un peu affolante pour moi, celle de l’”œil blanc”, à la fois aveugle et concentrant la lumière en sa “laitance” — proche du symbole de l’aveugle-voyant restituant, grâce à sa cécité éclairée du dedans, une semence de savoir. Le mot composé est une forme abrupte de métaphore par assimilation des éléments rapprochés et “pierre-lumière”, grâce aussi aux sons, tient en soi la dureté et la permanence bornée — l’intimité — de la pierre en même temps que la fluidité et l’illimité — l’extériorité — de la lumière. Il en résulte une sensation rêveuse (née des mots, née de la (re)présentation de la pierre précieuse, née d’un fonds personnel) de concentration et de pléthore propre à l’œil comme à la pierre lumineuse (bien que laiteuse) et en appelant à une expansion, à un rayonnement second (phoniquement, aussi, œil [œj] appelle soleil et rayons).

Le second quatrain est ce rebond, dans une nouvelle dimension, du mouvement induit par le premier et il sort de son champ de représentation pour ouvrir une dimension plus proprement symbolique. L’évocation d’une lumière concentrée en un point à la fois vivant et minéral suggérait la restitution de l’éclat ainsi emmagasiné et, pourquoi pas, dans la nuit où l’œil aveugle-voyant brillerait enfin de toute sa luminosité empruntée en même temps que de sa lumière propre. Un tel dynamisme n’est pas sans évoquer celui de l’amour qui se nourrit de ce qu’il emprunte ou dérobe à l’aimé mais qui ne serait que rapt et prédation brutale s’il n’était pas capable de donner infiniment plus qu’il n’a pris. Un double équilibre phonique : “vois”/”noir”, “plus”/“pris“ assure la carrure d’ensemble du quatrain où liquides [l, r] et nasales [m, n] jouent autour de quelques vélaires [k] qui font comme la colonne vertébrale. “Œil de chair” fut d’abord “œil de chat” (qui est aussi un nom de pierre précieuse) : mais “l’œil de lait”, mythique, vaut mieux qu’une brillance constante, même nocturne, bien mieux qu’un simple “œil de chair”. Miroir de l’âme, il est le point de rencontre entre dedans et dehors, entre corps, avant-corps et esprit, entre jour, crépuscule et nuit, entre vue, voyance et cécité, entre “aimance”, amour et désir…

Et le rythme, avant-coureur et final, intelligible et sensible ? Je crois qu’il doit moins à la musique des mots ou des idées, à la tissure des images qu’à une certaine candeur. Je le sens vibrer ici dans l’interstice entre nuit et éclat, saisie et don, excès et préciosité, ébouissement et aveuglement, latence et laitance, chair et pierre, œil et soleil… Intime déhiscence porteuse de rêve, initiatrice d’éveil.

Serge Meitinger
In Bornoyages du champ poétique
Le chasseur abstrait éditeur

 

 

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