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Portrait d'un Oblomov indien Les après-midi d'un fonctionnaire très déjanté d'Upamanyu Chatterjee
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 Article publié le 3 juillet 2011.

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 Depuis Gontcharov on croyait que l’oblomovisme était l’apanage de l’âme russe, dolente et mélancolique. Il n’en est rien. Grâce au roman d’Upamanyu Chatterjee, English, August : An Indian Story (Les après-midi d’un fonctionnaire très déjanté[1]), paru en 1988, l’Inde a aussi son Oblomov. Agastya Sen – tel est son nom – est un jeune homme de vingt-quatre ans qui, comme l’écrivain Upamanyu Chatterjee, a été reçu à un concours de l’IAS (Indian Administrative Service). Il doit donc quitter New Delhi pour effectuer un stage d’un an dans la préfecture reculée de Madna, accablée par la chaleur, où hépatite et choléra sont endémiques, à mille quatre-cents kilomètres et dix-huit heures de train de la capitale. Rude épreuve pour ce jeune Indien occidentalisé, issu de la meilleure société, dont le père est gouverneur. Effaré, ce jeune homme « à l’air d’un acteur de film porno mince et vicelard »[2] se demande comment il va bien pouvoir tenir le coup aussi longtemps sans sexe ni marijuana.

 Ses tribulations commencent dans une sordide rest house, du nom de ces hôtels d’Etat réservés aux fonctionnaires. A la manière de Huysmans décrivant dans En rade un couple de citadins échoués dans la campagne profonde et allant de déconvenue en déconvenue, Chatterjee s’amuse à faire tomber son héros de Charybde en Scylla. Dès son arrivée, Agastya est agressé par les moustiques auxquels viennent s’ajouter la nourriture infecte, les serviteurs patibulaires et les tableaux horribles accrochés au mur de sa chambre. A la manière de Folantin dans A vau-l’eau, Agastya ouvre les yeux sur le monde : « Le premier réveil à Madna fut atroce. […] Il ouvrit les yeux avec difficulté avant de comprendre que les moustiques s’en étaient même pris à ses paupières. Il regarda le plafond de bois avant de comprendre qu’une journée qui commençait par un sentiment de dégoût commençait plutôt mal. Il se regarda dans la glace : deux points rouges et gonflés s’étalaient sur sa joue droite, à la naissance de la barbe, et un autre au-dessus de l’oreille gauche »[3]. Avec une conscience pessimiste comparable à celle des personnages de Huysmans, il anticipe déjà les prochains déboires : « Agastya eut faim. Pour apaiser les tiraillements de son estomac, il imagina les horreurs que Vasant [le domestique] lui réservait pour le déjeuner »[4]. Ainsi, dès les premiers jours, Agastya se sent mal.

 Entré dans l’Indian Administrative Service sans ambition, il éprouve ce sentiment que l’on a lorsque l’on se retrouve embarqué dans une aventure sans conviction, étonné soi-même d’être arrivé là. Agastya subit donc, résigné, les interminables réunions avec le préfet, les sous-préfets et les dignitaires locaux. Sitôt terminées ses obligations, il se réfugie sur son lit comme Oblomov sur son divan. Parce qu’aucune passion ne l’a conduit à Madna et qu’à Madna il ne se découvre aucun passion, Agastya est la proie de l’ennui. Il donne raison à Jankélévitch pour qui l’ennui est une maladie de luxe à l’usage des bien-portants. Agastya a pu aller à l’université, il est à l’abri des soucis matériels dans un pays où la plupart vivent dans la pauvreté, il a un métier. Ce qui lui manque, c’est un sens à sa vie. A cet égard, le roman peut apparaître comme un roman d’initiation en vase clos. A la différence du roman d’initiation classique dans lequel le héros multiplie les aventures, les voyages et les conquêtes sentimentales pour finir par comprendre le sens de la vie, c’est dans les bureaux de l’administration, en observant les fonctionnaires, les solliciteurs, les femmes de fonctionnaires et quelques unes de ses relations qu’Agastya tente de déchiffrer le sens de la vie. Et ce qu’il aperçoit ne lui donne qu’une envie : se réfugier dans la chaleur et la moiteur de sa chambre comme pour regagner l’utérus maternel. La « vraie vie » qu’Agastya découvre à Madna n’a rien à voir avec ses rêves d’étudiant, amateur de haschisch, d’alcool et de filles faciles. Ce qu’il aperçoit le fait frissonner comme si, voulant nager, il avançait prudemment un pied dans l’eau et que l’eau trop froide lui fasse rebrousser chemin. Il découvre que « le monde n’est pas un endroit fantastique, plein d’expériences passionnantes. C’est assommant et naze partout. Il n’y a qu’à se ranger ou se suicider »[5]. Il a l’impression, à Madna, que s’il s’engage sur la route qui s’offre à lui les paysages resteront éternellement gris et que la suite des événements ne sera qu’un enchaînement de démissions, de reculades et de désillusions. Il sait qu’il y a fort à parier pour qu’il finisse par se plier aux conventions et par se marier. Il imagine déjà les compromis nécessaires, la routine conjugale, l’absence de passion. Si encore Agastya savait ce qu’il veut mais là est bien son problème. Il est en proie à une langueur indéfinissable, comparable à l’ennui tel que décrit par Jankélévitch : « Convoitise sans matière, l’ennui est l’insatisfaction d’une âme qui n’a même pas de vœux à former. C’est la façon qu’a le repos d’être inquiet ; le désir, ne désirant rien et ne trouvant plus un autre aliment pour renaître de ses cendres se désire lui-même. L’ennui apparaît quand le dynamisme sans emploi retombe à plat »[6]. Lorsque Agastya s’efforce de formuler néanmoins des désirs, on sent bien qu’il n’est pas sérieux. Il prétend qu’il aimerait travailler sur la composition des trains pour alterner les wagons de différentes couleurs, être un chien errant, il a même le vague désir d’être assassiné. On comprend que l’humour n’est destiné qu’à dissimuler le malaise. Pourtant Agastya n’est pas véritablement malheureux. Il jouit de son indécision, se délecte du loisir qu’il a d’examiner librement sur son lit les chemins qui restent encore ouverts. Chez ce grand onaniste, la rumination fait partie des plaisirs solitaires. Au même titre que le semblant de philosophie qu’il pratique sur l’oreiller. En effet, abruti par la chaleur, Agastya n’ordonne jamais les pensées qui lui traversent l’esprit en une réflexion structurée. Le roman n’offre donc pas une « méditation sur la vie » mais des bribes de réflexions, des idées qui surgissent à la manière des moustiques. La seule lecture d’Agastya est Marc-Aurèle, pour les « jubilatoires préoccupations abstraites d’un individu totalement plongé en lui-même »[7]. Et puis, les Pensées de Marc-Aurèle sont brèves, leur lecture convient donc à merveille à un esprit fatigué.

 N’allons pas croire qu’Agastya, malgré les questions qui l’agitent, soit un esprit chagrin. Ses conclusions sont dépourvues du sérieux de la philosophie, ainsi cet aphorisme, schopenhauerien dans le fond mais pas dans la forme : « Baiser avec quelqu’un est moins satisfaisant et plus fatigant que de se branler »[8]. Entré en résistance contre le sérieux de la vie, Agastya se comporte en cynique. Parce qu’au fond, tout, à commencer par la vérité, lui est indifférent, il passe son temps à mentir à ses interlocuteurs. Aux uns il raconte qu’il a une épouse anglaise, rentrée en Grande-Bretagne pour se faire opérer d’un cancer du sein, aux autres il affirme que sa femme est une Norvégienne musulmane. Son humour est volontiers scatologique et inspiré par la vue des étrons. Partout il remarque des habitants qui défèquent, avec une prédilection pour les abords de la voie ferrée. Quand ce ne sont pas les humains, c’est un bœuf dont la bouse lui éclabousse le bras. On l’aura compris, il arrive qu’Agastya sorte de chez lui…

 Bien que le roman soit pauvre en action, Agastya s’aventure, en effet, parfois dans le monde. A ses visites matinales aux bureaux de l’administration s’ajoutent ses dîners chez Srivastav, le préfet, destinés à échapper à l’infâme tambouille de son domestique, une excursion au temple de Gorapak, quelques jours de vacances à Delhi et la visite d’un centre pour lépreux situé dans une zone tribale où Agastya poursuit son stage après Madna. Bien qu’à aucun instant Upamanyu Chatterjee ne cherche à faire dans la couleur locale, le lecteur se retrouve plongé, à l’occasion de ces sorties, au cœur de l’Inde profonde. Il découvre le spectacle de la rue indienne, « dhaba [restaurant populaire] vendant bétel et cigarettes, étals de nourriture douteuse éclairés par d’aveuglantes lampes à kérosène, bétail, rickshaw roulant dans un grincement métallique, chuintement des camions passant sur une canalisation éclatée »[9]. Aux couleurs des murs barbouillés de crachats de bétel rougeâtres s’ajoutent les odeurs d’huile capillaire, d’urine, de boue et de poisson frit, le son des transistors beuglant partout des musiques de film hindi. Il faut reconnaître à Chatterjee un don pour les scènes de genre et des talents de peintre paysagiste, ainsi une description du ciel qui, littéralement, explose au moment de la mousson, avec le gris de la boue qui s’infiltre partout, la pluie qui colle les vêtements des femmes et laisse deviner leur corps habituellement dissimulé par les saris. En suivant Agastya, le lecteur pénètre dans la tour de Babel indienne avec ses quinze langues officielles. A Madna, Agastya qui parle anglais, hindi et bengali écoute sans comprendre les solliciteurs qui s’agitent et s’époumonent dans leur langue. A travers Agastya et ses amis, le lecteur fait également la connaissance d’une jeunesse déboussolée en quête de repères qui nourrit à l’égard de l’héritage du colonialisme des sentiments mitigés. Lorsqu’il fait ses exercices de gymnastique pour rester en forme malgré tout, Agastya se demande s’il n’est pas en train de succomber à une toquade occidentale mais, dans le même temps, il s’avoue incapable de lire les classiques bengalis tant leurs préoccupations lui semblent éloignées de lui. Certains, parmi les collègues d’Agastya, ont choisi la voie de l’américanisation forcenée, ainsi ce fonctionnaire stagiaire qui se fait appeler Mandy, adore les jeans et t-shirts Calvin Klein, les fast-foods de Delhi, la cocaïne, les chanteurs de rock et appelle les roupies des bucks, du nom donné familièrement au dollar. A l’opposé de cette Inde moderne se situe l’Inde tribale qu’Agastya rencontre lorsqu’il est envoyé, dans le cadre de son stage, à Jompanna. Il y découvre un mode de vie éloigné des commodités de la civilisation, un monde dans lequel des enfants creusent des puits de douze mètres pour trouver de l’eau potable, monde violent aux coutumes ancestrales dans lequel un fonctionnaire se fait couper les bras pour avoir abusé d’une femme tribale.

C’est à la fin du roman qu’Agastya apprend quelle sera sa première affectation à l’issue de sa formation. Il est nommé adjoint préfectoral à Koltanga. S’il ne fait rien et continue à se laisser porter par les événements, il sera bientôt trop tard pour inverser le cours des choses. Il deviendra l’un de ces fonctionnaires de province à la vie réglée comme un métronome. Mais dans une forme de sursaut salvateur, Agastya décide de ne pas rentrer dans le rang. La seule chose qu’il sache avec certitude, c’est qu’il ignore ce qu’il veut faire de sa vie. Il prend donc une année sabbatique pour reculer encore le moment du choix – et peut-être trouver sa voie. C’est à ce vertige de l’indécision que tient pour une large part le charme du roman. Il faut, pour le goûter, s’être déjà soi-même trouvé, irrésolu, à la croisée des chemins, incapable d’emprunter un sentier par peur de devoir le regretter. Vertige de l’indécision mais aussi ivresse de l’irrésolution qui refuse de se barrer l’avenir et préfère jongler avec tous les possibles. Ces états d’âme peuvent paraître terriblement occidentaux. Nous l’avons, pour notre part, suggéré en faisant d’Agastya un Oblomov indien. Certains critiques abondent en ce sens, ainsi Anjana Sharma[10] pour qui la vision de l’humanité chez Chatterjee s’apparente à celle de W. B. Yeats ou encore Mukul Dikshit[11] qui déclare que l’imagination de Chatterjee est aussi fertile que celle de Kafka, son sens du tragique aussi aigu que celui de Camus et que sa compréhension de la farce absurde et comique de la vie peut rivaliser avec Milan Kundera et Saul Bellow. Chatterjee n’en reste pas moins ancré dans la réalité indienne d’aujourd’hui où cohabitent fumeurs de marijuana à l’occidentale et chiqueurs de bétel, où coexistent des villes de province écrasées sous le soleil et des mégalopoles frénétiques et tentaculaires et où des hommes sont, comme Agastya, écartelés entre la tentation de l’immobilisme et la tentation d’avancer.

 



[1] Upamanyu Chatterjee, English, August : An Indian Story, New Delhi, Londres, Faber & Faber, 1988. Traduction française : Les après-midi d’un fonctionnaire très déjanté de Carisse Busquet, Paris Robert Laffont, 2002.

[2] P. 12

[3] P. 18

[4] P. 35

[5] P. 116

[6] Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Aubier, 1963, p. 90.

[7] U. Chatterjee, op. cit., p. 105.

[8] P. 104.

[9] P. 16

[10]en.wikipedia.org/wiki/Upamanyu_Chatterjee

[11] Ibid.

 

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