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La série selon Mel Bochner - par Pascal Leray
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 Article publié le 1er avril 2012.

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C’est peu de dire que Mel Bochner n’a pas, en France, la notoriété qu’une figure si importante de l’art contemporain devrait avoir. On se rassurera – si l’on ose dire – en généralisant cette situation à l’art conceptuel américain. Si le nom de Don Judd n’est pas complètement inconnu en France, celui de Sol LeWitt reste confiné à des cercles spécialisés. Quant à Carl Andre... Quant à Mel Bochner…

Sans doute Mel Bochner est-il le plus méconnu de tous, en France du moins. Et cette méconnaissance est doublement frappante : d’une part, parce qu’il a eu un rôle déterminant dans l’évolution de l’art américain, d’autre part parce qu’il est aux antipodes de ce conceptualisme étriqué qui a prétendu s’attaquer au langage sans de sérieuses compétences philosophiques et linguistiques.

Sans doute faut-il également voir dans l’absence de Bochner dans le paysage artistique français un effet d’époque. Témoin, le grand remaniement du Beaubourg l’année dernière. L’art américain n’y a qu’une place anecdotique et le courant conceptuel n’y existe tout simplement plus ! Un gardien, quand j’avais visité le nouveau dispositif des collections permanentes, m’avait expliqué qu’on les avait momentanément soustrait au spectateur au bénéfice d’une exposition temporaire. Pourquoi pas ? Il reste qu’un des courants majeurs de l’art du XXe siècle semble devoir faire les frais d’une revisite de l’histoire récente de l’art, dans un mouvement de balancier orienté vers le sensualisme acritique qui exclut, par principe, l’effrayante tabula rasa conceptuelle.

Mel Bochner est le théoricien de l’art sériel. Un art qui se définit à la fois dans la logique amorcée par Marcel Duchamp – le refus d’une conception esthétique de l’art – et dans une référence constante au sérialisme musical. Cette conjonction n’est pas anecdotique : il est en effet frappant de voir aujourd’hui combien la dogmatique sérielle fait office de repoussoir dans un champ musical qui serait désormais « libéré des -ismes ». En art comme en musique, la série – et plus encore le sérialisme – font peur. En art comme en musique, on ne s’intéresse plus tant aux œuvres qu’aux fables qui les entourent, ce qui permet de se convaincre qu’ici comme ailleurs « le sérialisme est une impasse ».

Né en 1940, Mel Bochner est assurément l’un des pionniers de l’art conceptuel. Son œuvre artistique est étroitement lié à sa réflexion théorique et un élément frappant de cette réflexion théorique... c’est qu’elle parle moins de lui que de ses pairs – Don Judd, Dan Flavin, Carl Andre, Sol LeWitt – dont les démarches sont étroitement liées. L’art des conceptuels américains se distingue fortement de ce qui aura lieu en France ou même en Angleterre par ce sérialisme qui provoque de grandes bouffées d’angoisse à tant de nos contemporains mais qui a la vertu d’offrir des conditions de possibilité d’une démarche émancipée des cadres conventionnels auxquels on finit toujours par ne plus croire, même dans une époque aussi abrutissante que la nôtre.

Mel Bochner est revenu plusieurs fois sur sa conception d’un art sériel, voire d’une « attitude sérielle ». Les principes d’une telle attitude sont extrêmement clairs, lisibles, transparents. Le sérialisme selon Mel Bochner emprunte la dimension combinatoire du sérialisme musical mais la problématique sérielle est bien différente dans le domaine des arts plastiques de ce qu’elle est en musique. Ne serait-ce que parce que la combinatoire, en musique, est première là où l’art visé est constamment hanté par le spectre de la représentation.

Le sérialisme musical – si l’on laisse de côté les éléments purement comptables – n’a cessé de s’inscrire dans la continuité d’une histoire de la musique. Les techniques de base de la dodécaphonie (renversement, inversion) sont directement héritées du contrepoint de la Renaissance. Le tournant sériel de l’après-guerre peut bien apparaître comme une rupture profonde et même comme une « tabula rasa », il est notoire que la dogmatique sérielle a permis, précisément, d’offrir à une génération de musiciens un socle conceptuel qui leur permettait d’avancer dans l’inconnu quand d’autres, non moins estimables, se plongeaient dans la fascination de structures hasardeuses qui occultaient, derrière le son, la main nécessaire qui donne sens à ce qui est produit.

On peut affirmer aujourd’hui que le sérialisme a permis de construire une pensée musicale dont les fruits nous sont accessibles aujourd’hui, à travers les récentes générations de compositeurs qui, s’ils n’ont plus à porter l’étendard du sérialisme, lui sont infiniment redevables. Cela se sait peu mais la musique savante s’est rarement si bien portée, en France comme à l’échelle internationale et le tableau général de cette fertilité particulière (qu’on la compare au désert poétique français d’aujourd’hui...) est redevable, pour beaucoup, de la rigueur exercée dans les deux décennies qui ont suivi la Libération.

Le sérialisme en art n’a pas eu ce rôle structurant et on peut le regretter amèrement. Et s’il est difficile en France d’avoir accès aux œuvres de Mel Bochner et des artistes auxquels il reste étroitement lié, il n’est pas douteux que la hauteur de vue de cette école conceptuelle finira par marquer sa différence, dans un domaine où l’esbroufe est devenue un élément plus structurant que la série – hélas !

Evidemment, on peut reprendre le mot de Boulez, emprunté à Paul Klee, en estimant que cette école a touché les « limites du pays fertile ». Dans un article manifeste, « Serial Art », Mel Bochner explique en guise d’introduction :

Si l’on peut en toute sécurité affirmer que toutes choses sont égales, séparées et dénuées de lien entre elles, nous sommes obligés de concéder qu’elles (les choses) peuvent être nommées et décrites mais jamais définies ou expliquées. Si, partant de là, nous laissons de côté toutes les questions qui, du fait de la nature du langage, sont indiscutables (telle que : pourquoi ceci ou cela vient à exister ou qu’est-ce que cela signifie) il sera alors possible de dire que l’être complet d’un objet, dans le cas présent d’un objet artistique, réside dans son apparence. Les choses étant tout entières ce qu’elles sont quand elles surviennent, tout ce que nous savons d’elles dérive directement de la façon dont elles apparaissent. (1)

Le cadre général du sérialisme artistique est donc posé. Il ne s’agit pas encore tellement de sérialisme, d’ailleurs, que de conceptualisme. Mel Bochner souhaite dépasser les cadres critiques existants – « impressionnisme », « historicisme », « métaphorisme » - pour un art (œuvre et critique sont interdépendants) qui se fonde sur les éléments de l’art, même : matériau et structure.

Après une brève description des démarches de ses pairs, Bochner précise sa conception d’un art sériel :

Si l’on va plus loin, Ces artistes se différencient (comme tous les artistes) par leur méthodologie individuelle qui, par rapport à la méthodologie du passé, ne peut qu’être qualifiée de sérielle. La pensée sérielle ou systématique a généralement été considérée comme l’antithèse de la pensée artistique. Les systèmes se caractérisent par la régularité, la minutie et l’exécution répétitive. Ils sont méthodiques. Ils sont caractérisés par leur cohérence et la continuité dans l’application. Les parties individuelles d’un système n’ont pas d’importance par elles-mêmes, elles ne sont pertinentes que dans la façon dont elles sont employées dans la logique circonscrite de la série entière. (2)

Le caractère méthodique, sinon démonstratif, caractérise donc l’approche sérielle. L’œuvre apparaît dès lors comme un épuisement des possibles. On voit les bras se lever pour conspuer cette conception effarante, réductrice du fait artistique. Pourtant, dans le cas des artistes concernés comme dans celui des compositeurs qui ont fait la série généralisée, il paraît important de souligner que cette démarche rigoureuse et contraignante a bel et bien produit des œuvres et que ces œuvres sont d’une densité incontestable parce qu’elles s’appuient sur une réflexion d’ensemble sur les matériaux et les structures artistiques.

Le sérialisme n’est donc pas un style, pour Mel Bochner, mais une méthode. C’est ce qu’il affirme, en particulier, dans un article manifeste appelé The Serial Attitude – l’attitude sérielle : « Serial order is a method, not a style. » Et, un peu plus loin : « rather than a style, we are dealing with an attitude ».

Il est vrai que cette approche, en dépit de la simplicité de ses principes, a des conséquences plus difficiles à appréhender que le « bleu de Klein » ou le « noir lumière », même, de Soulages. La démonstration, puisque démonstration il y a, est d’une autre profondeur que la fameuse tautologie de Kosuth. On est assez loin, au final, de cet « art à l’état gazeux » qu’a si joliment décrit Yves Michaud. Et l’on ne sait encore presque rien d’elles. Tout ceci doit nous convaincre que ces œuvres, à commencer par celle de Mel Bochner, n’appartiennent pas au passé et qu’au contraire, à l’instar des grandes œuvres du sérialisme musical, elles nous permettent de penser un avenir moins désespérant que celui qui se dessine sous nos yeux.

Si la sculpture a été le medium privilégié de Sol LeWitt ou de Carl Andre, Mel Bochner a pour sa part privilégié la photographie, la peinture, le dessin et le langage. C’est dire si, chez lui, la théorie et la pratique sont dans une relation de complète continuité. Une des œuvres les plus marquantes à cet égard est sans doute Misunderstandings, a theory of photography, qui se présente comme un portfolio de clichés photographiques mais ces photographies ne sont qu’un recueil de citations d’origines diverses (Zola, Merleau-Ponty, Proust, Mao Zedong, Duchamp...) que n’accompagne aucun commentaire. Seul le titre « malentendus » indique la défiance possible de l’artiste vis-à-vis des propositions collectées. Le portfolio lui-même est-il photographique ? La dernière citation est tirée de l’Encyclopedia Universalis et affirme doctement : « Photography cannot record zbstract ideas ». La dernière vignette reproduit le négatif d’un polaroïd, ultime pied de nez de la théorie à la photographie.

Si l’œuvre est postérieure aux manifestes sériels des années 1960, elle répond aux mêmes principes. A partir d’un ensemble fini, permettre une spéculation illimitée tout en circonscrivant avec la plus grande rigueur les éléments de cette spéculation. C’est pourquoi, dans sa très grande sobriété, cette Théorei de la photographique apparaît aujourd’hui comme une œuvre particulièrement marquante et domine une œuvre photographique pourtant abondante.

Les œuvres que Mel Bochner nous a fait l’amitié de présenter au public français sont des témoignages exceptionnels de cette démarche qui rend second le médium par rapport au principe conceptuel qui le met en branle. Principalement composé de dessins, l’ensemble paraît se tourner vers un espace tridimensionnel – celui de la sculpture, certes. Mais il serait plus que réducteur d’y voir des croquis préparatoires à des œuvres physiques. Ce sont d’abord des œuvres de pensée. Les tableaux numériques qui y figurent ne peuvent manquer de faire penser à ces fameux tableaux de séries dont Pierre Boulez a été le principal promulgateur (tableaux qu’évoque d’ailleurs Mel Bochner dans « The Serial Attitude »). Mais ce tableau, on le sait, est à la base de tous les malentendus. Boulez lui-même croyait être en accord complet avec John Cage qui avait abouti au même type de matrice... mais dans une perspective totalement opposée, liée au hasard des changements. (3)

Il nous tarde de voir en France une vraie rétrospective de Mel Bochner – et, avec lui, de cette grande aventure artistique et intellectuelle qu’a été le conceptualisme américain, si fécond si l’on regarde dans leur ensemble les œuvres de Sol LeWitt, Don Judd, Carl Andre et quelques autres. Mais une rétrospective de Mel Bochner est un défi à tout commissaire d’exposition qui se respecte, les œuvres elles-mêmes n’étant que les parties d’un tout dont la matérialité ne se pèse pas : la pensée.

Mel Bochner est d’abord un artiste de la pensée. Et c’est sans doute la grande – et rare – réussite de l’art conceptuel dans ses formes les plus avancées. A ce titre, Mel Bochner reste très proche de Marcel Duchamp : l’œuvre se joue d’abord dans le champ de la pensée. Mais d’une pensée jamais assise, où l’affirmation la plus appuyée recèle bien souvent un double-fond.

Il nous reste à remercier l’artiste de nous avoir permis de présenter – et je dois dire « hélas » en exclusivité – quelques pièces quasi inédites (parlera-t-on, à l’instar du monde de la musique, d’une « création française » ?) d’une œuvre qu’on peut, sans excessive déférence, qualifier de majeure pour nous aujourd’hui. Et à espérer que cette modeste et trop lapidaire présentation ne soit que le prélude à une redécouverte qui pourrait être quelque chose comme la réconciliation d’une époque (la nôtre) avec une chose qui semble si mal considérée aujourd’hui : la pensée. (4)

 


 

  1. If it can be safely assumed that all things are equal, separate, and unrelated, we are obliged to concede that they (thibgs) can be named and described but never defined or explained. If, furthermore, we bracket-out all questions which, due to the nature of language, are undiscussible (such as why did this or that come to exist or what does it mean) it will then be possible to say that the entire being of an object, in this case an art object, is in its appearance. Things being whatever it is they happen to be, all we can know about them is derived directly from how they appear.
  2.  

  3. These artists are further differentiated (as all artists are) by their individual methodology which in relation with the methodology of the past can only be termed serial. Serial or systematic thinking has generally been considered the antithesis of artistic thinking. Systems are characterized by regularity, thoroughness, and repetition in execution. They are methodical. It is their consistency and the continuity of application that characterizes them. Individual parts of a system are not in themselves important but are relevant only in how they are used in the enclosed logic of the whole series.
  4.  

  5. Interrogé sur la parenté de ses propres tableaux numériques avec ceux de Pierre Boulez, en particulier, Mel Bochner indique qu’en 1966, il ne connaissait pas les oeuvres du compositeur. « L’idée était de partir d’un ensemble simple de principes (comme la symétrie) et de règles (les nombres (1-4) dans un ordre toujours descendant ou ascendant) » pour « éliminer la nécessité d’un choix personnel. – The idea was that a simple set of principles (like symmetry) and a simple set of directives (the numbers (1-4) always in their natural ascending or descending order) would eliminate the need for any personal choice. » Et Mel Bochner d’ajouter : « Comme je l’ai déjà dit, mon idée, à l’époque, était de réaliser le rêve flaubertien d’une oeuvre sans autour. Je n’y suis jamais arrivé - as i’ve said before, my fantasy, at the time, was to realize flaubert’s dream of an authorless work. i never did. »
  6.  

  7. Les citations de Mel Bochner sont tirées de l’ouvrage de Mel Bochner. Solar Systems & Rest Rooms, Writings and Interviews 1965-2007, MIT Press, « Writing Art Series », 2008, à l’exception des explications de la note 3, issues d’une correspondance personnelle avec l’artiste.

Pascal Leray
Cahiers de la RAL,M nº 24
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