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Obsession et résurrection – Les chasseurs de Claire Messud
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 Article publié le 23 mai 2012.

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Ce n’est pas un roman policier – même si un individu est retrouvé mort dans des circonstances mystérieuses –, ce n’est pas non plus un roman d’horreur – même si l’on frissonne à chaque page. C’est l’un de ces petits chefs-d’œuvre savamment dosés en suspense et en intrigue psychologique dont les Américains, tant au cinéma que dans la littérature, ont le secret. Les chasseurs[1] de Claire Messud réussissent l’exploit de tenir le lecteur en haleine jusqu’à la dernière page. Le protagoniste en est un universitaire américain qui végète dans une université sans prestige de la Nouvelle-Angleterre. En pleine crise existentielle après une rupture sentimentale, il décide de passer l’été à Londres pour faire le point sur sa vie et poursuivre ses recherches sur les différences entre l’idée de la mort au XVIIIe siècle et dans le Romantisme. Il croit avoir trouvé un havre de paix dans un logement lumineux situé près de Kilburn Highroad mais c’est compter sans sa voisine du dessous qui s’invite un soir chez lui. A compter de cet instant, c’en est fini de sa tranquillité. A l’instant même où elle franchit le seuil de sa porte, il sait qu’il sera désormais sa proie. C’est l’histoire d’une attraction fatale, défiant les lois de la raison, se soustrayant à la volonté, puissante comme la force avec laquelle l’aimant attire le métal. Tout devrait pourtant repousser le narrateur s’il était encore maître de lui-même car Ridley Wandor, sa voisine, « dégageait l’odeur métallique du malheur et les relents musqués du danger […], et du désir. […]. Pour commencer, elle était laide : bouffie, le teint blafard, de petits yeux de cochon et des lèvres quasiment inexistantes, un corps informe dans un survêtement bruissant aux tons criards, des cheveux raides sans couleur encadrant un visage lui aussi sans couleur. Son âge était et demeura un mystère : elle pouvait approcher de la quarantaine ou avoir déjà la cinquantaine »[2]. Plus inquiétant encore, elle vit recluse avec sa mère parmi des lapins en cage baptisés « les chasseurs », dans un appartement qu’elle ne quitte que pour aller s’occuper de personnes âgées, lesquelles – selon ses dires – meurent les unes après les autres. Dès la première rencontre, l’imagination du narrateur, celle que Pascal surnommait « la folle du logis », se déchaîne et fait du roman le récit d’une obsession. Le tour de force constitue à tenir le lecteur en haleine bien que les événements soient quasi inexistants. C’est l’imagination, jamais à bout de souffle, qui tient lieu d’action. S’engouffrant dans tous les interstices, elle vient ici combler de sa noirceur les blancs de la réalité. Et à chaque visite de Ridley Wandor, les espaces vacants se multiplient. Ainsi, pourquoi la mère de cette femme est-elle toujours invisible ? De qui sont ces pleurs et ces hoquets qui émanent de leur appartement ? Et si Mme Wandor mère était retenue prisonnière et martyrisée dans l’appartement de sa fille… à moins que les rôles ne soient inversés et la mère quelque horrible tyran domestique ? Pourquoi les vieillards dont s’occupe Ridley Wandor tombent-ils comme des mouches ? Et si cette femme était un ange de la mort, une meurtrière qui s’épanche pour qu’on l’arrête et qu’on l’empêche de poursuivre sa macabre besogne ? Ridley Wandor apparaît au narrateur comme Marie Besnard, la présumée empoisonneuse de Loudun, était apparue à l’expert psychiatre : anormalement normale. L’imagination de l’universitaire entrevoit des abîmes derrière la façade de normalité et soupçonne, comme l’a suggéré Hannah Arendt, que le mal puisse être d’une inquiétante banalité. Rien n’est logique dans ce raisonnement. Tout est le fruit des raccourcis de l’inconscient, en vertu desquels une personne physiquement repoussante ne peut être que moralement coupable. Etrange naufrage de la raison pour un universitaire. Pourtant, à y regarder de plus près, cela n’est pas si étrange. C’est comme si l’irrationnel, trop souvent bâillonné, prenait sa revanche en se déchaînant avec la fureur des forces trop longtemps contenues. Ce roman ne fait que rappeler combien est ténue la frontière qui sépare l’imagination de la paranoïa. Elle est plus ténue encore lorsque l’autre, inquiétant déjà dans son altérité, semble s’ingénier à nourrir le malaise. « Je n’apporte que la mort, où que j’aille »[3], confie Ridley Wandor. Et c’est ainsi que l’universitaire rationnel se surprend, après son passage, à laver soigneusement la tasse et l’assiette qu’elle a touchées, de crainte que son étrange voisine ne soit porteuse de quelque redoutable affection. Il est pourtant déjà contaminé. Non par une affection microbienne mais par les germes du doute et de la peur. Ironie de l’histoire : le héros ne s’est pas entièrement fourvoyé. Il s’est juste trompé de victime et de drame, comme il le découvre en revenant à Londres moins d’un an après. Et il aura beau mener son enquête dans le voisinage, le mystère restera entier jusqu’à la fin du roman. L’auteur ne livre jamais « la vérité sur Ridley Wandor ». On lui en sait gré, du reste, car il existe bel et bien des destins indéchiffrables. Et c’est aussi pour le lecteur une invitation à prendre la suite du narrateur et à s’abandonner à son tour aux vertiges de son imagination.

L’imagination n’est toutefois pas l’unique ressort du roman. Les chasseurs sont aussi une méditation sur une résurrection, celle d’un homme, le narrateur, arrivé à Londres en touchant le fond. Dans la solitude de son appartement, il imagine alors son avenir « pareil à un océan de futilité dont la contemplation donnait à la mort l’éclat du phare avant le port »[4]. Son état durant son été londonien est décrit comme une forme de désespoir, de quasi-catatonie[5]. Et pourtant, c’est un homme nouveau que découvre le lecteur à la fin de ce bref roman. Il a retrouvé le goût de vivre et d’écrire, s’est découvert une nouvelle orientation sexuelle. Il a quitté son appartement pour célibataires dans sa petite ville endormie de Nouvelle-Angleterre et s’est mis en ménage à Boston avec un jeune homme. Cette catharsis a été favorisée, alors qu’il était encore à Londres, par la visite d’un collègue qui a posé les questions douloureuses et appuyé là où cela faisait mal. Il eût certes été facile, dans le tourbillon d’une capitale, d’anesthésier la douleur, de se perdre dans les plaisirs, de se dissiper en futilités mais le héros a entrevu que la pente de la facilité ne le conduirait qu’au désastre. Le récit montre au contraire la nécessité d’accepter ses blessures et de leur laisser le temps de se cicatriser, en endurant patiemment élancements et brûlures, la nécessité de rentrer en soi, d’affronter ses propres ténèbres, de se couper du monde, de mourir à soi pour mieux renaître quand agir reviendrait à se fuir. C’est à ce prix que la chrysalide s’est muée en papillon. Pourtant, la volonté a aussi ses limites. C’est ce qui se dessine à travers les itinéraires divergents du narrateur et de Ridley Wandor. Il semble bien exister une injustice fondamentale du destin, qui donne aux uns, certes non sans efforts, la chance de renaître et qui condamne les autres à demeurer dans les ténèbres. Comme Ridley Wandor et ses lapins en cage. Et combien d’autres encore…

 


[1] Claire Messud, The Hunters, New-York, Harcourt Inc., 2001. Traduction de France Camus-Pichon, Paris, Gallimard, 2004.

  1. [2]23, sq.
  2. [3]73.
  3. [4]58.
  4. [5]75

 

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