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Le boulanger-pâtissier
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 Article publié le 26 novembre 2005.

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« Je suis dans le pétrin ! C’est vrai, mon père a des airs de Raimu. En vieillissant, de plus en plus. La femme du boulanger, il connaissait toutes les répliques. C’est le film préféré d’Orson Welles. L’amour c’est toujours emporter quelqu’un sur un cheval. Cette phrase de Jean Giono, c’est lui qui l’avait écrite. On ne peut faire un discours sur la tombe de son père, de son frère ou de son fils, et tu étais les trois. Pagnol le bouleversait. Ma mère ne le contrariait jamais. Récupère, Jules, je surveille la fournée. J’ai eu une enfance sucrée. Le salé et le doux. Et la chatte... Ah ! te voilà Pomponnette. Ginette, la chatte est revenue ! Tu te tortilles, garce. On t’a gardé du mou. Les jeudis... La fermeture hebdomadaire. C’était la partie de cartes. Je joue avec un mort ! Mon père retrouvait Figaro, le coiffeur avec son cheveu sur la langue, sa perruque frisottée et ses manières. Passionné d’opéra... La Dame de Pique 1890. Je coupe ! Tu coupes les tifs en quatre ? Peau d’hareng, le poissonnier, pêcheur à la ligne... Tu taquines le goujon, ou quoi ? Plomb ou Zinzin, le plombier-zingueur avec ses tuyaux pour les courses de canassons... Plaignez-vous, je vous les donne dans le désordre ! La Poisse, le cordonnier, le plus mal chaussé de la paroisse... Pas verni, mais toujours plein aux as, le gniaf ! De quoi il se mêle, le pot de glu ? Mes ancêtres sont venus de Cordoue dans l’autocar de Saint-Crépin. J’ai le cuir dans la peau ! Moi, c’est le cuir chevelu ! Le ratiboiseur, ténor hors de page, se reposait sur son apprenti pour la tonte et le rasage. Le mareyeur sortait des thons de la Bièvre. Le savetier n’a jamais cherché pantoufle pour ses cors. Tu devrais planter ton clou avant d’être impotent, au lieu d’épargner ta semence. Je rapetasse les lattes, les socques, les cothurnes, les pompes funèbres... Mon père, c’était la Boulange. C’est toujours la Boulange. Le survivant. Il brasse le passé. La première bergère du vendeur de papelards, le céleste époux de la marchande de marrons, la chanterelle du vilebrequineur païen... La Châtaigne et la Boulange. Boute-en-train et Boutefeu. Baril et Tâte-zinc. Des sobriquets à la mesure des protagonistes. Ils s’en affublaient eux-mêmes. Nous, les petites gens, on est du même bord ! Deux rouges bords, Versaillais ! L’ancien patron se targuait d’être royaliste. Mon père l’était, je le suis, si j’ai un gars, il le sera. Je suis pour la tradition. Avec ça, ton fils, il refuse de naître. Dis-nous, Louis XX, t’es pour le droit de cuissage ? Pour le boulot à la chaîne dans les usines de carrosses ? Pour les gorets de pain d’épice de la Foire du Trône ? Pour le menuet ? Pour l’esclavage ? La guerre pour les banquiers, oui ! La révolution pour la masse, nenni ! Les valets de Deibler ont de la promotion à attendre. Tous ces affrontements finissaient par le coup de l’étrier, par des versets de barricades, par des cantiques bachiques et par des gestes obscènes. C’est la lutte finale... Ce vin Madelon/Nous paie les flonflons/Epais et rugueux/Il enjoue les gueux... Quand nous en serons au temps des cerises... La figue au pape, aux évêques ! Les poings aux cardinaux ! Des calottes aux calotins ! C’est ici qu’il retrouvait parfois le vitrier qui vantait les mérites du lance-pierre et du maillet à bomber le verre, le citharède qui recouvrait subitement son regard limpide. Moi, je retrouvais Francine, la fille du livreur d’œufs, de sucre, de farine... Les jeudis... Louis, deux mauresques, une tomate, un perroquet... Diabolos pour les diablotins. Le limonadier jetait des pelletées de sciure sur les pâles hexagones à liseré bistre. Nous avions les recoins de la salle, un tronçon de trottoir et une courette pour nos expériences. Francine, je l’ai toujours désirée. Ma mère est morte quatre ans après nos épousailles. Nous nous sommes installés chez mon père. Plus de cinéma. Trois dans la boutique, dans le fournil, dans l’appartement. J’ai appris la pratique sans m’en apercevoir. Que faire d’autre ? Y ai-je songé ? Mon aîné est dans les combles. Sa mère et son amoureuse servent. Sa chambre, ses livres, sa guitare... On attend qu’il se décide à gagner son quignon. Notre fille, elle, elle est faite pour la photographie. Je veux rendre compte ! Dans le hall du ciné, nous regardions les images du film... Tu t’en souviens, papa ? L’image fixe est plus démonstrative, plus dérangeante, plus touchante, plus crédible que l’image mobile. J’apprends. Si j’avais su tout ça... Quand elle se pose, nous échangeons nos points de vue, nous nous chicanons, nous nous découvrons. Rester en place est un supplice. Mille pays, mille misères. On s’inquiète... C’est plus fort qu’elle, Francine, elle a ses idées ailleurs. Quand le peuple perd le goût du pain, il perd le goût de tout. Pas trop cuit. Des mange-merde ! Plus de métiers. Les bonnes choses pour tous, c’est de l’activité pour tous. Chaque contrée a ses gourmandises. Goûtons ! Partageons ! Tiens, le naturaliste... Le facteur, le facteur sans sa bécane, sans sa sacoche. Une rasade juste ce qu’il faut. Ses tournées le payent. Nous, on paye nos tournées. Discret, dévoué, attentif... On devrait le décorer. On l’appelle Ferdinand, mais il s’appelle Pierre. Mystère et boule de billard. Je remets les bafouilles en mains propres. Je sais les contentements et les contrariétés de chacun. Monsieur Ferdinand, vous êtes le messager des vieux ! Sa voix est franche. Bien rousse, la baguette. Les mille-feuilles, c’est son péché mignon. S’il en manque une seule je vous dépêche un huissier. Une douzaine... Crème anglaise, Chantilly, coulis... Mes protégés se souviennent de leurs chicots et même de leurs ratiches de lait, de sagesse. Ils ne résistent plus que pour ça. Tenez, trois de plus pour vos connaisseurs. Des tartes... La nuit, ils ont peur. Le jour, ils ressassent. Quel jour sommes-nous, facteur ? La nuit, ils meurent. »

 

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