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Indignation de Philip Roth. Les mémoires d'un jeune homme révolté.
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 Article publié le 18 mars 2013.

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Ce sont au sens strict des « mémoires d’outre-tombe » que le roman de Philip Roth, Indignation [1], paru en 2008. Le héros, Marcus Messner, tombé à vingt-et-un ans en Corée a toute l’éternité devant lui, alors il se souvient. Il se remémore les jours heureux d’une enfance et d’une adolescence passées à Newark, dans la boutique familiale, aux côtés d’un père, boucher kasher et exemple de probité. Puis les souvenirs s’assombrissent lorsque Marcus, au sortir de l’adolescence, aspire à prendre son indépendance. La famille se resserre soudain comme un étau. Le père juif joue les mères juives. Toujours inquiet, toujours sur le qui-vive, d’une protection étouffante, glissant progressivement dans l’angoisse et la paranoïa. Pour échapper à cet enfer familial, Marcus met plusieurs centaines de kilomètres entre ses parents et lui et s’inscrit dans la « riante » université de Winesburg, Ohio. Mais la réalité du campus est bien loin des images de prospectus en papier glacé. Chez Philip Roth, les nostalgiques de la comédie musicale Grease ou de la série Happy Days en sont pour leurs frais. Ce que Marcus Messner découvre à Winesburg, c’est l’Amérique profonde du Middle West, oppressante, intolérante et névrosée. Les fraternités universitaires n’ont de fraternel que le nom. La plupart sont interdites aux juifs et aux noirs, lesquels doivent créer leurs propres associations ou rejoindre l’unique fraternité non-confessionnelle. Et malheur à celui qui, comme Marcus Messner, préfère se tenir à l’écart. Il n’est pas permis de sortir du rang. L’anticonformisme n’est-il pas le signe avant-coureur de quelque aberration mentale ? Marcus à qui on ne connaît ni petite amie ni aucune affiliation est convoqué par le doyen. Il a beau se défendre bec et ongle, l’institution est inébranlable. Il a beau répéter qu’il est juif mais athée ; obligation lui est faite pour obtenir son diplôme d’assister pendant quarante semaines à la messe du mercredi. La bigoterie marche main dans la main avec le puritanisme et la tartufferie. A Winesburg, les filles doivent être rentrées à neuf heures au plus tard. L’accès de leurs dortoirs est interdit aux garçons qui doivent patienter sagement dans le hall et signer un registre. Pourtant, derrière l’hypocrite façade de respectabilité, le semblant de pudeur et de chasteté, nul n’ignore que les étudiants forniquent sur les tombes du cimetière voisin, dans les fourrés ou dans les spacieuses voitures américaines mais chacun ferme les yeux. Parce que le désir sexuel est attisé par la frustration, le roman offre une scène d’anthologie au cours de laquelle les garçons, bride abattue, partent à l’assaut du dortoir des filles et se livrent à de véritables bacchanales. Les armoires sont fouillées, les tiroirs retournés en quête de petites culottes dans lesquelles les plus hardis vont jusqu’à se masturber. La sédition sera impitoyablement châtiée, les meneurs exclus de l’université. A travers toute cette grisaille brille timidement un rayon de soleil. Le héros tombe amoureux d’une étudiante qui le séduit par sa hardiesse et sa fragilité, mais cette fois c’est la famille de Marcus Messner qui se dresse en travers de la route. On n’épouse pas une jeune fille qui s’est tailladé les veines. La mère de Marcus parvient à extorquer à son fils cette promesse. Poids de la famille, chape de plomb du conformisme universitaire, tout concourt à une issue tragique. Dans une tentative désespérée pour se libérer, Marcus Messner envoie tout par-dessus bord, à commencer par l’obligation qui lui est faite d’assister chaque semaine à la messe. Il avait cru trouver un stratagème en soudoyant l’un de ses condisciples pour signer à sa place le registre de présence à l’église. Mal lui en a pris ; la supercherie a été découverte. Marcus Messner aurait pu s’en tirer s’il avait accepté les exigences du doyen, lui imposant d’assister désormais quatre-vingts fois en personne à l’office religieux. Pour avoir refusé, il finit en Corée, dans la grande boucherie de l’année 1951.

 C’est un roman subtil que signe ici Philip Roth. Le lecteur, sur le point de succomber au charme des années cinquante, à la magie des campus et des flirts dans les belles voitures américaines, est obligé de se ressaisir. Comment regretter un temps où l’individu n’est rien face à la toute-puissance de la famille, de l’université et de l’armée ? Pour sauver l’harmonie familiale, la mère de Marcus Messner renonce à divorcer et accepte de rester aux côtés d’un homme qui plonge lentement dans la folie. Pour ne pas être objet de scandale, Marcus consent à renoncer à son premier amour. C’est une époque brutale et hypocrite. Comme il en a le secret, Philipp Roth livre un portrait à charge de sa patrie. C’est le portrait d’une Amérique pour qui la chair et la désobéissance doivent être châtiées. Cruel pays qui préfère voir sa jeunesse faire la guerre que l’amour et trouve plus noble pour des garçons de verser leur sang que leur sperme. C’est donc un cri d’indignation qui retentit à travers ce roman. Mort, Marcus Messner a toute l’éternité pour méditer : Si seulement il était allé à l’église lui-même ! S’il y était allé les quarante fois requises et qu’il ait signé de son nom les quarante fois, il serait vivant aujourd’hui, il prendrait tout juste sa retraite d’avocat. Mais non, il n’avait pas pu. Pas pu croire comme un môme en quelque dieu stupide. Pas pu écouter leurs hymnes à la lèche-moi-le-cul ! Pas pu poser ses fesses dans leur sacro-sainte église. Et les prières, les yeux fermés, sentant le pourri ! Notre Connerie, qui êtes aux Cieux ! Le scandale de la religion, l’arriération, l’ignorance, la honte de tout ca ! [2]. Marcus a préféré courir le risque d’être envoyé au front. Il en est mort. En homme libre. Mais qu’on ne dise pas après cela que les années cinquante, c’étaient les jours heureux…

 

[1Philipp Roth, Indignation, 2008, traduction française de Marie-Claire Pasquier, Paris, Gallimard, 2010.

[2P. 193

 

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