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 Article publié le 15 septembre 2013.

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L’anti-désert

 

Je n’apprécie jamais tant une musique que par contraste.

Contraste violent entre une musique connue et l’émergence folle d’une musique nouvelle qui semble tenir enfin les promesses de celle qui n’existera plus désormais qu’en toile de fond, jusqu’à sa complète disparition.

L’éclipse, alors, est totale, mais ce n’est qu’une éclipse : la musique ancienne reviendra en force hanter le présent, toujours aussi fécond, mais il faut d’abord qu’elle s’efface devant l’arrogance de la nouveauté.

C’est ainsi que Beethoven - le Beethoven des symphonies - fut noyé par l’orchestre wagnérien. Puis vint Jimi Hendrix qui balaya devant lui tout ce que je connaissais, Wagner compris.

Depuis, une forêt s’est constituée, un maquis, plutôt, habité de sensations et d’émotions, de références aimées, de jalouses grandeurs qui toutes ont leur place dans cet anti-panthéon des musiques vivantes que j’aime à travers les labyrinthes sonores qu’elles m’invitent à parcourir en passant lentement ou frénétiquement de l’une à l’autre au hasard de ma vie déjà longue passée dans la compagnie explosive des ces singulières amies.

Ainsi, lecteur, d’elles à moi, dans le maquis, cet aller et retour des émotions toujours en prise sur des sensations fortes ou délicates, mais toujours subtiles jusque dans leur soubassements, leurs arcanes dorées ou noires, leurs avancées fulgurantes ou leur lenteur calculée.

Ainsi, même des musiques mal aimées de prime abord ont pris de l’importance au fil du temps. Elles m’accompagnent, guident mes efforts et savent se faire oublier quand, n’y tenant plus, je plonge à cœur perdu dans ce qui m’importe le plus.

Comment pourrais-je apprécier follement Linder Sterling et Ian Devine du groupe Ludus, si, en arrière-fond sonore, il n’y avait le free jazz et la pop anglaise, je vous le demande !

La noirceur hypnotique de Joy Division, comment y aurais-je été sensible sans les flamboyances hendrixiennes ? Il en va ainsi pour tout ce qui me touche en musique.

Très tôt dans ma vie, peut-être par esprit de système, j’ai rêvé d’une synthèse de toutes les musiques qui me transperçaient, et je devais constater toujours, au fil du temps, dans le chaque fois de mes enthousiasmes renouvelés, que la synthèse n’avait aucun sens, qu’elle était radicalement non souhaitable, que l’impossibilité d’une telle synthèse était le garde-fou de la création tous azimuts qui sommeillait en moi pour ainsi dire à l’état volcanique.

Dans les labyrinthes aimés pour l’extrême ordonnance de leurs fouillis, le soin apporté au moindre détail qui désoriente, j’ai fait mon miel, et je souhaite à tous et à toutes un bonheur pareil.

Il n’est pas encore né, l’Icare radieux qui s’élèvera glorieusement au-dessus de ce maquis en constante évolution.

 

You put a flame on me

L’essentiel, quand on connaît bien une musique, je veux dire quand, cuite et recuite, elle est passée dans toutes nos fibres après de longues années d’écoute passionnée, écoute parfois mis à mal par les aléas de la vie, mais toujours active même mise en sommeil, n’est-ce pas de reconnaître un son, au sens anglais du terme, c’est-à-dire une manière de sonner reconnaissable entre toutes, et ce avant même de plonger à corps perdu dans le souci du détail, la patience et le lento d’une perception toute en finesse qui s’attache à savourer la fascination éprouvée pour une matière sonore d’une richesse ressentie comme inépuisable une fois de plus ?

Dans cet essentiel nulle sociologie, mais le plaisir d’être en terrain connu : il ne s’agit pas d’écouter en ayant en tête ce que représenta tel ou tel style musical pour une époque donnée, mais bel et bien d’éprouver une sensation de bien-être : on est comme chez soi après une longue absence.

Nous habitons plusieurs maisons mentales, et ces districts de la pensée, comme les appelle Thomas Bernhard, sont autant d’instances vitales en nous qui sommes promis à la mort.

On écoute tout simplement et, parfois contre toute attente, on s’y retrouve.

On se dit : « Oui, décidément, cette musique est faite pour moi ! » On goûte alors au plaisir d’une certaine permanence dans nos goûts et inclinations, même si l’on incline toujours à chercher du nouveau, à rechercher l’émotion que procure une musique encore inconnue, plus pour longtemps.

Il arrive qu’une musique - une parmi tant d’autres que nous aimons - ne nous parle pas, pour on ne sait quelle raison.

Est-ce à dire que nous ne l’aimerons plus jamais, qu’elle appartient définitivement au passé ? Je fais l’expérience contraire : j’aime telle ou telle musique selon mon humeur du moment, selon aussi l’humeur du temps présent dans laquelle je baigne.

C’est là que mon histoire entre en jeu, là que l’évolution de la musique joue un rôle : toute musique est datée, tout en s’inscrivant dans une histoire personnelle.

Le plus grand bonheur étant bien sûr le moment où la sensation d’être en terrain connu - l’accord vital entre une musique et nous, la connivence acquise de longue date - fait place, sans jamais tout à fait disparaître, à l’écoute profonde qui nous absorbe tout entier : le moment délicieux où l’on se sent comme chez soi après des années d’absence se maintient dans l’écoute profonde qui nous éloigne de nous-mêmes au moment même où elle nous fait nous approcher de l’énigme aux multiples visages.

Chaque facette de la musique tendrement, passionnément aimée nous renvoie notre image qui vacille dans la musique. De ce moi kaléidoscopique, démultiplié, irradie la certitude que nous aimons.

Le moi n’est pas dissous, mais dissolu : c’est une débauche de sensations qui s’ébauche au contact de la musique aimée. Nous sommes comme électrisés.

Nous ne saurons jamais qui nous sommes, question vaine, mais nous savons que nous aimons, et aussi qui nous pouvons aimer, une fois entré résolument dans le dédale sonore de la féminité la plus âpre appariée à la virilité la plus secrète.

Ariane et Dionysos, ces divinités de l’arborescence, s’accouplent en nous en toute indécence, et de ce maquis naît le nouveau labyrinthe foisonnant que le génie de la danse attendait de pieds fermes en nous.

En gestation dans nos deux corps éloignés l’un de l’autre, il attendait son heure. Nous ne le savons qu’au moment où la musique nous prend tout entiers.

Et voilà qu’il danse au pied du volcan fertile.

La musique fuse et infuse, rayonne et irradie, toutes flammes dehors, ces griffes de la nuit qui déchire l’obscurité grosse de nous.

C’est la musique qui parle alors, et plus notre petite musique intérieure qui se superposait à la musique entendue. L’accord encore, mais plus encore…

L’inconnu dans le connu se rappelle à notre bon souvenir, à notre bonne volonté face au monde, à notre désir abyssal de dire oui sans restriction à ce qui est.

Ainsi, de pli en pli, la vie se maintient, fait mieux que se maintenir : elle fait des vagues de plus en plus grosses d’écume d’où naît à tout instant une beauté convulsive, pour peu que nous écoutions d’une oreille caressante le chant des cerises venues de la lointaine Ionie.

Chant multiple, chant aux résonances atypiques, audibles aux quatre coins du monde, chant nomade, voyageur comme cerises et olives d’antique provenance.

 

Du son et du sens

Il y a, il y a que les gens m’ennuient. La plupart des gens. Ne voyez là aucune propension à l’élitisme ni aucun complexe de supériorité. De vous à moi, le courant passe constamment. Je vous sens, je vous guette. Je ne guette ni vos faux pas ni vos bourdes, mais je n’aime pas l’à peu près ni le prêt à penser. Ce que j’aime le moins dans la compagnie de mes contemporains français, c’est leur incapacité à parler sérieusement ne serait-ce que quelques minutes, leur incapacité apparemment chronique à tenir un sujet, tous phénomènes qui vont de pair, me semble-t-il, avec le refus d’écouter l’autre. Et l’autre, c’est moi.

Très jeune, j’ai été heurté dans mes goûts, d’abord par mes proches. J’ai senti que quelque chose de vraiment important musicalement avait eu lieu aux Etats Unis à la fin des années soixante. Mon goût jamais démenti pour le blues, Frank Zappa, Captain Beefheart et Jimi Hendrix vient de là. Ces musiques me parlaient, me prenaient aux tripes, m’exaltaient, me confrontaient avec des sensations et des sentiments éprouvés auparavant dans un monde musical toute autre : l’orchestre romantique de Richard Wagner.

 

La puissance tellurique de la musique hendrixienne, l’humour ravageur de Zappa, les éructations de Beefheart, quelques compositions du Grateful Dead, du Jefferson Airplane et de Quicksilver Messenger Service, tout cela m’enchantait, mais j’étais bien seul.

A l’écoute de GypsyEyes interprété par le GilEvans Band, mon grand-père s’était exclamé : « C’est la pompe à merde ! » J’écoutais en sa compagnie les symphonies de Beethoven et il n’ignorait pas ma passion pour Wagner.

J’ai cultivé mes goûts envers et contre tous, avançant tous azimuts à la rencontre du jazz de Miles Davis, John Coltrane, Charly Parker, Eric Dolphy, Thelonius Monk grâce au Frank Zappa de Uncle Meat, Hot Rats, Waka Jawaka, Grand Wazoo. Dans le même temps, toujours grâce à Zappa, je faisais mes premiers pas dans l’univers de la musique dite contemporaine encore plus mal aimée que mes musiques fétiches d’alors. Je découvrais avec délice Edgar Varèse, Le marteau sans maître de Pierre Boulez, Pierrot lunaire de Schönberg, Stravinsky, Debussy.

J’étais sensible aux timbres, aux harmonies, au son. Je devins sensible au bruit en musique. Les frontières s’effaçaient, les esthétiques se bousculaient, et peu m’importait qu’elles fussent incompatibles : je les aimais toutes pourvu qu’elle fussent totalement étrangères au goût dominant, au mainstream, à toutes ces musiques populaires qui dégoulinaient de bon sentiment. J’avais en horreur la joliesse et le sirop, ce que les Allemands appellent le Schmalz, la mélasse.

Rien n’a changé de ce point de vue. Je suis toujours aussi tranchant dans mes goûts. La question des paroles en musique m’a toujours laissé perplexe. La beauté des textes hendrixiens ne m’échappait pas. Hendrix était un blues shouter de première grandeur, pas un chanteur à l’eau de rose ni un chanteur à textes à la française.

Musique et chant ne faisaient qu’un, comme dans l’opéra, loin, très loin des fadaises et des fadeurs de l’opérette, de la chanson de variété et de la chanson à textes. Je faisais une exception pour Jacques Brel, je sentais aussi que les voix de Reggiani et de quelques autres avaient quelque chose à me dire, sans apprécier outre mesure les facilités musicales qui les portaient.

La fin des années 70 était pour moi pleine de musiques vieilles pour la plupart d’une dizaine d’années à peine, mais l’époque paraissait déjà à des années-lumière de ce qu’elles avaient à dire en deçà des mots. Je me repliais sur moi-même, de plus en plus amer, et c’est alors qu’avec quatre petites années de retard - nous étions en 1982 - je sortis de mon sommeil dogmatique et pris conscience que de nouvelles musiques passionnantes étaient en train de voir le jour aux Etats Unis et en Grande Bretagne, surtout en Grande Bretagne. Ces musiques, avec les recul, on les a qualifiées de post punk, une étiquette fourre-tout qui a le mérite de regrouper des aventures esthétiques aussi dissemblables que celle des Young Marble Giants, de Joy Division, Wire, Siouxsie and the Banshees, Cabaret Voltaire, Throbbing Gristle, Ludus, The Passage, Père Ubu, Talking Heads, et j’en passe.

Trente ans ont passé, et ces musiques à leur tour appartiennent au passé, mais je les aime encore. Toutes les musiques citées plus haut ont fait leur chemin, ont fait souche dans la sensibilité contemporaine. Elles résonnent encore. L’aventure n’est pas finie.

Ce que j’aurai aimé au plus haut point dans cette aventure, c’est la confirmation d’une intuition forte, exaltante même, ressentie à l’écoute de toute l’œuvre de JimiHendrix : la disparition progressive des frontières entre les musiques dites savantes et des musiques inclassables composées et jouées par des musiciens de génie qui ne sont pas passés par les écoles de musiques et autres conservatoires bien pensants.

Il n’est que d’écouter en France Clair Obscur, Vox Populi, Pacific 231 ou bien encore Le Déficit des Années Antérieures - liste non exhaustive - pour comprendre.

Jean-Michel Guyot

juillet 2013

 

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