Les formes narratives, peu à peu, se dessinent dans l’espace mental de l’auteur. C’est le cœur de la littérature qui est en train de battre, conduisant l’auteur à s’asseoir, à rester ainsi rivé à son secrétaire ou bureau le temps qu’il faut. Les aiguilles de l’horloge ou les chiffres digitaux sont mobiles, oui, ils défilent, tout comme le jour qui affiche ses déclinaisons lumineuses. Ce qui se succède, aussi, ce sont les problématiques dont les sinuosités changent le cours de la narration, l’orientent différemment, avant de disparaître totalement et de permettre à l’écriture, à la prosodie de de montrer sa fluidité. La silhouette de l’auteur, la posture de travail, l’espace … et le temps qui passe, divisé en heures, journées, saisons …
 Années …
 Maintenant, l’espace domestique est vacant, seul un verre d’eau s’est ajouté aux objets déjà présents, cependant que l’auteur déambule à l’intérieur de l’appartement … à moins qu’il ne soit sorti …
 Les pas du perchiste se répètent, là, sur cette longue portion rectangulaire qui mène à l’obstacle suprême, cette barre horizontale maintenue en hauteur, perpendiculairement à deux barres verticales. Le nombre de pas, la vitesse, le maintien de la perche, l’insertion dans le cube, la flexibilité, la détente, l’éjection du corps après le franchissement, la retombée dorsale … Tous les bruits sont recensés, ici, dans ce complexe dévolu à cette discipline, tous les bruits se transforment en écho, la semelle des chaussures dans le tartan, le bas de la perche dans le sol, le fléchissement de la barre transversale lorsqu’elle est touchée, le bruit sourd et mat de l’amorti synthétique … et à nouveau les semelles sur le tartan.
 L’alimentation est étudiée, les efforts quotidiens dosés - course à pied, sprint, musculation … - , et le métabolisme du perchiste se modèle selon ce régime, à l’instar de son cortex qui maintenant affronte le même cadre, avec cette fois-ci un public attentif.
 Oui, devant les gradins bondés, devant, au loin, cette haute barre transversale qu’il doit absolument franchir, il effectue les mêmes pas, la même foulée métrique, et la décomposition de son saut mêle harmonieusement précision, décontraction et … fluidité, son corps surmontant l’obstacle, un corps, maintenant, qui peut se laisser aller, se laisser choir.
 Cet autre corps, lui, reste debout, bien campé dans ses bottes, les bras croisés derrière le dos, cet homme, là, regarde la plaine, regarde ce grand espace vierge qui sera le lieu, tôt ou tard, de l’affrontement. Dans sa tête, c’est une sorte d’échiquier qui tient lieu d’espace mental, avec les forces en présence, avec différentes hypothèses, avec, aussi, plusieurs stratégies. De nombreux calculs, de nombreuses possibilités irriguent son cortex, avec en leur centre un certain nombre de valeurs, autant de pivots inamovibles. Sa vision est panoramique, oui, elle s’étend latéralement, tandis que son corps reste droit, strictement droit, signe extérieur non seulement de la fonction mais aussi de l’incarnation d’une volonté, d’une dynamique, d’une envie.
 Après l’étude de la carte, après un intense ballet diplomatique, après une dernière évaluation des forces en présence, vient le temps de la décision.
 Des années d’entraînement, des années de casernement, des années de campement, des années de commandement, pour un nouveau défi … un défi qui n’attend que l’autorisation ultime ou suprême, bientôt donnée par ce haut gradé …