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Le paillasse de la Saint-Jean - [in "Cicada’s fictions"]
Chapitre XXIII

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 Article publié le 26 janvier 2014.

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À la fin de l’été, nous trouvâmes fermées les portes de l’atelier que le maître avait l’habitude d’ouvrir deux semaines avant le retour des vacances. Les fenêtres du premier étage étaient closes. Le portail restait ouvert tout l’été. Le gardien visitait la cour, éprouvait les serrures des grilles et jetait un coup d’œil dans l’impasse où la voiture du maître s’empoussiérait lentement. Rien n’avait jamais changé cette attente. Je rentrais moi-même une bonne semaine avant l’ouverture de l’atelier, ce qui me laissait le temps de repenser le personnage que je jouais en terre étrangère avec un talent que personne ne me contestait.

Mais cette année-là, nous arrivâmes la veille du jour fixé pour la reprise du travail. Nous étions exténués par un voyage qui avait duré le temps de nous séparer et de commencer à oublier. Nous travaillions dans des salles contiguës. Nous nous étions promis de ne rien continuer. Ma femme était à la maison. Les enfants avaient écrit pour annoncer qu’ils prolongeaient leur voyage, mais ils n’en donnaient pas les raisons.

La plume n’était pas de mon fils bien aimé. Il était d’ailleurs peu question de lui. Je le soupçonnais de n’avoir pas pris part à la rédaction de la lettre, mais d’en être l’instigateur. Son influence sur ses frères était considérable. Pas un mot à propos du maître non plus. L’Université ouvrirait ses portes dans deux semaines. Ils seraient rentrés à temps, assuraient-ils d’une voix commune.

De la gare, j’étais allé directement à la maison, sans prendre le temps d’aller observer le comportement du maître qui, à la veille de l’ouverture des portes de l’atelier, avait l’habitude d’illuminer la cour jusqu’à une heure presque matinale. Je montai dormir au grenier sur une paillasse de crin. Ma femme m’avait à peine parlé et j’étais bien incapable, au moment de m’endormir, de me rappeler quel avait été le sujet de cette conversation impromptu. J’avais emporté la lettre que mon fils bien aimé n’avait pas écrite. Je la relus.

Elle était construite pour convaincre et même séduire, ce qui est la marque de ce fils qu’il ne m’arrivera jamais de renier. Par contre le style était négligé, comme si l’auteur avait voulu masquer son incapacité à se montrer à la hauteur des intentions reconstruites sans doute illico par ce fils bien aimé qui ne voulait pas me ressembler.

Le grenier était habité par des loirs. Je ne les dérangeais pas. Je provoquais plutôt leur curiosité et je surprenais leur regard entre les voliges. Ils ne fuyaient pas. Ils me surveillaient ou semblaient plutôt chercher à me connaître. La lumière éteinte, ils ont attendu une bonne heure avant de se remettre à leurs occupations dont la moindre était de transporter le papier de mes livres dans des nids inaccessibles que j’ai rarement visités. Je ne les tuais pas. Je prenais même la précaution de ne pas m’approcher des murs où ils logeaient. Mon fauteuil était presque vidé de sa substance. Je n’y couchais plus. J’avais monté cette paillasse et l’avais simplement jetée par terre, sur le plancher où je ne pouvais plus me rouler de rage et désespoir parce que j’avais perdu la souplesse de ma colonne vertébrale. Je m’endormis en pensant à ces deux semaines d’attente.

J’ignorais encore que les deux semaines précédentes avaient nourri la rumeur publique. Le lendemain, quand je suis descendu à la cuisine, le chef d’atelier était assis à table et sirotait un café ponctué de petites aspirations dans un dé à coudre d’eau-de-vie. Ma femme avait commencé à lui raconter notre histoire. Elle sentait que la fin était proche. Mais la vie, ce n’est pas comme un livre. Le nombre de pages qui reste à lire est une inconnue et le temps qu’il faut pour les lire un mystère. Sans compter le temps et la substance nécessaire pour comprendre ce qui s’est passé et ce qui va arriver.

Je n’aime pas descendre cet escalier. Dans ces vieilles maisons, la cage en est étroite et obscure, et pentue surtout. Vous ne voyez pas la cuisine quand vous êtes en haut des marches mais déjà, ceux qui vous attendent dans la cuisine ont aperçu vos pieds aux chaussures dénouées. Puis votre corps semble répondre à leur attente. Il descend lentement. La dernière marche s’arrondit pour laisser la place à un pot de fleurs et aux parapluies en usage. Vos yeux sont à la hauteur des solives. Les petits coups de langue du chef d’atelier vous réveillent de cette torpeur.

Votre femme est assise près de la fenêtre, un mouchoir à la main. Vous recevez en plein visage les volutes d’un cigare humide et chaud. Le chef d’atelier se lève parce qu’il n’est pas chez lui. Il vous salue en prononçant votre nom. Il est chaleureux et tremblant. Il tient le petit verre opaque entre le pouce et l’annulaire. Le café fume sur la table. Il ne dit pas ce qu’il est venu dire. S’il s’agissait simplement de vous informer que vos lieux de travail sont fermés pour une raison indépendante de sa volonté, il n’aurait pas pris le temps de cette compagnie qui ne l’avantage pas. Nous nous sommes détestés toute la vie.

Mais la fermeture de l’atelier est liée à l’absence du maître qui n’a pas donné de ses nouvelles depuis sa première et seule lettre, le jour même de son arrivée en Grèce. La police de ce pays ami est justement en train d’interroger mes fils. Ils écriront une lettre pour relater cette aventure. Mais mon fils bien aimé ne sera pas là pour les inspirer. On le recherche. On a trouvé le corps du maître sur une plage, nu et le crâne ouvert. Le sable a bu tout ce sang. Le corps fut l’objet d’investigation. On ne sait rien. Ce qui est atroce, c’est qu’on finira par savoir. On saura l’essentiel, sans nécessité d’un approfondissement qui est la face visible de mon désir. Nous avons forcé la serrure.

Le chef d’atelier a prononcé un discours. La vie continue. Tout le monde est d’accord sur ce point. L’odeur de l’ambre m’a dérouté. Ou le sentiment de pitié qui m’attend à la rencontre des regards. La police est au premier. Le Journal du maître est un chapitre de l’histoire à ajouter aux rapports qui s’accumulent comme des nouvelles.

— Vous viendrez à onze heures, me dit un policier.

Il est neuf heures. Je pense : comment perdre ce temps ? Je vais souffrir. À onze heures, le policier me remercie d’être ponctuel et il m’offre un siège et un cendrier. Il ne sait pas par quoi commencer.

— L’ennui, voyez-vous, dit-il, c’est ce début qui explique la fin.

Il me montre une photo du maître nu. Parmi les garçons qui l’entourent, mon fils bien aimé exhibe un sexe que les caresses viennent d’épuiser. Je ne regarde pas ce visage plus que le temps nécessaire à le reconnaître. Le policier me demande si j’ai une idée de l’endroit où ce fils a bien pu trouver refuge. Ils ont fouillé notre maison. Nous avons collaboré à ces recherches sans révolte, sans honte et même sans espoir. Une lettre arrive pour éclairer bon nombre de points restés obscurs parce qu’il fallait s’en tenir d’une part à la rumeur publique et d’autre part aux questions de la police. Nous avions des souvenirs, oui. Nous pouvions les évoquer. Ils ne trahiraient pas notre amour. Nous étions bavards à l’heure des interrogatoires et taciturnes si la conversation s’entourait de précautions verbales qui en disaient long sur ce qu’on pensait de nous.

Monsieur de Vermort, mis au courant de notre faillite par je ne sais quelle presse parallèle m’écrivit que je pouvais compter sur sa protection en cas de difficultés financières. Il ne doutait pas qu’on m’eût fichu à la porte de l’atelier. Avec le talent que vous avez ! s’écriait-il en soulignant. Il m’offrait de l’aider à rentabiliser la grotte découverte par l’Espagnol au Bois-gentil. Antoine croupissait dans une prison qu’il valait mieux ne pas visiter sous peine de s’apitoyer inutilement et Constance, qui avait eu l’appui de tout le canton, avait dédaigné ces preuves d’amitié et elle était partie sans laisser d’adresse. Du moins, personne n’avait fait l’effort de la retrouver. La grotte était un lieu public et monsieur de Vermort en avait obtenu la gestion. La place de gardien était vacante. Cecilia qui avait conservé un droit sur l’exploitation, s’en remettait aux décisions de monsieur de Vermort qui en profitait pour mettre en branle son imagination de hobereau quelque peu nomade si l’argent lui manquait pour satisfaire à ses besoins. Giselle cachait son chagrin. Elle avait à peine frémi à l’annonce du verdict qui condamnait Antoine à avoir la tête tranchée. La grâce présidentielle ne réussit pas à crever l’abcès de sa solitude. On ne la voit jamais commenter le destin d’Antoine qui avait été son compagnon de jeu préféré et l’amant le plus à la portée de ses désirs.

Le crime de mon fils bien aimé n’était un secret pour personne. On parlait moins de la praxis qui l’avait si lamentablement inspiré, mais il avait ses défenseurs, aussi étrange que cela pût paraître en terre puritaine où notre enfance n’a pas trouvé le chemin de la liberté. Ces lettres m’obsédaient. Il m’en arrivait au moins une par mois, presque toujours de monsieur de Vermort qui avait l’intention de prendre la place d’Antoine à la tête de notre orchestre. Il fallait que je lui dise par retour de courrier ce que je pensais de cette ambition. Mais rien, répondis-je, puisque vous y avez pensé avant moi.

Giselle se montra plus discrète dans une lettre où elle avait aquarellé l’entrée de la grotte telle qu’elle l’imaginait. Fabrice a un goût immodéré pour ce genre d’activité, écrivait-elle, et je n’ai pas la force de le suivre sur ce chemin qui ne doit pas beaucoup différer des autres.

— Un chemin, un amant, dit ma femme qui aimait les conclusions autant que les hypothèses auxquels elle mettait fin de cette manière.

Nos fils ne nous visitaient plus que les dimanches pour se plaindre de leur situation de frère de l’assassin du maître. On m’avait conseillé de ne pas assister à cette inhumation. J’ai vu la tombe de loin sans jamais oser m’en approcher. L’enquête ne concluait pas à la responsabilité de mon fils. Aucune preuve ne le condamnait. Seule son absence le soumettait à la suspicion. Une fois, le bruit courut qu’on l’avait retrouvé mort au pied d’une falaise. S’était-il suicidé ou avait-il été victime peut-être du même assassin qui avait mis fin aux jours du maître ? Je quittai l’atelier, la maison, l’Italie.

Le Bois-gentil était un chantier. Un escalier de pierre descendait dans le trou, mais la brèche était fermée par une palissade de planches. Un panneau indiquait que l’endroit était dangereux et qu’il était interdit d’y entrer. Monsieur de Vermort avait déjà exprimé sa déception devant le conseil municipal. Il ne retrouva pas les mots pour renouveler sa peine. Il s’en excusa et m’invita à passer la nuit au château. Je n’y ai pas dormi. Je suis resté toute la nuit assis près de la fenêtre. J’ai assisté à la lente cristallisation des carreaux grisaillés. Le soleil s’est levé derrière cette opacité. Giselle a frappé à ma porte.

Elle n’a pas attendu ma réponse pour ouvrir. Elle me croyait mort. C’était la seule raison qui expliquait la violation de mon intimité. Elle ne s’excusait jamais d’agir dans le désordre des sentiments qu’on lui inspirait. Elle m’assurait que ma conversation avait été presque entièrement consacrée à cette mort. Elle s’était endormie la première. Monsieur de Vermort avait tisonné le feu avant de monter se coucher. J’avais retrouvé ma chambre au bout d’un couloir qui m’avait semblé triste et obscène. Giselle ronflait. Deux fois, la voix de monsieur de Vermort, qui couchait à l’étage, s’est élevée pour lui conseiller de se tourner sur le côté. Mais dans son rêve, Giselle me suivait sur un chemin qu’elle ne connaissait pas à cette terre. J’y continuais une conversation qu’elle ne comprenait pas parce que mon partenaire verbal s’exprimait dans une langue qui lui était inconnue et que mes répliques semblaient répondre aux questions qu’elle se posait à mon sujet.

 

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