Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
  
Otrofictif 13
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 27 avril 2014.

oOo

quand j’en ai fini avec les fenêtres

je recommence avec mon lit

 

dis tu veux pas me trouver une rime en être et une autre en i ?

à part pipi et mettre

 

nous ne serons jamais poètes dans ces conditions

 

« oui. oui. c’était là. elle parlait d’elle. elle n’avait rien vécu d’extraordinaire. c’est elle qui dit extraordinaire. pas moi. on en est tous là. je ne sais plus de quoi elle parlait. son enfance. heureuse, oui. petite bourgeoisie de fonctionnaires. des vacances. la neige. le sable. des voyages aussi. organisés, oui. jamais elle ne m’a parlé d’un problème avec qui que ce soit. elle avait aimé, oui. non, je ne sais pas qui. je ne savais même pas qu’elle était née ici. elle parlait de l’océan avec des mots qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. comme quoi, je sais pas. des mots comme épars. je me souviens du mot épars. mais à propos de quoi. les chalutiers revenaient. vols de mouettes. rien d’original. du documentaire, oui. mais ce qu’elle préférait, c’était se baigner. non, pas à poil. juste se baigner et jouer avec l’eau comme une enfant. je te l’ai dit : elle est très différente d’elsie. était. »

 

« Tu veux pas savoir ? »

 

Non.

 

quand je sais plus où me mettre

je m’en vais faire pipi

 

je t’ai dit pas mettre ni pipi !

 

mais pourquoi. pourquoi. pourquoi.

 

les seules lettres sont d’elsie. était ?

 

sont.

 

juliette. justine. quelle importance.

 

« Lucienne, dit Paterson. Tu ne vas pas me faire croire que tu ignorais qu’elle s’appelait Lucienne ! Pas d’emploi. Pas de revenu officiel. Rien sur son passé. Elle est née ici. Qu’est-ce qu’elle te voulait, mec ? »

 

qui suis-je. si elle me voulait quelque chose. si elle attendait de moi quelque chose.

 

Paterson descendit en tenue de tennisman. D’après lui, Gilette avait les plus jolies gambettes qu’il avait jamais vues. Il n’en avait jamais vu d’aussi près d’ailleurs. Le chasseur me sourit encore. Que sait-il d’elle ?

 

elle n’écrivait pas mais elle me parlait d’elle comme si elle avait toujours écrit.

 

..je ne te dirai pas où je suis née. Peu importe cet endroit que j’ai oublié de toute façon. Et c’était il y a si longtemps ! J’ai appris à tricoter et à préparer le lit. Voilà l’essentiel de mon éducation. Tu veux en savoir plus sur ta poulette ? Un tricot et des draps. L’intérieur de moi-même ne contient rien d’autre, je te préviens. Je vais te décevoir. Nous n’irons nulle part. Pas plus loin qu’ici. Je porte malheur. Veux-tu en savoir plus ?

 

…tu passes beaucoup de temps à la fenêtre, mon chou. Je te surprends en pleine admiration. Ou alors tu ne regardes rien. (soulevant le rideau) Il pleut. Nous ne sortirons pas. Comme tout cela sent l’ennui ! Je m’ennuie. Tu m’ennuies. Est-ce que je t’ennuie ? (baissant le rideau) Nous étions deux petites filles…

 

….je déteste qu’on lise ce que je viens de lire. J’ai l’impression qu’on me vole quelque chose. Oh je sais que je n’ai pas écrit cela, mais le lire juste après moi me dépossède de quelque chose. Je ne sais pas quoi. Je viens de perdre ce que j’avais retrouvé. À cause de toi ! Parce que tu es curieux de savoir pourquoi j’ai eu une petite larme au coin de l’œil. Du coup je n’ai plus envie de pleurer…

 

cela ne sonne-t-il pas comme un poème ?

cela ne prend-il pas un sens comme un poème ?

cela n’inspire-t-il pas un autre poème ?

 

En pleine nuit, je crie. Paterson entre aussitôt. Il allume. Je suis assis dans mon lit. « Il ne manquerait plus qu’on t’assassine toi aussi, » dit-il en riant un peu, mais pas trop. J’ai vraiment l’air d’avoir vécu ce que je viens de rêver. Mais quand l’ai-je vécu ? Paterson ne pose pas la question. Le lendemain, au petit-déjeuner, Gilette dit en baillant qu’elle n’a rien entendu. « Elle s’en fout, » conclut Paterson.

 

« Moi aussi je m’en fous. »

 

j’ai vraiment l’air d’avoir souffert.

 

quand j’en ai fini avec les fenêtres

je recommence avec mon lit

 

et quand j’en ai fini avec mon lit

« ça rime, tu vois » « c’est pas une rime ça »

je me remets à la fenêtre

« tu te fous de ma gueule oui »

 

l’existence serait mortellement banale

si nous n’avions rien à acheter

pour changer ce qui n’a plus d’importance

 

Gilette achète le même chapeau que Lucienne. Je ne dis rien. Paterson ne saura pas ça. Il s’achète une pipe de pacotille. « C’est pas pour fumer, dit-il, mais ça fera joli sur le bahut. Bobonne aimera ça. Et toi, Pierrot, qu’est-ce que tu t’achètes ? »

 

ah si j’avais de quoi écrire

dans cette ville balnéaire

« tu me trouves deux rimes ? »

ah si j’avais de quoi me faire

me fair’ me fair’ me faire élire !

« tu te fous de ma gueule ! »

 

je n’ai jamais pris la poésie au sérieux

je dois te confier que je n’ai jamais pris la poésie au sérieux

je ne te dirai pas que je n’ai jamais pris la poésie au sérieux

que serais-je si j’avais pris la poésie au sérieux

que serais-tu toi-même si je prenais la poésie au sérieux

que serions-nous devenus si j’avais pris la poésie au sérieux

la mort n’a rien à voir avec la poésie

la poésie n’a jamais tué personne

mais qui ne la tue pas parce qu’il la prend au sérieux

 

« oui. oui. je crois qu’on s’est bien amusé elle et moi. oui. oui. l’amour aussi. l’amour surtout. mais quelle idée d’écrire de la poésie. je n’étais pas venu pour ça. pour l’aimer, oui. pour constater que je pouvais encore aimer. mais de là à en écrire le poème, non, je n’y croyais pas. pas autant qu’elle. elle lisait tout au chasseur qui prétendait la comprendre. il n’avait pas dit qu’il l’a comprenait mieux que moi. mais c’était ce qu’elle disait et il rougissait. il ne rougit plus maintenant. oui. oui. celui-là. »

 

« Je sais pas ce qu’on est venu faire ici, » grogne Gilette. Paterson allume sa pipe, celle qu’il fume toujours. Reluquer de belles jambes ne l’empêche pas de fumer.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -