A l’aube, assis en tailleur dans les sphaignes, devant ma tente, j’ai bu le lait chaud, les yeux rivés sur les eaux noires du petit étang.
Hier encore, on a trouvé de petits trésors jetés dans les eaux sombres de la tourbière il y a maintenant plus de mille ans.
C’est l’été en Suède.
Une brise marine caresse mes joues, rougies sans doute. Ma mâchoire est légèrement contractée sous l’effet du froid, mais je me sens bien en compagnie de cette nature parcimonieuse.
Je n’ai pas d’autre mot que ce mot latin pour dire ce qui, là, m’environne et rayonne et bourdonne doucement dans la brume matinale.
Me voilà de plein pied. Immersion dans l’air frais, la fraîcheur ardente des couleurs, le plein jour qui lève le voile sur le paysage de verdure.
Ce pays ignore les tons pastel. Le grain du fusain lui convient mieux.
Sur la page ivoire, je trace le signe divin.
Le papier frissonne, la main ne tremble pas. Rien de terrible ni de fascinant ni de dangereux dans cette approche par les signes.
Loin de tout au cœur du monde, les droséras s’éveillent.
Je me revois, jeune encore, dans le Jura, observant les droséras, etje songe un bref instant à mes jeunes années. Les temps lourds sont révolus, des incertitudes ont été levées. C’est le corps qui est devenu plus lourd et douloureux, un peu seulement, mais jamais prisonnier de lui-même. C’est une force qui va au-devant du monde aimé.
Ici ne compte pas comme compta la maison de mon enfance. Ce n’est plus un abri de sûre assise que je recherche. Je le porte en moi et le transporte avec moi depuis plus de dix ans maintenant.
Les années 2000 ont fait leur œuvre. Ni salut ni désastre, mais une vie ample et sévère, teintée de mélancolie aux couleurs douces mais chatoyantes, celle justement des écrits qui accompagnent ma vie depuis lors.
J’ai en mémoire sa peau de porcelaine. Je sens ses lèvres fraîches sur ma peau de lait.
Sa chambre-cocon abrita nos amours, perdue au fond du long couloir qui menait aux pièces en enfilade. Il fallait descendre trois marches pour y accéder.
Dans la chambre basse ou bien au bord du petit étang noir, un bonheur les yeux dans les yeux avec le présent de l’instant.
De Rouen endormi, ton corps à la peau de porcelaine flotte jusqu’à moi.
En pensée, je l’enveloppe d’une couverture de laine, puis je prépare le lait chaud pour ton réveil. J’ai hâte de voir ton sourire où j’ai lu naguère joie de vivre et bonheur d’être en ma compagnie, bien-être et liberté sûre d’elle-même.
Rien de frileux dans cet aveu, ni rien de faux ou d’affecté. Ta peau de porcelaine a traversé les mers dans les corps de tes ancêtres venus de la lointaine Suède.
Il n’est pas spectral, promesse d’aveu débordant qu’il est, et de caresses prodigues venuesdu meilleur de toi.
A moi seul, et dans la plus complète solitude, je suis la pupille noire de l’étang au bord des eaux duquel j’ai campé l’été dernier en songeant à toi dans la ferveur d’une tendresse sans espoir.
Longuement, j’aurai songé à la figure de Freyja qui habite tous mes mots, tout en pensant à toi.
Dans ma ferveur, je me suis bien gardé de confondre vos figures distinctes, nullement enclin que je suis à diviniser ce qui se doit d’être seulement et simplement loin des dieux.
Freyja est proche de moi qui suis loin, si loin d’elle, comprends-tu ? Et de toi dont je suis si éloigné maintenant que le temps revient, je suis si proche, tu comprends ?
Ainsi vont et les mots et les choses, unis-désunis, tout comme nous qui sommes l’un pour l’autre amis-amants proches-lointains dans le temps qui divise et devise à travers nous.
Jean-Michel Guyot
10 avril 2016