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Ecrire et guérir : Les signes de la libération chez Henri Michaux - Joanna RAJKUMAR
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 Article publié le 4 juillet 2006.

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La poésie, l’art et la peau des choses

La poésie a lieu entre la volonté de parler et le besoin de silence et rejoue le dilemme du langage de ne pouvoir traduire l’immédiateté, dilemme qui devient constitutif avec le renversement du système de la représentation. On peut dire que la voix poétique naît de la tension entre deux cratylismes[62], celui du Cratyle de Platon qui croit à l’adéquation parfaite des noms et le Cratyle d’Aristote qui considère qu’aucune vérité ne peut être énoncée et préfère donc se taire. Mais son renoncement au langage n’est pas un simple refus, il accompagne son silence en remuant doigt. La posture de silence n’est donc pas ici sous le signe d’un manque, mais dans le choix de se taire va de pair avec un geste muet qui donne sa qualité à ce silence. Il ne s’agit donc pas d’un indicible douloureux mais du choix positif d’une expression silencieuse qui retrouve la source du langage qu’est le corps. La confrontation au désir d’exprimer l’indicible chez Michaux montre l’importance prise dans la modernité par le mouvement dans la pensée du langage[63] et le développement du geste comme source du langage, modèle pratique de l’écriture et moteur poétique. La poésie de Michaux comme expérience de l’impossibilité d’exprimer l’inexprimable maintient pourtant celui-ci comme objet de son désir et tisse dans l’espace de cette tension la double nature du lien entre geste et langage. Le désaveu du langage révèle la tendance moderne à chercher une « parole muette »[64] et va de pair avec le choix de la peinture comme conversion à la forme  : « Ceux qui ont déjà une forme se cristallisent grâce à la peinture. Ceux qui n’ont pas encore de forme naissent grâce à la peinture »[65]. L’impossibilité de sortir des limites du langage par le langage peut ne pas être un échec, mais à partir d’un renoncement apaisé offrir la possibilité d’une expression autrequi répond à l’épreuve du langage en éprouvant d’autres systèmes de signes.

La littérature est dans ce passage où l’impossibilité de dire l’indicible se résout en possibilité de mouvement. L’union de la motricité et de l’émotion que présente le geste évoque le « paradis perdu du mouvement »[66] et le silence sublime, que la poésie moderne s’attache à recréer. D’une part, il y a le poème-action où le langage se fait parole efficiente, « exorcisme » et geste efficace, et d’autre part, le mouvement comme échappée du verbal pour s’aboucher directement aux choses dans un mouvement mêlant la matière à l’impalpable. Par cette gestuelle des affects qui vise à rendre sensible une certaine qualité de silence se produit un acquiescement à la peau des êtres et des choses, dont la page ou la toile sont des métonymies, une conversion à la forme et un renouvellement du langage, qui peut s’allier au geste pour faire signe vers l’« allégresse motrice » de la vie. La poésie qui suppose le silence et l’inscrit en elle, en se donnant l’expérience de l’indicible comme essence, devient elle-même un geste silencieux, tendant vers sa limite, c’est-à-dire vers l’altérité qui la fait vivre. L’œuvre de Michaux ouvre les frontières de la poésie avec l’art dans la quête d’une renaissance :

Le problème de celui qui crée, problème sous le problème de l’œuvre, c’est peut-être - qu’il en ait fierté ou honte secrète - celui de la renaissance, oiseau phénix renaissant périodiquement, étonnamment, de ses cendres et de son vide. [67]

L’œuvre de Michaux, écrite ou peinte, suit le mouvement tracé par la phrase inscrite sur le prospectus annonçant la parution de Plume : « On apprend à naître ».


[62] Comme le montre Anne-Christine Royère dans sa thèse de doctorat, « La Face à la bouche perdue : l’enjeu d’une voix à soi dans l’œuvre d’Henri Michaux », en s’inspirant de Françoise Fonteneau qui relève et commente deux attitudes de Cratyle dans L’Ethique du silence : Wittgenstein et Lacan, Seuil, collection « L’ordre philosophique », 1999.

[63] « Il n’y a pas d’exemple d’immobilité absolue. Ce qui est absolu, c’est le principe du mouvement de la langue dans le temps. Mouvement qui se fait de façon diverse et plus ou moins rapide selon les cas, mais fatalement. » F. de Saussure, Ecrits de linguistique générale. Paris, Gallimard, 2002, p. 311.

[64] Selon le titre de l’ouvrage de Jacques Rancière, Hachette Littératures, 1998.

[65] citation de Tchou King-Yuan en exergue de “Peindre”, in Passages, p. 57.

[66] HM, « Danse », OC I, p. 698.

[67] Emergences-Résurgences, Paris, Flammarion, 1987, p. 41.

 

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