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Le sens des réalités (nouvelle série)
Nuit néantiste

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 Article publié le 27 février 2022.

oOo

J’avais encore à faire – et rien de simple, croyez-moi ! Je l’aimais bien, le type qu’on m’avait demandé d’abattre (ce que je m’apprêtais à faire cependant). Ce n’était pas une lumière mais en dépit de ses raisonnements bornés, il inspirait la sympathie et faisait preuve d’une réelle bonne volonté à notre endroit. Il fallait en finir pourtant. Il s’était rangé à la doctrine d’un philosophe qui exerçait une emprise certaine sur un petit nombre de disciples et qui tentait d’infléchir les prises de décision de groupuscules divers en infiltrant leurs rangs. C’est le philosophe lui-même qui, paradoxalement, était venu me voir et m’avait expliqué de long en large les modalités de l’exécution qu’il prévoyait pour son disciple. Je hochai la tête : « Vous voulez dire que je devrai l’abattre ? » Il m’avait répondu :

– Feu tu nourriras
 puis ton bras assagiras.

L’adage ne m’était pas sorti de la tête depuis lors. Fort de son enseignement, je m’étais même juré de ne jamais laisser primer les considérations personnelles sur les objectifs stratégiques et politiques que je servais. Je lui en fus profondément reconnaissant au moment où je vis le corps de mon regretté camarade s’effondrer dès que la balle se fut logée dans sa nuque. Il tomba près d’une rivière où nous avions joué, enfants (nous aimions particulièrement à nous remémorer ces souvenirs communs). Je poussai son corps lesté pour le dissimuler au fond de la rivière. Le cadavre forma une grosse boule dans l’eau sur laquelle se jetait le reflet de la lune. Un peu plus loin, des enfants s’amusaient à jeter des cailloux dans la rivière. On entendait des « flic » et des « floc » comme les battements d’une horloge dénuée de régularité. La nuit descendait sûrement. Le même « flic » et le même « floc » avaient accompagné nos évocations du passé, un peu plus tôt. Le corps disparaissait. C’est que la technique de Belter Balthazar était bien au point ! La cible s’était trouvée plongée dans un bain de nostalgie qui avait facilité son exécution, dont elle ne s’aperçut jamais ! La méthode était lâche, il est vrai. Mais la fin dicte les moyens, n’est-ce pas ?

Belter Balthazar était conscient de cette faiblesse au sein de son système. Parfois un trouble profond l’envahissait, qui réduisait à néant ce qu’il croyait être les acquis de sa connaissance. Il n’y voyait plus rien que d’odieuses facéties, avec lesquelles il devait, tant bien que mal, coexister. Le temps passant, il constata d’autres erreurs de jugement qui conduisaient au bord d’un précipice. Le paysage était venteux. Balthazar contemplait avec aigreur sa pensée transformée en paysage de désolation. Le philosophe cessa de professer après cette expérience mais son système ne fut pas abandonné par ses disciples. Je ne pouvais oublier certaines de ses formules lapidaires et inattaquables quand j’éliminais méthodiquement nos adversaires, avec succès. J’avais, les nuits de pleine lune, une pensée particulière pour cet homme qui devait désormais rester terré dans un bureau dont la bibliothèque est devenue un inutile et ironique ornement. Alors que, dans les faits, j’éprouvais les plus grandes difficultés à me souvenir de cet enseignement obscur et alambiqué qu’il serait impossible de restituer fidèlement.

J’ai du mal à me souvenir de tous les détails. Nous fûmes plongés dans la nuit la plus opaque tandis que nous allions à travers les rues de la ville. Une nuit sans lune qui ne laissait pas la moindre visibilité, même à deux pas devant soi. Et nous marchions depuis trois heures, peut-être... Nous n’avions pu prendre le train, il avait fallu faire le chemin à pied mais cette nuit devait s’épaissir au-delà de ce qui est concevable ! Nous traversions des bourgs dont nous ne pouvions lire les noms. L’un de nous voulut s’arrêter. Pour lui, une concertation était nécessaire. On n’en fut pas convaincus mais l’on s’arrêta tout de même, ce qui permettait de se reposer. Quand la nuit est complète, la marche semble se poursuivre à l’infini car tout a disparu. La concertation fit long feu. Personne ne parvenait à rassembler la moindre idée. La parole même semblait engloutie dans l’épaisseur de la nuit. Mais l’un de nous désigna quelque chose dans le paysage invisible. « Nous sommes en rase campagne ! », affirma-t -il. C’était une hypothèse mais elle était crédible, après tout. Le sol était de terre. On marchait au bord d’une fosse, depuis combien de temps ? On s’agenouillait pour éprouver la texture du sol. Nous étions à n’en pas douter en pleine campagne, entourés de champs ou peut-être de forêts. Nous étions bien perdus. Il nous faudrait probablement attendre la fin de la nuit pour reprendre notre route. Mais la nuit finirait-elle ? Nous nous noyions dans des questions qui n’en finissaient pas de déboucher sur de nouvelles interrogations. La perplexité nous envahissait. Le néant où nous tentions d’évoluer nous laissait impuissants à formuler la moindre pensée. Pourtant, le camarade qui avait deviné que nous traversions des champs s’était éloigné de nous pour inspecter les environs en tâtonnant sur son passage. Il avait repéré la présence d’une rivière avant de se heurter à une masse inerte sur la berge, qu’il identifia comme un corps avant de reconnaître le docteur Balthazar lui-même. Il était revenu en hurlant. On douta de la révélation mais quand on retrouva le cadavre, on ne put que faire le même constat. Belter Balthazar venait d’être abattu au bord de la rivière. Notre camarade expliqua les circonstances de sa découverte mais il révéla encore de bien troublants détails : « Sa mort est survenue à un moment où des gamins jouaient à jeter des cailloux dans l’eau. » Il entendait « flic » et « floc » résonner en écho à l’intérieur du corps qui portait la trace d’un unique impact de balle. On avait visé la nuque. Le professeur ne s’était sans doute jamais aperçu qu’il mourait. On accusa le camarade d’avoir tué Belter Balthazar à l’aide d’un silencieux. L’hystérie gagna le groupe. Le camarade fut exécuté rapidement mais ceux qui mirent fin à ses jours se battirent entre eux. Nous restâmes seuls avec une jeune femme que je ne connaissais pas et qui, durant tout le trajet, était restée muette.

Je voyais bien que tout le groupe était en proie à de sévères états de confusion. J’invitai ma camarade à reprendre la route. « Ils se tueront entre eux et ne peuvent plus rien pour la réalité, à l’heure qu’il est. » Elle accepta de partir avec moi dans la nuit qui nous enveloppait intégralement. « Nous gagnerons la ville, lui dis-je, et nous irons au cinéma ! » Elle fut d’accord. « Nous irons voir La revanche de Vera Gemini ! » Nous allâmes, portés par nos espoirs. Derrière nous, le bruit des tirs que s’échangeaient nos anciens camarades était à son comble. Nous n’y pensions plus, pourtant. La perspective de voir la dernière production de Jack Ern-Streizald nous rendait ivres de joie. Nous arrivâmes en ville quand l’aube se levait. Nous n’étions plus si sûrs de retrouver la lumière du jour à force de marcher mais elle s’affirma de façon graduelle à mesure que les habitations se rapprochaient de nous. Parvenue devant le cinéma, qui n’ouvrirait de toutes façons qu’en fin de matinée, ma camarade s’exclama : « Mais ils dispenseront des messages subliminaux tout au long du film, tu ne crois pas ? » Je hochais la tête. Elle n’avait peut-être pas tort, après tout.Je me sentais déchiré. On m’avait assuré que ce film était une véritable réussite. « Le public ne s’y est d’ailleurs pas trompé ! » Mais on m’avait également parlé de l’impact des images sur le cerveau du spectateur, un impact qualifié d’explosif par une frange de la critique, plutôt circonspecte. Les éloges fiévreux de la grande majorité des médias avaient largement étouffé ces inquiétudes isolées mais ma camarade, sensible aux entreprises de distorsion psychologique des techniciens de la réalité, était sûre de son fait. « Ce film est un produit toxique ! » Nous restâmes toute la matinée dans les parages du cinéma, à nous interroger sur les objectifs que poursuivaient ceux qui avaient manipulé le support filmique à des fins séditieuses alors même qu’ils étaient vraisemblablement liés à une agence gouvernementale.

À l’entrée du cinéma, l’affiche du film nous regardait. On pouvait y déceler des symboles mystérieux qu’on ne savait interpréter mais qui alimentaient notre inquiétude tandis que le jour finissait de se lever. L’activité de la ville reprenait. Un vendeur de journaux à la criée annonça l’étrange tuerie survenue dans la nuit, dans un champ voisin. Nous achetâmes la gazette que nous lûmes sur le parvis de l’église dont les cloches sonnaient sans raison, alors qu’il n’était aucune heure particulière. Sans nous en rendre compte, nous perdions le sens des réalités dans ce centre-ville qui restait endormi alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. Quelque chose était sur le point de se fendre dans l’espace environnant. Nous en étions certains. Nous attendions sans appréhension particulière le chaos à venir. Les quelques passants qui survenaient avaient des comportements anormaux, hurlant ou chantant à tue-tête des chansons obscènes. Nous nous blottîmes dans les bras l’un de l’autre sur le parvis de l’église en nous embrassant fiévreusement, enveloppés par la résonance des cloches qui s’agitaient au-dessus de nos corps.

Pourtant, je devais reprendre le rôle qui m’avait été imparti : « Narrateur omniscient », m’avait-on expliqué. « Mais je n’ai rien à raconter », avais-je protesté. « Ce n’est pas un obstacle », m’avait-on répondu. Je voyais s’éloigner la perspective de m’unir à ma belle camarade dans des circonstances troubles et envoûtantes. Cependant, on m’assurait que le rôle à venir serait des plus nobles. « Moins rigide, également, moins éprouvant surtout ! » On essaya de me convaincre que jusqu’ici, j’avais été amené à jouer des rôles de souffreteux ou d’imbécile. « Merci », répondis-je. Mais il fallait à tout prix me convaincre : « Vous valez mille fois mieux ! » Le fait est surtout que je n’avais guère le choix. On m’expliqua d’autres choses, que je fis mine d’accepter en rougissant. « Votre tempérament est impulsif, vous n’avez pas de self-control. » Ces traits faisaient de moi un individu potentiellement dangereux. Je ne pouvais qu’acquiescer. On détailla les aspects les plus particuliers de ma névrose personnelle. Tout cela, paraît-il, faisait de moi l’idéal même du « narrateur omniscient ». Ce qui nécessitait qu’on m’arrachât à ma réalité native. Je pleurai. Ma camarade s’était recroquevillée un peu plus loin. Elle était retournée dans un mutisme que je n’espérais plus briser, désormais. Nos chemins se séparaient définitivement. Ce qu’on me laissait entrevoir, pourtant, c’est que je pourrais à mon tour la manipuler, l’entraîner dans ce cinéma où elle avait refusé d’entrer, lui prodiguer d’indécentes caresses devant le film qu’elle ne pourra résorber, la sentir jouir sous mes pressions intermittentes tandis que ses yeux absorberont une publicité indétectable pour les Assurances immatérielles du Bien (AiB) ou une autre structure du même genre ! Mais il me fallait admettre une silhouette sans épaisseur dans un décor factice et non la peau brûlante de la femme que j’avais embrassée, l’espace d’un instant.

Elle aurait pu m’insulter. Elle ne l’a jamais fait. J’ai cru, à un moment, voir se former sur ses lèvres une sorte d’invective. Les lèvres sont restée muettes. Peut-être faisait-il trop froid. La parole n’aura pas résisté au vent qui frappait de biais et qui semblait avoir pris les lèvres pour cible. Rien de tout cela ne se saura, ainsi. Les lèvres de la jeune femme furent verrouillées par le froid glacial. Je devenais, de mon côté, l’instrument d’un nouveau dogmatisme appelé à régner sur les esprits – mais pour combien de temps ? Personne n’aurait pu le dire. Les techniciens qui m’avaient recrutés se montraient sûrs d’eux mais leurs attitudes arrogantes ne trompaient personne. Chacun savait ce qu’il en était. On ne pourrait que se sentir floué à l’avenir du tour que devaient prendre les « événements ».

 

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