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Bukowina - à Gilbert Bourson
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 Article publié le 27 mars 2022.

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C’est à un combat sans corps qu’il faut te préparer, tel que tu puisses faire front en tous cas, combat abstrait qui, au contraire des autres, s’apprend par rêverie.

Henri Michaux, Poteau d’angle 1978

 

Hell is empty and all the devils are here.

Shakespeare, The Tempest

*

Dans le rêve flotte un air de déjà-vu. La chose est entendue depuis belle lurette, se perd dans la nuit des temps.

Ce n’est pas pour autant la cendre latine et la poussière grecque qui saute aux narines plutôt qu’aux yeux, mais une odeur fraîche et joyeuse de colle Cléopâtre, une odeur scolaire donc, la seule, avec celle de l’encre violette, qui me rappelle quelques bons moments passés à découper et coller, à écrire aussi, grande passion inaperçue alors par mes instituteurs obnubilés par l’arithmétique, la grammaire et la géométrie, mes bêtes noires d’alors.

Ainsi se surimprime, au cœur du rêve, le petit monde défunt d’une salle de classe au monde en miniature de ma bibliothèque imaginaire. Et voilà que déjà l’air de déjà-vu s’estompe doucement à mesure que je me mets moi-même à flotter dans l’air lumineux de la bibliothèque.

La fenêtre est grande ouverte, c’est le printemps qui bat son plein. Adieu les jours sombres de l’école primaire et bon vent au lieu qui m’entoure !

Je me meus dans une nacelle-monde, la bibliothèque, la maison tout entière est soudainement devenue une montgolfière.

La fierté que j’éprouve alors n’a d’égale que le plaisir que je ressens vivement, lorsque je choisis une de mes cannes de golf en compagnie de mes meilleurs amis. La partie sera longue, j’adore ça. Je suis tellement sûr de moi à cet instant que tous les instants de bonheur vécus depuis ma plus tendre enfance s’agrègent à ce bonheur dans le rêve qui charrie tout un monde de souvenirs heureux dans ma bibliothèque-montgolfière qui ne cesse de prendre de l’altitude.

Un bref vertige me prend, tant la concaténation d’instants vécus m’exalte : je ne lis pas un à un les chapitres de ma vie passée, c’est le livre tout entier qui se presse en moi dans une compréhension immédiate, soudaine, souveraine.

Rien ne passe, tout s’accorde avec ce qui est ici à l’instant, à commencer par le rêveur que je suis tout entier collé aux innombrables instants qui me transpercent de mille aiguilles. Cette acupuncture est sans douleur aucune, elle vient de loin, à ce qu’il semble, comme si elle remontait du plus profond de moi. Je n’ai pas les entrailles à vif, c’est plus profond que cela. Les aiguilles germent par milliers dessous ma peau, deviennent luxuriants dattiers, palmiers dodelinant au vent de mon souffle, ananas juteux, manguiers lourds de fruits, j’exulte !

Et la lumière a une odeur, celle, me semble-t-il, des sureaux en fleur qui jouxtent le mur qui supporte la fenêtre de ma bibliothèque. Moins d’un mètre sépare les majestueux sureaux de ma fenêtre ; je l’ai voulu ainsi il y a des années de cela, lorsque j’ai emménagé dans cette belle longère perdue dans la campagne. Nous sommes dans la Nièvre, une terre bénie des dieux, peu peuplée, agreste en diable. Un air de sorcellerie flotte dans l’air d’ici, inaliénable. 

Je flotte à un bon mètre de hauteur, irrésistiblement attiré par une rangée de vieux livres chers à mon cœur. Je me rapproche lentement d’eux, mais étrangement j’ai beau m’en approcher, je ne parviens pas à les atteindre, comme si je me déplaçais en vain dans un espace voué à l’immobilité la plus parfaite, la plus sereine qui soit.

L’absurdité de la chose ne me choque pas. Je suis tout entier ce joyeux non-sens, et je poursuis mon approche, vaille que vaille, j’allais dire mon enquête, car voici que me titille une pensée nouvelle en ce lieu : il me faut à tout prix atteindre un livre en particulier que je dois consulter de toute urgence, peu importe pourquoi. Il le faut. C’est impératif. Ma vie en dépend.

Tout avenir semble aboli, transpercé que je suis d’instants délicieux. Et voilà que le livre convoité s’envole à ma rencontre, se pose entre mes mains qui s’empressent de le serrer doucement comme si je tenais entre mes mains une mésange bleue. Je sens son cœur battre dans mes paumes. Ses petites pattes griffues me serrent le cœur en me chatouillant les doigts, son plumage frémit, transmet à tout mon corps ce désir de voler qui accompagne tout homme digne de ce nom.

Je volète dans la pensée du livre qui m’ouvre ses pages bleues.

Soudain, un nom propre, tombe du livre, volète comme feuille de hêtre morte tombée tardivement de l’arbre. Je la regarde virevolter avant de toucher le sol. Le sol est de sable jaune. Mon audition devient si sensible que j’entends le nom-feuille crisser sur le sable. Instant parfait qui se prolonge dans la vision du nom propre. Il a dû lutter pour ne pas tomber. Ses « s » sont tout déchirées à la base, un p a perdu une partie de sa hampe, les autres lettres sont toute biscornues mais encore reconnaissables. Un peu de sang coagule déjà, comme si le cœur battant du nom avait éclaté. Je lis : Shakespeare. J’expire un long instant, humant le mot à perdre haleine. Reprendre mon souffle signifie donc, en la présence de ce nom, expulser l’air au moment-même où j’inspire. C’est pure folie, je le sais.

Au point du jour, le poids des millénaires, des siècles passés à lire et à écrire, des choses sublimes, des inepties, des hagiographies, des grimoires, des notes. Le jour s’éveille. Ma montgolfière, en à peine quelques secondes, est devenue une baudruche rose pâle en train de se dégonfler. Sa peau devient flasque, la nacelle-monde tourne sur elle-même comme attirée par une singularité introuvable, rebondit à une vitesse vertigineuse sur les parois toujours plus étroites d’un syphon mental qui est peut-être encore moi, pour quelque temps au moins, et je l’aperçois de très loin maintenant, c’est flou, follement flou, les murs de ma bibliothèque se gondolent, s’amollissent, fondent comme cire d’abeille au soleil rutilant de midi.

L’espace tout entier devient rieur. Des éclats de rires ne tardent pas à fuser de toutes parts. J’en prends ma part, ne voulant surtout pas être en reste, car c’est tout entier, dans le rêve, que je veux voir mon esprit voyager vers des mondes qui s’assemblent. Un festin royal se prépare où tous les peuples connus seront invités à festoyer sans fin.

Soudain, un cri perçant. Suivi d’une douleur aigüe, comme si une aiguille très fine, très longue venait de me transpercer les flancs. Je vacille. Les couleurs encore un peu ternes deviennent si vives qu’elles s’enroulent autour de moi puis tournent à toute vitesse, faisant de moi le centre imaginaire d’un kaléidoscope aux dimensions de l’univers, soit un espace ni fini ni infini, mais ce là incessant qui ne cesse de se déplacer en son propre sein. Ce n’est pas le grand vide, mais bien le grand plein, la surabondance itérative de lexiques où viennent à s’entrechoquer toutes les langues du monde qui est le mien, même si, je dois le reconnaître, une réserve, une pudeur m’interdisent d’affirmer que je lui appartiens.

Je me découvre, rêvant, comme à distance des choses pour mieux en appréhender l’extrême proximité. C’est la distance qui alimente le rêve qui nourrit le monde dans lequel j’évolue comme un poisson dans l’air. Mes branchies sont sans limite. Tout me respire, un rien m’inspire. Pour preuve ce texte rêvé qui se recompose sans cesse. Des gerbes de lumière bleue sillonnent l’espace mental invisible qui projette sur les murs retrouvés de ma bibliothèque des figures nobles de diverses époques, au premier rang desquelles - ah je reconnais bien là mon parti pris ! - les figures d’Odin, de Freyr et de Freyja. D’autres figures d’autres lieux et civilisations s’invitent dans la danse polythéiste, innombrables, et d’une beauté incandescente.

Le sable est redevenu ma table de travail.

En son centre, un livre ouvert.

Cela n’est pas anodin. Il existe donc une mémoire. Je lis : SiebenRosen später.

Aussitôt, je traduis : Sept roses plus tard.

J’ai sous les yeux le recueil Von Schwelle zu Schwelle / De seuil en seuil, de Paul Celan.

Non loin, un autre livre cher à mon cœur : Sprachgitter / Grille de la parole, du même auteur. Et à côté encore Atemwende/ Renverse du souffle ainsi que Die Niemandsrose / La rose de personne.

Et voilà que je songe à Czernowitz en Bucovine.

In der Ukraine.

Dans le poème rêvé, ce mot sonne magnifiquement, évoque une terre de cultures mais aussi de douleurs et de pertes irrémédiables. Et je vois là, très loin, se dresser à l’horizon du poème les peupliers, au pied desquels des figures humaines creusent ce qui pourrait bien être leurs tombes.

 

Es war Erde in ihnen, und---------- Il y avait de la terre en eux, et

Sie gruben.---------- Ils creusaient.

 

Et tout se précipite vers l’éveil. Au matin déjà bien avancé, le chant d’un merle. J’empoigne ma journée. Je prépare un café fort. Je me mets aussitôt au travail.

L’avenir est en train de s’écrire, hélas pas sous mes mains, le futur est banalement incertain, le présent déchirant à l’extrême.

Chaque phrase qui me vient à l’instant est comme un coup au cœur, mais le sang pulse dans mes artères, le cœur n’éclate pas. En fond sonore, très fort, j’écoute d’une oreille Get my heart back together. La guitare devenue électrique renverse le ciel, encore une fois.

Dans un soupir me revient soudain en mémoire la tirade célèbre :

Eteins-toi, éteins-toi, brève chandelle ! La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, Et qui ne signifie rien.

Aux sorcières velues revenues hanter nos nuits, répondre, sabre au clair, qu’elles sont les bienvenues.

Prend fin ici ce qui ne fait que commencer. Le combat continue.

 

Jean-Michel Guyot

20 mars 2022

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Commentaires :

  Votre si beau texte... par Gilbert Bourson

Je veux mon cher Jean-Michel Guyot vous prier d’excuser mon retard à, sinon répondre, mais à vous dire que j’ai énormément aimé le texte que vous m’avez si gentiment dédié, (ce dont je vous remercie mille fois). J’ai été occupé par de multiples éditions et d’autres occupations qui m’ont éloigné du forum. Ce n’est pas une réponse à votre texte, qui n’en suppose aucune, que je veux faire ici, mais vous dire combien votre écriture est riche et d’une rare densité. Vous avez le don, en vous racontant, de raconter les autres. Ce sont des aventures de l’esprit communes à tous ceux qui ont une vie intérieure, hors et dans le monde. Vous lisant, on vous sent fraternellement proche et authentique. De mon coté, je suis requis par tout ce qui installe le visible au seuil de l’invisible. Je jette à chaque seconde les dés d’une renaissance en me servant de l’imparfait langage qui n’est jamais adéquat à ce que l’on veut dire. Dire, est déjà bâillonner le silence qui révélerait ce qui a fait bafouiller Dante à la fin du ‘paradis’. Nous sommes toujours au bord de ce rien dans le vent des carreaux, « à la même limite » comme dit Reverdy. Le vieux Will et Celan bien sûr, hantent notre bibliothèque et ce de plus en plus. Le sable qui est devenu « votre table de travail » et nous alerte sans efficacité, est celui des mots, qui, essentiellement ces temps ci où le théâtre du globe fait représentation de sa folie, nous en met plein la vue pour l’aveugler. Le sable de ce désert table sur le disert (comme le dit Saint Augustin ) afin de nous prévenir. Mais ce ne sont que des mots trois fois répétés par Hamlet. Mon cher ami, je pense que l’écriture est un pis aller, elle nous permet de voir au de-là de ce monde l’invisible de ce monde et bien sûr pas un au de-là du monde. Ce qu’elle permet, c’est de pouvoir toucher l’autre en donnant ‘lettres’ aux possibles appréhensions du réel demeurées, sinon cachées, mais non entrevues, et qui sont révélées à quelqu’un, qui, à travers le langage, tente d’approcher le silence d’une vraie approbation. J’imagine que l’équivalent de ce silence « révélateur », ce sont les applaudissements après une représentation du Roi Lear, lesquels sont la manifestation de la vérité qui est le rien, c’est là que se joue sa résolution, les mots sont devenus la paume de deux mains, une gifle publique à la confusion due à ces mots monétisés qui mènent à la folie. Pardonnez la confusion de ma démonstration, il me semble rapprocher ici Shakespeare et Wittgenstein après avoir cité Augustin. Mais étant un adepte de la métaphore, à l’instar de Vico, je reste un amoureux de ces mots pour tenter de les forcer à percer la lumière de leur obscurité, ou plutôt de leur ambigüité. Quant à Celan, il a tenté de guérir sa langue maternelle détériorée par ceux qui ont motivé ses compatriotes à la transformer en bruits et en fureur (Führer) et il n’y est pas parvenu par le canal de la poésie mais par un autre qui a bu sa vie. Je continue à commettre de la poésie sans trop savoir où mène cette pratique, d’autant qu’elle n’est lue que par peu de gens. Je crois que si je continue c’est pour des personnes telles que vous, qui sont à l’écoute d’un autre, et savent l’être. Votre si beau texte ( j’espère en mériter la dédicace) est un poème au plein sens de ce mot : il est gorgé de cette joie perfide qui est en toute connaissance la mélancolie, laquelle est une fenêtre à deux battants ouverte sur le sens de n’autre vie.


 

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