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Le sens des réalités (nouvelle série)
L’avocat agoniste

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 Article publié le 17 avril 2022.

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Sletting Murdock avait pris l’habitude d’offrir à ses amis leur propre épitaphe. « Oh, je vous vois venir ! », pensez-vous. Mais non, il ne les tuait pas. Simplement, suite à un affreux accident au cours duquel une partie de sa réalité (la réalité visuelle) avait succombé, il avait pris conscience que les échanges qu’il avait eus jusqu’alors avec ses pairs étaient d’une consistance morbide. Les mots qu’on lui avait soufflés dégageaient une odeur cadavérique. Il ne mena pas véritablement d’enquête à ce sujet mais il se sentit peiné par ce constat que rien ne venait contredire. Ce qui le choqua plus encore, peut-être, fut qu’il ne reçut pas le moindre message de condoléances pour soulager sa peine. Dans la nuit de sa cécité accidentelle Sletting Murdock, qui se retrouvait dans l’isolement le plus complet après avoir mené, des années durant, une brillante carrière d’avocat au barreau, sentit le désespoir le gagner. Les épitaphes adressées au cercle de ses relations passées tentaient peut-être d’exorciser ou de distraire sa douleur. Il prit une décision dont le caractère définitif peut surprendre : il irait formuler une deman­de d’asile politique à la Nouvelle-Zélande. Il expliquerait sa situation morale, aggravée par le handicap, il évoquerait l’accident qui avait mis fin à sa carrière et la nuit permanente qui faisait à présent son quotidien. Il dresserait un tableau effrayant du pays qu’il veut fuir, un pays, dirait-il, « où les gens se meuvent sans soupçonner qu’au-dehors d’eux, aussi, on vit ! » Il ne soupçonnait pas les troubles qui agitaient à ce moment la capitale de la Nouvelle-Zélande et qui menaçaient de se propager à travers tout le pays. Il n’eut jamais connaissance de cette situation, d’ailleurs, puisqu’on lui refusa finalement l’asile, sans motivation particulière. On l’informa seulement que le dossier avait été transmis au Ministère des affaires étrangères du pays d’origine.

Sletting Murdock ne désespéra pas. Il tint bon, seul dans une maison qu’il apprenait à maîtriser dans le silence de ses yeux. De cette époque de sa vie, l’avocat estima qu’elle devait l’ouvrir à un univers entièrement neuf, expérience qu’il jugea « fraîche et enrichissante » tandis qu’il écrivait de pesantes sentences sur des feuilles attrapées au hasard. En un mot, il lui sembla « y voir plus clair », selon un mot dont il s’amusait seul. Plus le temps progressa par la suite et plus il sentit se résorber les plaies mentales qui s’étaient ouvertes à la suite de son fameux accident. Il fit une analyse de son existence en différentes phases qui lui semblaient se succéder logiquement, de sa naissance dont il se remémorait les circonstances assez précisément désormais (la sage-femme avait trop bu, ses gestes furent exacts mais elle eut, à plusieurs reprises, des propos déplacés) jusqu’à sa mort qui, supposait-il, ne tarderait plus. Il voyait seulement, pour son avenir propre, son corps se dessécher jusqu’à former une petite montagne de poussière sur le sol où il s’apprêtait à vivre ses dernières heures. Un décès postmaturé, en quelque sorte. Sletting Murdock étudia avec une rigueur assez exemplaire les difficultés relationnelles qu’il avait eues tout au long de son expérience biothérapeutique. Il berça tendrement l’enfant traumatique qu’il se souvenait avoir été et formula une malédiction pour ses contemporains et pour la dictature morale qu’ils avaient exercée, le jetant dans une claustration programmée de longue date, plutôt que née du hasard. Dès lors, Sletting Murdock décréta qu’il était maître de son propre monde. Il radicalisa son autarcie en cessant même de produire des épitaphes, sachant que personne ne le suivrait dans sa révolution intime. Il plongea, retint sa respiration en s’enfonçant au plus profond de son être. Là, il absorba un grand bol d’air mais l’air était corrompu. Sletting Murdock se retrouvait dans une trop vaste pièce, qu’il devina très vite nue de tout ameublement sinon qu’à quelques mètres de l’avocat, d’un volume sonore très faible, grésillait une télévision qui laissait défiler des images d’obscénité et de terreur, inaccessibles à l’homme aveugle mais qu’il déchiffrait à travers le grésillement même. Sletting Murdock se concentra mentalement sur le contenu du spectacle programmé avant de s’avancer vers le poste de télévision pour le détruire. Il prit le poste dans ses bras et le jeta un peu plus loin. Le tube cathodique implosa, le silence redevint pur tandis que l’air se mêlait d’une odeur de brûlé et de suie, qui émanait apparemment du téléviseur anéanti. Sletting Murdock se laissa glisser contre un mur, parvint à s’asseoir à même le sol et resta à attendre quelque chose ou quelqu’un, la mort peut-être, une mort lente et progressive, inexorable, conséquence exclusive de l’absence de tout événement dans le champ des possibles. Il savait qu’il était en position de faiblesse, qu’il était en terrain hautement défavorable ; que les dictateurs de son esprit ne tarderaient pas à se révolter de ce que lui attendait d’eux, à savoir – qu’ils dégagent ! Sletting Murdock sentit bientôt une angoisse nouvelle l’étreindre – une angoisse pareille à ce qu’on peut éprouver quand les policiers surgissent et fondent sur vous, sûrs de tenir une proie facile – mais une angoisse diluée, qui s’accommodait bien de l’absence d’interpellation. L’angoisse prit d’abord l’avocat aux jambes et au ventre et remonta au complexe pulmonaire, manquant de l’étouffer, pour se concentrer sur sa gorge. Le temps d’une parcelle de seconde mal calée, elle l’empêchait de respirer, puis lui bloquait tout l’esprit.

– Finalement, cette angoisse n’a rien de très nouveau !, s’amusa-t-il.

Le téléviseur toujours fumant dégageait une puanteur d’autant plus gênante que la pièce (qui n’offrait apparemment pas d’issue) ne semblait disposer d’aucune aération non plus. Il balaya du pied quelques débris, comme pour un jeu dont il inventerait les règles lâches au fur et à mesure de ses essais. Mais cette ruse de prisonnier, bien connue de tous ceux qui ont un jour eu à se confronter (ou plutôt à se laisser aller) à la vertigineuse incohérence de leurs pensées introverties, ne l’aida pas vraiment. Il avait atteint au plus profond de lui-même, là où ses pensées prenaient l’allure d’intruses, en un lieu où le sens n’était plus, où rien ne s’exprimait que par vagues de sensations. Aux pieds de l’avocat ruisselait une eau lourde et chargée de particules de poussière, qui devait monter du sous-sol pour former une flaque complète et stagner. L’air était aussi lourd et impur que cette eau. Mais l’extérieur ne l’atteignait plus, il ne l’agresserait plus. Un manifeste écrit par le philosophe James Ablake lui revint en mémoire. L’opuscule était intitulé Viewsfrom a world to another one, « Les vues d’un monde vers un autre ». Le philosophe décrivait précisément ces lieux de déshérence qui se conforment à une disposition psychique particulière. Ces phénomènes, pourtant, il les jugeait « absurdes, aimables et douçâtres ».

Tout au long de sa vie, Sletting Murdock s’était battu pour les idées professées par le professeur Ablake. Or, l’expérience qu’il vivait à présent l’amenait à la conclusion que l’expert en réalités s’était fourvoyé sur cette question d’« espaces mentaux », qu’il n’avait jamais dû rencontrer ! L’avocat entra en profond désaccord avec lui-même. Une crise interne se déclencha brutalement et il se demanda, panique, quelle pourrait être son attitude au cours des prochaines conférences auxquelles il avait été invité (celle de Stockholm en premier lieu mais également les réunions clandestines de Paris et de Dublin). Il venait d’oublier les promesses définitives qu’il s’était formulées à l’occasion de son exil intérieur mais il ne savait plus s’il devait encore défendre des idées qui ne le concernaient plus le moins du monde.

– Qu’à cela ne tienne !, s’exclama-t-il intérieurement, il me suffira d’emprunter un rôle qui ne pourrait de toutes façons être le mien. Les procédures escamotées causeront un scandale tel qu’aucune vision du cours des choses ne saura s’imposer !

La pièce sans issue devenait comme un théâtre aux parois amovibles. L’homme aveugle prit une pierre pour écrire à même le mur les épitaphes qu’il n’avait pas encore rédigées, en souvenir de tout ce que leurs dédicataires avaient représenté pour l’avocat. Il pleura longuement leur mort au travers de la sienne propre. Rien ne le consolait. Même de ce qu’il croyait être la mort de ses amis il dut faire son deuil. Mais d’un autre côté, il commençait à en avoir assez de ne plus communiquer – c’était son droit, après tout ! Face au monde, il lui faudrait trouver la force de décrire ses impressions, comme des faits, à une foule de sceptiques haineux ? En l’avocat, plutôt que des pensées, des mots détachés et parfois morcelés défilaient, s’enchevêtraient sans régularité, se brisaient sur les murs de la réalité que pressentait Sletting Murdock à l’extérieur.

– Pitoyable spectacle, s’exclama le journaliste Steven Stone (qui à ce moment se trouvait dans une cave voisine et errait dans un tissu de considérations avortées qui contribuèrent sans doute à favoriser l’échange immatériel qui s’amorçait).

– Tout à fait d’ accord avec toi, lui répondit de loin en loin Sletting Murdock.

Les deux hommes continuèrent leur course effrénée vers un idéal lointain de solitude et de silence – idéal qu’ils ne connurent jamais que sous la forme incongrue de rêves et de fantasmes, qui ne laissaient qu’une languide et douloureuse impression d’abattement une fois les torpeurs évanouies. Au bout de trois semaines d’une route sans escale, au rythme lancinant des recommandations abracadabrantes de curieux et de drôles qui avaient jugé utile de suivre les deux hommes dans leur pérégrination et de veiller sur leurs moindres faits et gestes, le journaliste n’y tint plus. Voyant une crevasse, il demanda à son ami s’il elle était assez grande pour qu’on puisse l’y enterrer. L’autre se mit à genoux pour évaluer la fosse. Il acquiesça d’un signe de la tête et, suivant la demande de Steven Stone, entreprit d’approfondir le trou. Le journaliste s’allongea et l’on recouvrit son corps de terre. L’avocat agoniste repartit vers un horizon qu’il ne pouvait voir mais dont il pressentait la nouveauté. Il savait l’horizon ancien s’affaissant derrière lui, agonisant et les populations qui vivaient sous ce ciel détruit, pliées sous le joug de quelque dogme omnipotent. Il voyait ces hommes, ces femmes devenus des esclaves se comporter comme des automates et se réjouir de n’avoir plus a craindre leurs instincts, et leurs conséquences. Ils les voyait maigrir de jour en jour, creuser leurs propres tombes avec tranquillité, ternir encore... Il décida de faire une pause au bord de la rivière. Les « flic » et « floc » de l’eau le surprirent, tant ils étaient sonores et envoûtants. Il se laissa charmer par leur imprévisible mélodie tandis qu’un homme masqué et armé d’un silencieux s’approchait de lui. Le tireur visa la nuque de l’homme qui ne pouvait le voir et regarda le corps percé s’affaisser sur une grosse pierre.

 

 

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