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Le sens des réalités (nouvelle série)
Renégats de la réalité

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 Article publié le 24 avril 2022.

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Comme les temps étaient loin ! Ils s’étaient, en tout cas, suffisamment éloignés pour qu’on ne sache plus desquels il s’agissait. On en parlait, le plus souvent, sans à propos, pour faire prévaloir une opinion mal documentée sans avoir de source ou d’exemple concret pour l’étayer. Les temps n’avaient pas duré. On les avait à peine sentis se glisser subrepticement entre des instants inopinés de gloire. On n’avait pu en retirer que de l’amertume et une secrète promesse, celle d’un jamais-dit, d’une obédience nulle et non avenue. On ne se privait pas de rêver de l’irruption d’un messie qui saurait les faire revenir. L’angoisse des temps perdus conduirait finalement le peuple dépourvu à sécréter de nouvelles haines. Parfois un crime serait commis sans que l’on puisse en établir la victime, ni l’auteur, ni même les vagues circonstances. Quelqu’un eut cette parole définitive et sûre :

– Tout cela est la faute des temps !

On ne le crut pas et pourtant ses dires troublèrent la population qui, bien que peu nombreuse, ne tarda pas à répandre la parole de l’accusateur. De bouche à oreille, le verdict en vint à se déformer pour devenir dans le discours commun un amalgame de rumeurs incertaines dont la cohésion paraît douteuse, des spéculations qui n’avaient de sens, au final, que pour celui qui y croirait. Mais qui alors pouvait y croire ? De tels benêts se terrent encore à l’heure qu’il est. Résignés, ils ne chercheront pas de longtemps à regagner la lumière du jour. Parfois, ils reçoivent la visite d’un proche venu leur apporter des vivres et quelques nouvelles du dehors. Mais une curiosité morbide accompagne le plus souvent ces gestes charitables et les proscrits n’évitent pas les questions banales, injustifiées et inutiles de leurs visiteurs :

– Quand reviendras-tu ?

– Je ne sais pas. Le soleil s’est-il couché ?

– Non, il n’est que quatorze heures, sais-tu ?

– Comment est l’air, dehors ?

– Plutôt frais ! Le printemps approche. Cela se ressent dans les gestes les plus quotidiens. Tout paraît déjà plus libre.

– Il faut que la révolution éclate. Sinon, la stagnation nous tuera tous. Bientôt, ce que tu appelles une fraîcheur nouvelle deviendra une douceur de maladie qui s’accentuera avec les chaleurs de l’été, étouffantes et chargées de particules toxiques. Ainsi va-t-on.

Le visiteur considéra un moment l’idéaliste reclus et lâcha :

– Il est temps que je parte. De quoi crois-tu avoir besoin ?

– De réfléchir. Il me faudrait du temps.

Alors il le laissa. L’homme terré sentit ses pensées se raidir et retourner à la poussière. Il crut même, à un moment, les avoir perdues tout à fait mais elles étaient toujours logées au creux de son esprit où elles s’atrophiaient à grande vitesse. Elles s’étaient d’ores et déjà considérablement amenuisées. Cette soudaine et incompréhensible déperdition le surprit, il en chercha la raison. Il écouta ses pensées se parodier grotesquement elles-mêmes sur leur lit d’agonie. Il se dit qu’il valait peut-être mieux les laisser mourir en paix. Ou peut-être fallait-il les achever ? Enveloppées dans le sombre costume d’apparat du Mal du mois de mai, elles imploraient une mort rapide. II s’approcha d’elles sans retrouver le souvenir de leur jeunesse passée. Il commença à serrer la gorge de celle qui était la plus proche de sa main articulée en pince mais ne put se résoudre à aller au bout de son geste. Dehors, un soleil vivifiant brillait. L’homme ne voyait pas les choses ainsi. Mais il se sentait incapable de rien faire, ses stratégies s’écroulaient comme autant de châteaux de cartes. Les solutions, les résolutions, les réponses claires se défaisaient à tout propos sous ses yeux. Pour tout arranger, de fluide, l’air se faisait compact. Le renégat ne put jamais se résoudre à appeler son médecin qui, lui aussi, oeuvrait probablement pour les services de renseignement d’une puissance étrangère qu’il ne situait pas précisément. Il était hors de question, dans ces circonstances, de confier à cet homme suspect des paroles qui pourraient apporter autant d’informations qui renforceraient des intérêts hostiles dans un pays dont l’équilibre se trouvait déjà si manifestement fragilisé ! Il pensa encore faire appel à un agent des pompes funèbres mais l’agonie n’est pas la mort – et celle de ses pensées durerait peut-être une éternité entière, sinon deux.

Il décida donc que les différentes parts de son être entreraient dans ce qu’il appela une General sovietskii Vereinigung, en dépit de quoi il s’aperçut très vite qu’aucune tendance ne formerait de majorité dans cet amalgame. Un consensus était inimaginable dans de telles conditions. Et chacune des forces politiques qui se faisait jour en lui exploitait tout son potentiel vital. En cette période d’’extrême pression. il dut encore s’évider du peu de forces qu’il lui restait. Il quitta sa planque un matin, chargé de tous les politiciens et mourants qui l’habitaient. Il descendit en ville où (comme son visiteur l’en avait prévenu). les gens batifolaient insouciamment et s’occupaient à des amusements divers, tout en légèreté. Seul l’homme que tout avait renié se dissolvait ignoblement dans la rue presque printanière qui masquait quelque peu l’horizon dépecé. On le voyait à peine se décomposer, à l’angle d’un passage mal éclairé. La nuit tombait. Il acheva de se répandre sur le trottoir qui dispersa ses restes pulvérisés avec la corrosion du temps.

 

 

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