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3 - La pissaladière
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 Article publié le 30 octobre 2022.

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La mer… Ces jours-là, nous nous levions aux aurores sans rechigner. Nous ingurgitions à la hâte nos quignons rassis amollis par le lait chaud. Débarbouillés de la veille, nous nous rafraîchissions d’un coup de main de toilette. Nous enfilions nos vêtements légers et nos sandales de plage. Dans la cour, le rassemblement trépignait d’impatience autour de la carriole pleine à ras bord. Qu’elles étaient longues ! Enfin, les filles apparaissaient. Les unes serraient contre leur poitrine des boules de pain nouées dans des torchons, les autres portaient sur leur tête une plaque de pissaladière recouverte d’un épais papier gris.

La poêle couvre les quatre feux doux de la cuisinière. Au fond de l’abîme, une flaque d’huile d’olive frémit. En larmes, les fées du logis y précipitent sans remords le premier cageot d’oignons soigneusement débités en rondelles. Des averses de poivre, des tombereaux d’herbes du pays, une petite avalanche de sucre en poudre… Du sucre ? Le sucre repousse les assauts acides dans leurs retranchements. Une mine de sel ? Pas un grain, malheureux ! Tu penses aux anchois ? Quelques filets dans le chaudron. Ils y fondent, ils y fondent… Avec ceux de la garniture… C’est la pépie pour la troupe. Les oignons ne doivent pas revenir de trop loin. A peine jaunis, puisque le four se charge de les brunir à point. Dans les plaques, légèrement huilées… Dans les plaques empruntées au boulanger, la pâte à pain étalée réclame sa parure d’oignons cousue d’anchois et incrustée d’olives noires. Le fournier d’à côté s’occupe de la cuisson. L’aînée des fées écrase des débris d’anchois et brise des piques d’ail au fond d’une jatte où mousse une épaisse mare de vinaigrette. La salade, on la tournera1 au dernier moment. La salade à bigoudis !

L’odyssée commençait. Les hommes ouvraient la marche. Nous, assujettis à la corvée, nous rembarrions les coupeurs d’oreilles et de cheveux ; nous tirions la charrette à bras de l’affriolante marchande des quatre saisons ; nous guidions le pesant charreton du maçon napolitain dans les cendres de Pompéi ; nous enfumions les mouches du coche ; nous attelions cent chevaux pomponnés aux corbillards des grands-parents, aux roulottes du cirque Pinder, au char de Ben-Hur ; nous fuyions les pays de loups en diligence sous des volées de flèches empoisonnées, nous croisions des traîneaux aux rennes tristes sur des pentes enneigées ; nous faisions rouler carrosse sans une pépite en poche. Les femmes fermaient la marche.

Le pastis…Le rosé est dans la glacière ? Le tire-bouchon, je le bichonne. Un peu comme la ficelle pour mesurer les points et mon Opinel. Trois bouteilles ? Le Bandol, on l’étranglera en premier, des fois que… T’as peur d’avoir plus soif ? Mila a fait des oreillettes2… C’est sa spécialité. Toutes les occasions sont bonnes. J’ai un fond de liqueur de myrte à finir. Pour les dames, on dépucellera une Marie Blizzard.

A la fin, la caravane franchissait le désert de sable et soufflait un instant à l’orée de l’épique mirage. Sous les pins nous retrouvions les limites de notre campement. Là, sur des nappes de rabane, nous étalions la provende. Après le déballage, nous avions deux petites heures devant nous. Sous la surveillance envahissante de nos baigneuses retroussées jusqu’aux genoux et furtive de nos dantesques joueurs de pétanque, nous affrontions l’écume bouillonnante des tourbillons, les bancs de glace, les rafales d’artillerie, les côtes infestées de pirates, les écueils, les ruades des hippocampes géants… Derrière des rideaux de brume et de harpes trémulantes, nous pelotions des sirènes mélomanes, nous nous éreintions sur des couches d’algues lascives, nous percions des coques, des coquilles, des secrets de polichinelle… Soudain nos caboches brûlées retentissaient d’appels de plus en plus tonnants. Pantelants, les yeux rouges, le ventre creux, nous regagnions le point de ralliement, de ravitaillement. A nos pieds, nous avions de quoi remplir la panse d’un régiment de soldats, de quoi noyer les chagrins de toute une caserne. Nous autres de l’après-guerre, nous comprîmes bien plus tard que cette hantise du manque était le contrecoup des années de restrictions.

C’est que j’ai commencé au bas de l’échelle… Maintenant, j’ai trois abrutis sous mes ordres. J’ai le jeune, Dovi, avec sa musique de sauvage dans le transistor. Il vient quand ça lui chante. Pour ce qu’il branle… A quoi ça sert d’aller à l’école ? Si son père était encore de ce monde… Pas les mains palmées, çui-là3. Le pauvre, il en a remué des moulons4 de plâtre et de ciment avec sa truelle. Des tonnes de malons5 ! Usé… Dedans et dehors ! Celui qui part avant chauffe la place de l’autre. Celui ou celle ! Ta mère, Dovi, elle a été costaude… La maison, le poulailler, les légumes… Sa pissaladière, tu sais, c’était pas de la tarte ! Tout le linge du quartier sous son battoir. Le lavoir, l’endroit des femmes ! On savait où les trouver quand on en avait besoin ! J’ai Cosme… Lui, il est sérieux comme le moutardier du pape. Il est presque tous les jours à la manoeuvre. Enfin… Si tu lui dis pas fais-ci, fais-ça, il reste dans les nuages. Tu communies ou quoi ? Je parle à un mur ! Pas de mégère, pas de cague-aux-brailles6… Tranquille… Il est tranquille comme Baptiste ! Baptiste, le gaga de la pagoule7 qui sert à l’église ? Il t’asperge… C’est son truc, il baptise les passants. Tranquille… Il fait rien de mal, le fadoli8 ! On lui glisse la pièce. Pendant qu’il recompte son magot… Toujours est-il, il est pas tranquille. Et j’ai Felip ! Au bout du rouleau, l’antique ! Des boîtes de cachous et de l’eau minérale. Avec ça, plus de voye. De quoi ? de vo-ye ! D’entrain, de courage, d’énergie… Tu comprends plus le français, maintenant ? Une endive, un mollusque, une chique molle10… On le voit plus aux boules ni aux cartes. Ni au ballon9, le pauvret ! Au vert ! Au tapis ! Vittel-menthe et herbes cuites ! En quelque sorte, pire que le régime de Vichy ! Fan de petan11 ! Il doit s’esquicher qu’une fois par semaine, pas possible ! Des pétoules de cabres12, je te dis. On dit, mais un jour ou l’autre, on passe tous au guichet. Tu payes… Content ou pas, tu payes ! La douane ! Tout est déclaré. Tu te souviens d’Antime ? Le rémouleur ? Il est mort ? Justement, il gesticule encore. Combien ça lui fait ? Ma foi, je l’ai toujours vu vieux et patraque ! Il a enterré toute sa classe. Patraque comme lui, je voudrais bien l’être jusqu’à cent ans ! Je te parle d’Antime, pourquoi ? Ça me reviendra.

A la dernière bouchée, le sommeil nous prenait dans ses filets. Je me dépêtrais d’une cotte de mailles. La crique bourdonnait. Des embruns indélébiles mouchetaient mon aube. Je m’appuyais sur une béquille qui s’enfonçait lentement dans le sable. Je roulais vers une encre violette ; quand une ronde de masques grotesques et ricaneurs m’empoignait et me jetait au fond d’une barcasse. Je ballottais. Nous avions le réveil rude. Tout était rangé. Nous étions sur le retour.

La levure du boulanger dans de l’eau tiède. La farine… C’est la chaleur de la paume qui fait tout. Une belle pâte molle. Sous les torchons, la boule gonfle, gonfle… Des heures… Des milliers de bulles ! Un moelleux lit d’oignons. La pissaladière… Autrefois, on badigeonnait d’une purée d’anchois au saumure… Des clous de girofle ! On puisait dans un baril. On appelait ça, le pissala. Pissala, poisson salé.

A la traîne, éméchés, la binette torse, les hommes vociféraient des bordées d’injures, lançaient des plaisanteries épicées et entonnaient des refrains de corps de garde. Nous, résignés, nous nous relayions au timon du chariot. Lasses, contrariées, les femmes réglaient tant bien que mal la procession. Ce soir, pensions-nous, nous nous endormirons contre nos mères rancuneuses… La mer…

 

Robert VITTON, 2009

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Notes

1 – Tourner ; Remuer.

2 – Oreillette : Pâtisserie.

3 -Çui-là : Celui-là.

4 – Moulon : Amas, tas…

5 – Malon : Tomette, brique de terre cuite, carrée ou hexagonale, servant à carreler.

6 -Cague-aux-brailles : Enfant en bas âge qui se soulage dans ses braies.

7 - Le gaga de la pagoule : Le gâteux de la campagne, l’idiot du village, le simple d’esprit d’un endroit isolé…

8 –Fadoli : Fou.

9 – Ballon : Football.

10 – Chique molle : Boule de tabac à mâcher. Pour ma part, je pense que cette expression est calquée sciemmment ou non sur chiffe molle.

11 - Fan de petan : Enfant de putain.

12 - Pétoule de cabre : Petite crotte de chèvre.

 

 

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