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Le calepin d'un fragmentiste - 7 - Les articles de la Mort
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 Article publié le 26 février 2023.

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Un reporter ne connaît qu’une ligne : celle du chemin de fer. - Albert Londres

 

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Tu vois, je fais les chiens et les peuples écrasés. Les frontières, les polices, les armes… Je suis la passagère clandestine des embarcadères, des salles des pas perdus, des salles d’audience, des salles des machines, des soutes, des wagons de marchandises… J’ai souvent cheminé avec Londres, Albert Londres, une rose à la boutonnière, des poésies sur les lèvres. En 14. De 14 à 32. Que de voyages ! Fiume, la révolution russe… L’Afrique, l’Argentine, la traite des noirs, des blanches, les Balkans, Djibouti… Le bagne de Cayenne ! On est sans nom, on n’ est plus rien./La loi nous chasse de la ville./On n’est plus qu’un bateau de chiens/Qu’on mène crever dans l’île. Les asiles d’aliénés, le cyclisme… La Chine avec ses chapeaux circonflexes… Au retour, le George Philippar… Le paquebot est en flammes… Nous sommes le 16 mai 1932.

J’ai lu et relu plus de mille articles de Théophile Gautier. Ses ronchonnements m’amusaient et m’amusent encore. De grandes pointures. Dis-moi, journaleux, vois-tu un squelette emmitouflé dans un ample manteau à capuche ? Vois-tu un sac d’os brandissant une faux ? Je suis sur mon trente-et-un. Palla et talons-aiguilles. La Mort, journaliste envoyée spéciale… Les gravures à l’eau-forte, les aquarelles et les croquades de Gabriel-Jacques de Saint-Aubin dans ses flânes du XVIIIe siècle parisien témoignent magistralement. Hinein in die K.P.D. ! Le 15 janvier 1919, assassinat de Rosa Luxembourg. Des tranchées, du front, j’ai reçu des dizaines de cartes postales dessinées d’Otto Dix. Je dois connaître toutes les profondeurs de la vie. C’est pour cela que je me suis engagé pour la guerre. Ses œuvres sont arrachées de la cimaise, un lot pour les flammes, un autre pour l’exposition nazie Art dégénéré. Otto m’a présenté Sylvia, une journaliste. Sylvia von Harden. Toutes les deux, nous avons longuement flâné sur les trottoirs de Berlin. Le Berlin des années vingt.

C’est forcé, le journalisme a de l’encre et du sang sur ses mains, dans ses marges, sur ses manches. Des faits ! Des faits ! Citizen Kane, Orson Welles… Rosebud, bouton de rose. Le berlingue ! Des flashbacks, tu en veux ? Profession : reporter, Michelangelo Antonioni… L’Iran, L’Irak… Sarajevo ! La faim, la soif, le froid… Les tortures, les gibets, la chanterelle des bourreaux… Les accidents, les épidémies, les catastrophes naturelles… The Grim Reaper ! L’Histoire ! Pas d’histoire, raconte… Jean-Luc ! Jean-Luc ! Les musiques… Les voix… La musique, notre musique, ta musique ! Jean-Luc ! Jean-Luc ! Les guérites, les anges gardiens, les haut-parleurs, les cliquetis… J’ai de quoi faire en attendant Godard.

Il a le don d’écrivain, il trouve le mot juste, le mot frappant, sa phrase sèche reste toujours solide et d’aplomb, disait Léon Blum de Georges Clémenceau, médecin, politique, journaliste, directeur de L’Aurore où Zola prit la défense de Dreyfus. La revue Fontaine dans la Seconde Guerre mondiale. La résistance ! Max-Pol Fouchet. La Poésie, le Roman, les Chroniques… La Télévise ! Les censures ! Je glane, je rassemble, j’assemble, j’examine, je présente, j’explique… J’ai souvent tenu la plume d’un tas de pisseurs de copie. Gagner ou perdre sa vie. Gagner et perdre sa vie. Courage ! La Camarde, la Camuse… La grande peste noirâtre, verdâtre… Des millions et des millions de cadavres. L’Économie et ses marchés, et ses chantiers, et ses campagnes, et ses expéditions punitives, et ses camps de réfugiés, et ses populations déplacées, et ses esclavages, et ses charniers…

Le vent d’hiver souffle, et la nuit est sombre,/Des gémissements sortent des tilleuls ;/Les squelettes blancs vont à travers l’ombre/Courant et sautant sous leurs grands linceuls…J’accorde mon violon, Cazalis. Levez-vous ! Entrez dans la ronde ! Que vos os cliquettent sous le drap mûr ! Mais psit ! tout à coup on quitte la ronde,/On se pousse, on fuit, le coq a chanté/Oh ! La belle nuit pour le pauvre monde !/Et vive la mort et l’égalité ! Camille, que le hautbois coquerique ! Des choix cornéliens ! Le corned-beef, les corn-flaskes, les topinambours, les rutabagas... Et ce Vlaminck… Je le revois ce mécano, un violon sous un bras, une toile sous l’autre. Un fauve en cage. Et ses papiers pour Le Lib, Le Libertaire. La Presse vous écrase, petits sujets, sous ses gros et mauvais caractères, sous ses masses de scoops bas et de manchettes, sous les piqûres des télescripteurs, entre ses laminoirs, sous ses tambours, sous ses rouleaux, sous ses magnats magnanimes, sous les poufs et les patapoufs de la réclame…

La télévision… Que dire de ces écrans de fumée ? Les feux, les fieux follets ! Les feux, les fieux de la rampe ! Les feux, les fieux artificieux ! Et tous ces serpents de mer, de merde qui se mordent la queue à la une du mois d’août… Des grenades lacrymogènes… Je couvre les évènements dans vos djebels, dans vos ghettos, dans vos rizières, dans vos mornes plaines, sous vos écharpes de plomb, sous vos chapes printanières… Débarque dans non trou normand ! Je te donne de mes nouvelles dans mes colonnes, dans mes articles, dans mes chroniques, dans mes billets, dans mes éditoriaux, dans mes entrefilets… Le canard, la feuille de chou, le babilleur, le baveux, le torche-derche… La une ! La deux ! la trois ! Qui la rencarde, la rubricarde ? Je t’arme de patience. Qui vous précipite dans les puits de l’abîme de l’Écriture, dans les barathres aux crocs de fer, dans les bas-fonds de la Pensée, dans les insondables abysses de l’oubli, dans les tourments du Tartare, dans les gaz de l’Érèbe ? Qui vous donne le bras sur l’émail des précipices, sur le promontoire de Leucade, sur les platebandes de l’Éden, sur les bords charbonneux du Styx, sur les solfatares de la Géhenne ? Moi, je n’accompagne que des vieillards heureux dans leur dernière demeure.

 

 

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