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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (7)

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 Article publié le 9 avril 2023.

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Pour en revenir aux Extractions oniriques, elles ne sont pas, loin s’en faut, toutes pétries de dodécaphonie. Cette hétérogénéité semble même être le sol, le socle de leur condition existentielle. Il n’y a pas, contrairement à Aglaé sous la pluie, continuité entre les formes tonales et modales employées et la série de base. D’ailleurs, il n’y a pas de série de base. Les extractions oniriques mangent à toutes les séries utilisées antérieurement. La scène comprend une guitare basse électro-acoustique, une voix, une balalaïka, un tambour de bongo, un piano jouet en bois, artisanal, une crécelle, des castagnettes, deux flûtes, un tampura désaccordé. J’ai laissé de côté la guitare électrique et le synthétiseur jouet utilisés par ailleurs. C’est un contexte où seules la basse et la voix sont susceptibles d’assumer pleinement le principe dodécaphonique, soit que l’instrument ne le permette pas, soit que ma maîtrise en soit trop limitée. Ce qui n’est pas un problème puisque tous ces instruments ne sont que les acteurs d’une dramaturgie dont je ne sais pas grand-chose si ce n’est qu’elle se déploie dans un espace qui est principalement celui de la bande magnétique.

 

J’avais constaté cette chimie particulière en 2013, quand j’ai eu remis la main sur un magnétophone quatre pistes en état de fonctionnement (les quatre pistes s’imprimaient encore sur la bande). Ce n’était pas du tout des expériences dodécaphoniques qui m’animaient alors mais une chanson lancinante, désespérée, que la saturation grossière de la guitare et le souffle variable de la bande corrompaient amèrement. La projection du son sur la bande est beaucoup plus incertaine et accidentée que sur une piste numerique. C’est un peu de la différence qu’on ferait entre la peinture à l’huile et la gouache. Le mixage final s’opère sur un support numérique mais pour ce qui concerne l’enregistrement multipiste, un enregistrement différé qui s’imprime sur lui-même, la captation du son vivant doit être considérée comme un acteur à part entière de la scénographie. Un actant, en somme.

 

 

Les thèmes et motifs qui composent cette première édition des Extractions oniriques sont assez divers. Il y a des trios de voix égales (une piste est devenue muette, d’où la réduction de l’effectif), des thèmes bricolés à l’aide des instruments jouets et endommagés (ou de la balalaîka qui n’est ni jouet ni endommagée), des thèmes principalement réalisés à la basse, quelques chansons non dénuées d’incongruité (« La princesse néantiste », « Rien n’est impossible »). L’accompagnement des récits de rêve peut être dodécaphonique ou non. Il est probable que les éditions futures (si elles adviennent) voient le secteur dodécaphonique se renforcer. Mon évolution dans la dodécaphonie est à un point où les réalisations passées, même défectueuses et grossières comme elles peuvent l’être, permettent d’envisager de nouveaux développements. Leur incorporation psychique est en cours. Les notations réalisées à l’aide de l’informatique me sont de plus en plus accessibles. Je dispose désormais d’une masse conséquente de formules qu’il me reste à mettre en application, ce qui les altérera immanquablement. Les Extractions oniriques ont été précédées d’une série d’essais qu’il y aurait peu d’intérêt à divulguer en l’état mais qui ont permis l’incorporation de quelques-unes des Pièces de caractère sériel : « Acmaoapna », « Autre série », « Blick », « Extreme series », « Extinction »... Certaines séquences enregistrées n’ont vocation qu’à me rendre audible le résultat d’une notation dont l’appréhension est peu évidente. Ainsi de la descente d’Acmaoapna, difficile à pratiquer car elle engage des intervalles distendus et irréguliers, dont le diatonisme désarticulé présente un profil un peu curieux, de haut en bas : la mi do si fa ré si sib. La descente dégringole en doubles croches jusqu’au si on elle s’attarde un peu avant de tomber sur le si bémol. « Acmaoapna » est, il faut bien en convenir, une pièce spécialement torve, une palinodie permanente. Le motif modéré au départ se complique rapidement, se tend, casse, reprend, dégringole (c’est le motif la mi do si etc.), puis se syncope jusqu’à l’asphyxie (ou jusqu’au privilège de non signifiance). L’incorporation de ce passage est difficile. Ce n’est pas seulement le fait de ces asymétries tonales, c’est également l’amplitude du trajet que doit effectuer la main gauche, avec des décrochements obligés, qui est en cause. Aussi doit-on répéter ce motif longuement et lentement, en un mouvement inverse d’une séquence accélérée sur un magnétophone. La lenteur transforme en profondeur le motif qui était un passage très bref, transition abrupte d’une section vers l’autre de l’air. Il est presque absolument nécessaire, pour incorporer cette séquence, non seulement d’en ralentir le tempo à l’extrême mais aussi d’en modifier, au moins temporairement, les points d’arrêt. Ce qui donne une toute autre figure à ce motif devenu circulaire, susceptible d’être associé et superposé à d’autres séquences issues du même air, elles-mêmes reconnaissables ou altérées. Le noyau qu’est devenue la page dérivée d’une pièce obtenue synthétiquement prépare la matière des prospections à venir. Ce n’est plus la série qui tient le rôle de matrice mais l’air lui-même, dans sa rythmicité organique aussi bien que dans ses successions de hauteur.

 

Ce qui était pris en charge par le magnétophone ou le logiciel informatique (les transformations de la séquence de base en un réseau de figures plus ou moins apparentées) est désormais l’objet d’une dialectique entre l’écrit et le joué, l’interprété. Le magnétophone demeure le support d’inscription de ces combinaisons hasardeuses mais l’élargissement du réservoir thématique ou motivique rend superflue l’altération de la séquence initialement enregistrée.

 

Du temps où la bande magnétique régnait sur l’enregistrement sonore, la séparation entre les deux activités (enregistrement et transformation) était infiniment moindre. On pouvait modifier la vitesse de la bande en cours d’enregistrement, par exemple. La bande pouvait être découpée et recollée (ou scotchée). C’était un geste très concret. De même, on repiquait une séquence d’une cassette sur l’autre. La coupure était rarement transparente mais j’ai eu la chance de pouvoir utiliser une chaîne compacte à bas coût un temps, dont le compartiment double était merveilleusement ajusté, en sorte qu’on pouvait coller les unes aux autres des séquences variées sans que la séparation s’entende car, bien souvent, quand on actionne le bouton "pause" du magnétophone, l’empreinte sonore du mécanisme s’imprime sur la bande. On peut en prendre son parti et je ne me suis pas privé de le faire, en particulier quand je n’ai plus eu que le magnétophone à courroie détendue pour enregistrer. Je me satisfaisais fort bien des coupures les plus grossières du monde. J’enregistrais des fragments de quelques secondes. J’appuyais sans délicatesse sur le bouton "pause" ou même le bouton "stop", qui produisait un claquement retentissant. Mais la chaîne compacte avait cette qualité particulière, surprenante pour un équipement plutôt bas de gamme. On pouvait y juxtaposer des séquences variées sans césure. C’est ainsi qu’est né Exp #74, qui ne relève pas de la dodécaphonie mais qui fut peut-être ma première réponse positive au choc frontal que j’avais reçu à la découverte de l’univers sériel. Je devrais également mentionner Tasse à café - premier périple qui a été réalisée peu après Exp #74 et qui procède symétriquement à l’inverse. Tout est hétérogène dans l’Exp#74 alors que pour Tasse à café – premier périple, la matière est très resserrée et concrète : il s’agit d’une tasse à café octogonale, ce qui permet de varier les effets sonores du tintement au frottement. À côté, il y a une boîte à sucre métallique, en forme de casque de cosmonaute, dotée d’une visière qu’on peut rabattre. Et puis une grosse liasse de feuilles qu’on peut brasser. Tout ceci est sonore, tout ceci joue. Et ce sont encore des acteurs et ils jouent des rôles inutiles et instables, comme qui dirait. À l’inverse, Exp #74 a absorbé toutes sortes de sources et de séquences. Des flûtes et des voix superposées et accélérées ou non, des sons issus d’objets divers altérés ou non (notamment de tuyaux de plastique qui émettent un sifflement bizarre quand on souffle à l’intérieur), des enregistrements dans la salle de bain (« Si l’eau est sale, je suis un salaud »), des récitatifs séquencés (« Cemetery Party »). Tout est hétérogène dans cette suite. L’expérience de la tasse à café procède à l’inverse et le même matériau y est accéléré quasi mécaniquement.

 

Les deux pièces résultent d’une même frénésie d’inscription du son sur la bande magnétique. Ni l’une ni l’autre ne serait envisageable ou imaginable sur un support autre que la bande magnétique de la cassette. Le paradoxe est peut-être d’énoncer tout ceci dans cet autre espace de la captation du son qu’est le support numérique (informatique) qui permet la transmission universelle et immédiate de mon dire même pour personne ou pas grand-monde, peu importe. Mes cassettes sont peu transmissibles, leur numérisation l’est indéfiniment. Je pourrais,si j’étais un malfaiteur sonore, programmer un malware qui obligerait mes contemporains à entendre ces kilomètres de bandes un peu estompées, toujours interrompues et peu recommandables. Je ne le ferai pas. Les cassettes resteront à leur place, dans un gros sac, pas très bien conservées. Mais le paradoxe se lève aisément. Certes, le privilège double du support numérique réside-t-il dans son potentiel de transmission d’une part, dans son infinie granularité d’autre part. Mais l’objet qui se scuplte est irréductible à toute granularité. Et le son se sculpte. Qu’il soit vivant ou enregistré, il est une sorte de sculpture. Dans la sculpture, aucune matière ne remplace l’autre. Chacune entraîne une forme de vie particulière - et des procédés spécifiques. Pour le son, il n’en va pas autrement. Parfois, je ne demanderai à l’enregistrement numérique que de restituer autant que faire se peut le continuum de la bande. Tascam sait incroyablement bien faire cela. Mais la lutte pour l’enregistrement du son n’a de sens que sur la bande magnétique, du fait des aléas, de toute les interférences, de l’imprévisibilité de l’inscription de la bande sur le support, dont les altérations magnétiques sont irréductibles à toute programmation informatique, à toute intelligence artificielle.

 

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