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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (9)

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 Article publié le 24 avril 2023.

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Rien ne s’est passé comme prévu. Et c’était évident, enfin, que ça allait merder. Enfin, merder n’est pas vraiment le mot. Vriller, oui. Partir là où ça ne devait pas, juste parce qu’on avait indiqué qu’il y avait un chemin possible, là, de l’autre côté. Donc, j’ai fait le contraire de ce qui a été programmé. D’une certaine façon, c’était logique que ça finisse comme ça. Au lieu du tuilage, donc, ce fut un cadavre exquis (en solitaire, qui plus est). Sans doute, la rampe de lancement était-elle belle. Trop belle, trop joliment forgée dans des métaux rares, trop sculptée de rouages ruisselants : je ne pouvais que la rêver. Je ne sais où elle devait me propulser et ne le saurai sans doute jamais. Ce n’est pas grave. Cela ne m’empêchera pas de programmer de nouveaux plans. Si le programmé et le réalisé ne concordent pas, c’est que le réalisé répond à sa nécessité de réalisé tandis que la programmation répond à sa nécessité propre, apodictique.

 

Le tuilage me paraissait une bonne combine, je dirais : la meilleure possible. Il permettait à la fois de contourner la difficulté d’exécution d’une pièce dont certaines parties paraissent injouables et d’appréhender cette harmonie élastique qui ne semble avoir que peu de rapport avec ce qu’on entend traditionnellement par « harmonie ». Finalement, je m’en suis passé. Au lieu, je me suis scindé en deux (comme l’homme qui boit son café et qui, subitement, se retrouve coupé en deux dans le sens de la longueur). D’un côté, j’empruntais la voie ascétique de l’apprentissage nécessaire à l’exécution. De l’autre, j’enregistrais une variété de pièces, dont la majorité n’entretiennent pas de rapport avec la dodécaphonie. Au lieu de tuiler sériellement, je tuilais des motifs mélodiques divers (pas spécifiquement sériels) avec des strates de bruits divers, pour lesquels ma principale préoccupation était de m’assurer que l’inscription sur la bande magnétique était correcte. Certes, le tuilage aurait été une bonne combine. Mais il m’est apparu plus important d’aller au plus loin dans l’exécution des pièces telles que rédigées et dont je doutais qu’elles pussent être jouées en l’état. Or, la principale difficulté de ces pièces ne tient pas à la difficulté physique, je dirais presque : au contraire. C’est bien l’appréhension mentale des figures qui se succèdent au sein d’une pièce qui est en cause. La particularité du geste sériel tient principalement dans les nécessaires extensions qui permettent de combiner des notes voisines avec d’autres intervalles plus éloignés. Mais si l’on excepte les doubles et triples croches qui coïncident parfois malencontreusement avec des enchaînements compliqués d’arpèges souvent tôt disloqués, la gestique dodécaphonique a ses standards que l’instrumentiste s’approprie progressivement. La gageure est donc plutôt de mentaliser ces enchaînements sans la conviction qu’on peut avoir quand on interprète la pièce d’un tiers que « ça ne veut pas rien dire ». À côté des séquences clairement identifiées, on a des tunnels, des galeries d’enchaînements opaques, qui ne semblent indiquer aucune direction, aucune inflexion, au moins jusqu’à ce qu’on les ait fixés. La bizarrerie est que ces formes se fixent bel et bien et qu’à défaut de direction, elles proposent bien un cheminement. Un cheminement si inopiné et insistant qu’il ne permettra pas qu’on le contourne. Non seulement les choses qui le composent se mettent en place mais rien en elles ne semble hasardeux ou inessentiel. Il faut donc y revenir jusqu’à avoir complètement absorbé, incorporé la séquence.

 

Il est possible que j’en revienne au tuilage par la suite. Mais la maîtrise effective des Pièces de caractère sériel offre d’autres perspectives. D’une part, même si le temps métrique s’accorde bien imparfaitement avec le calme du chaos qui caractérise la temporalité sérielle, le tuilage semble devoir s’effacer devant une superposition de voix ordonnée selon un tempo et un mètre déterminés. De l’autre, il est possible que l’enregistrement même perde de sa nécessité tant l’exercice instrumental de la série prend la forme d’une méditation dont le résultat potentiel est de plus en plus lointain. Mais je devrais peut-être me garder d’effectuer des prévisions programmatiques. Et encore... Rien ne garantit qu’on puisse se passer de ces prédictions foireuses. Très marqué par la notion de série défective que Pierre Boulez reprenait à Alban Berg, j’en étais arrivé à la conclusion que « toute série se débine » (AAN, 1995). La réalité est sans doute plus compliquée mais j’adoptais pleinement, pour ma part, cette conception « débinaire » de la série dont je retrouve aujourd’hui (soir quelque vingt-deux ans plus tard) la manifestation exacte. Prenez n’importe laquelle de ces pièces et voyez comme elles partent toutes en vrille, articulant des séquences non dénuées de ressemblance, de parenté ou de familiarité mais qui s’accidentent sans cesse en de nouvelles configurations, marquées les une comme les autres par une forme de discontinuité radicale et intestine. La défection est certainement, d’un point de vue technique, un cas d’emploi de la série. Mais c’est au sein même de la série que la défection opère. Dans son principe arbitraire, sa dimension négative, la loi de non répétition et sa fonction quasi exclusive d’empêchement. Il n’est donc pas illogique que les projections programmatiques n’aient qu’une coïncidence accidentelle avec le réalisé. Ce n’est pas tellement propre à la fonction sérielle, cela dit. Combien d’œuvres se sont-elles élaborées à partir de plans, de spéculations ou d’architectures dont l’efficacité réelle est quasi nulle ? La littérature française du XIXe siècle est hantée par ces constructions aussi ambitieuses qu’inopérantes, de la Comédie humaine de Balzac aux Fleurs du mal de Baudelaire. Le plus conscient de cette disjonction était sans doute Émile Zola, dont la série des Rougon-Maquart offre un cas pourtant bien plus effectif d’intégration du matériau littéraire dans un plan. Mais cette réussite particulière tient à la généalogie qui offre assez de cas de discontinuités en elle-même pour permettre à l’auteur de s’y mouvoir librement. Encore cette généalogie solidement documentée importe-t-elle moins que la dramaturgie où elle s’inscrit, d’inspiration essentiellement antique (Germinal, La curée...) Pour ce qui est du naturalisme revendiqué avec force par Zola, tout indique qu’il ne s’agissait pas pour lui de produire une scientifiquement valide mais de puiser dans la médecine de son temps de nouveaux moyens dramatiques. Ce qu’il réalise alors est très différent. Il subordonne ses personnages à leur constitution sanguine et nerveuse. Il les aliène d’eux-mêmes et les rend ainsi à leur discontinuité existentielle.

 

Les traces de l’action programmatique n’ont bien souvent qu’une consistance médiocre dans le résultat opératique. Elle est certainement moins nécessaire à la réception de l’œuvre qu’à sa production. J’ai compris très tôt que mes plans initiaux étaient caduques. La temporalité ne collait pas. Quand vous vous exercez à interpréter une pièce de musique, quel qu’en soit le style, le temps se distend sévèrement. Il faut passer des heures (en temps cumulé) pour un phrasé qui tient dans une fraction de seconde. Rejouer indéfiniment les mêmes séquences à la recherche de ce qui fait défaut (pour le contraindre). De seuil en seuil, on se rend compte que le geste qu’on croyait maîtriser n’est qu’une suite de maladresses et de positions hasardeuses. Il faut reprendre. Parfois, revenir au métronome pour s’assurer de l’affreuse élasticité du temps. Le métronome est le plus cruel des outils dont un musicien puisse s’entourer. Il oblige à réapprendre les gestes les plus simples, les plus familiers. Le tuilage impliquait que j’aie acquis un minimum de maîtrise, sinon des pièces, du moins de séquences telles qu’au bout du compte, il était préférable de travailler les pièces complètes. Là encore, c’est une question de discontinuité. Il faut en quelque sorte garantir au maximum la continuité du jeu pour pouvoir en éprouver - et, idéalement, restituer - la discontinuité intestine. En partant de ce principe, le tuilage de séquences plus ou moins étendues, développées, dans un enregistrement, ne pouvait s’opérer qu’à la suite de ce qui s’apparente tout de même un peu à une traversée du désert. Et la restitution aussi complète que possible des pièces telles que rédigées ouvre des perspectives très différentes de cette combine pourtant tout à fait valable, j’en suis sûr ! C’est une méditation. Il faut du temps à la méditation. Mais on ne peut pas passer sa vie à méditer non plus. Les enregistrements se sont donc poursuivis, suivant le mode d’engendrement propres aux extractions oniriques, avec le même effectif bariolé : basse, voix, flûte, balalaïka, synthétiseur jouet, djembe, crécelle, piano jouet miniature d’origine artisanale, maracas en forme de tête de mort de couleur violette, tampura... Après quelques jours, je me suis rendu compte que j’avais opéré un glissement du tuilage initialement projeté vers le cadavre exquis, certes en solitaire (ce qui en dénature indéniablement le principe) mais appliqué pareillement par la juxtaposition de séquences à peu près équivalentes en durée et qui, d’une certaine façon, n’ont pas la mémoire les unes des autres. Ces petites formes répondent, répliquent même, à leur façon, à l’épreuve de contention que représente l’effort d’exécuter une pièce rédigée par une intelligence altérée, on pourrait presque dire : différée. À l’inverse, le cadavre exquis se déroule en toute liberté, principalement au gré de l’impression du son enregistré sur la bande magnétique. C’est bien la bande qui assure la continuité et conduit les passages comme les bascules. L’expérience de ces « nouvelles extractions oniriques » est à la fois très voisine et radicalement distincte de la première série, divulguée en début d’année par la Ral,m. Elle emploie les mêmes moyens, combine des effectifs et des modes de jeu très proches, paraît rythmée par les notations oniriques qui ponctuent les séquences musicales. Pourtant elles dénotent une orientation bien différente l’une de l’autre. Je ne suis pas certain que cela soit perceptible, enfin. La dodécaphonie avait fait irruption dans la première série des Extractions oniriques comme par effraction. Dans la deuxième série, elle intervient sans jamais répondre positivement à la promesse que portaient en elles les germinations de la première série. Son impérialisme est pour ainsi dire neutralisé.

 

Les extractions oniriques résultent de la confrontation de trois univers : le matériau onirique brut, l’inscription sur la bande magnétique et la série dodécaphonique. Il faut y voir trois forces concurrentes, même si cela paraît curieux puisque ces trois éléments ne relèvent pas du même ordre de chose : d’un côté une masse de texte, de l’autre un matériel audiovisuel, du troisième une technique de composition reposant sur l’organisation des hauteurs. Pourtant ce sont bien trois poussées, trois forces susceptibles l’une comme l’autre de prendre le pas sur l’entreprise de fixation de l’expérience. Il est évident que, dans cette seconde série, c’est le magnétophone et la bande qui ont pris le pas tandis que la première série était sensiblement motivée par l’exploitation abrupte du matériau onirique. Si les choses se déroulaient logiquement, on pourrait supposer une troisième série dominée, cette fois, par la dodécaphonie. Mais les choses de la série se déroulent rarement de façon logique. En tout cas, selon une logique qui lui serait extrinsèque. De fait, on peut penser que la dodécaphonie s’est repliée (au sens stratégique du terme) dans cette deuxième série. Son enjeu du moment ne tenait pas dans l’enregistrement mais dans l’exécution. La série dodécaphonique s’est donc absentée du cycle des Extractions oniriques, ce qui n’est peut-être pas si manifeste puisque, dans les faits, les séquences enregistrées comprennent une part non négligeable de pièces dodécaphoniques ou dérivées, dans une proportion somme toute comparable à la première série des Extractions oniriques. Peut-être même supérieure si l’on compte les enregistrements de pièces solistes (qui sont des enregistrements de travail, non divulgables). Mais ces nouveaux essais ne s’appuient pratiquement pas sur le tuilage (ou ce que j’en rêvais). Au lieu, ce sont des méthodes plus anciennes qui sont employées : superposition de segments de la série et improvisation avec ou sans accompagnement fixe (rotatif). On pourrait presque parler de régression mais c’est un sujet compliqué.

 

Il a pu arriver, en effet, que la série soit perçue comme une forme de régression, sinon une forme régressive, la forme de la régression, même. Chez certains commentateurs de Gérard de Nerval, on trouve cette représentation involutive de ce qui, pour beaucoup, s’apparente au contraire à une logique expansive (sinon impérialiste) : la série elle-même, très présente dans la cosmogonie de Nerval, au point qu’elle structure tout son récit testamentaire, Aurélia. La représentation régressive s’appuie sur une lecture psychologique certes pertinente pour ce qui concerne le rapport du poète à sa mère perdue mais elle méconnaît sérieusement la pensée nervalienne, bien plus consistante et documentée (comme on dit aujourd’hui) que ne permettent de le lire les approches psychologisantes ou psychiatriques de cet auteur si singulier dans ses pérégrinations littéraires et métaphysiques. Dès les années 1830, Nerval se confronte aux thèses de Charles Fourier. Y a-t-il vu une promesse non tenue ? C’est probable. S’il l’évoque plaisamment dans une chronique de théâtre (Jane Eyre), il consacre une part importante des prospections historiques qui nourrissent Les illuminés à réfuter et parfois railler les idées du philosophe. Il en montre les sources également. Il est très clair que Nerval a été marqué par la pensée fouriériste et qu’elle nourrit également, dans son symbolisme, le cycle des Chimères. Nerval éprouve sensiblement une attirance très forte pour la doctrine de Fourier, en dépit de la défiance affichée dans Les illuminés. S’il y a involution, ce n’est pas parce qu’il y a régression vers l’image indéfiniment renouvelée de la mère absente mais au contraire l’impression d’un mouvement en spirale dont le noyau régressif ne fait que se comprimer sous la pression de l’expansion cosmique du principe de série, qui est effectivement au cœur d’Aurélia. On prend trop peu Nerval au sérieux, dis-je et on ne voit de lui que ce qu’on veut voir (le Nerval loué par les surréalistes). Donc, je suis toujours un peu méfiant vis-à-vis de cette notion de régression. J’assume le caractère primaire, grossier, statique, dénué de nuances, des formes ainsi produites. Elles sont le pendant d’un effort à la fois fascinant, absorbant et un peu pénible où chaque fraction de seconde se dilater en minutes et même en heures d’exercice.

 

Quand vous revenez au magnétophone après cela, vous avez envie de pilonner. Alors vous pilonnez. Et là série dodécaphonique est très adapté au pilonnage. Réciproquement, le pilonnage permet de consolider la série où, du moins, son traitement. Le pilonnage reprend en effet bien souvent des articulations un peu difficiles, qu’il faut répéter un nombre infini de fois et alentir si le geste reste imprécis ou trop rigide. Le motif se trouve ainsi décontextualisé et se fait thème. Mais un thème sans variation ni développement. Son caractère un peu fruste n’est pas très problématique dans le contexte du cadavre exquis que compose cet enchaînements d’enregistrements cellulaires mais on est loin des promesses du tuilage, c’est également vrai.

 

Si la ressemblance du processus avec le jeu surréaliste m’est apparu comme une bizarre illumination, force m’est de constater que le terme m’échappe régulièrement. Ma conscience un peu émoussée lui substitue régulièrement celui de « test de Rorschach ». Ce n’est sans doute pas insignifiant. La première image renvoie aux épisodes qui se succèdent, la seconde nous ramène à l’impression du son sur la bande magnétique. C’est peut-être aussi ce qui explique le retour de la chanson dans ce cycle d’extraction onirique qui ne la pratiquait guère jusqu’ici, si ce n’est sous une forme parodique. « La princesse néantiste » comme « Rien n’est impossible » sont des parodies de chanson, nées du dérèglement général qui caractérise le projet. Les chansons parsemées dans cette deuxième série des Extractions oniriques sont d’un autre ordre. L’accompagnement en est très dépouillé. La basse fait office de guitare et n’est appuyée que par le djembe. Ce qui compte ici, ce n’est pas l’instrumentation, l’exécution ou même la chanson. C’est l’absorption du son par la bande.

 

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