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Inventaire des pertes (feuilleton)
Cahier de l’été 1987

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 Article publié le 25 février 2024.

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N 1987-02

Cahier de l’été 1987

Type : Cahier format 11x17, sans doute 48 pages, couverture bleue (?) ; Dates : été 1987 ; Matières : narration introspective, poème ; Textes : néant ; Dessins : non

 

Ce cahier est resté enfoui longtemps près de la cheminée obstruée au grenier de la maison familiale. C’était l’expérience d’un soir, je crois. En tout cas, la rédaction n’en a pas excédé quelques jours, à la tombée de la nuit. C’était un objet singulier car l’été 1987 fut principalement consacré à buriner des textes à la machine à écrire sur des papiers récupérés au grenier. Quand je l’ai retrouvé, deux ou trois ans plus tard, je l’ai éliminé sans réfléchir, je crois. Il comportait une prose introspective, sans doute dominée par l’angoisse mais il me serait bien difficile d’en détailler le contenu, même si je puis rétrospectivement (et illusoirement ?) en associer le souvenir aux proses opaques du repli, qui se sont succédé à partir de la fin des années 1990. Il n’est pas impossible cependant que le chapitre du Sens des réalités « Les félicités moribondes et la pluie incessante » soit dérivé de ce cahier.

 

 

Les félicités moribondes et la pluie incessante

 

1989-1991

 

Led venait sans doute de lever la plume sur le chapitre le plus long de son existence. Sans doute ne faisait-il pas plus d’une dizaine de pages, en écrivant gros, mais des siècles de miséricorde s’étaient avérés nécessaires pour l’écrire. La lumière, cependant, était là, devant les yeux - la facticité de ses maux lui semblait bien plus évidente, désormais. Le bout du tunnel. La pluie ne s’était donc jamais arrêtée de tomber, ou peut-être lorsqu’il dormait ? Mais existait-il, en ces moments qu’il ne se rappelait jamais que par vagues de sensations ? Question imbécile, oui !

La nuit pourtant s’était emparée de chaque recoin. Encore ? Déjà ? Les notions du temps devaient s’y être perdues, elles aussi. Led s’assit sur son lit et alluma machinalement une cigarette. Il se terrifiait tout seul, aidé en cela par l’imposant silence, à l’idée que ses yeux puissent être en train de lui mentir. Ils s’y corrompaient souvent, ivres de pouvoir, ces foutus yeux. Parfois, il pouvait dialoguer avec eux, des heures entières, lors de conversations très tendues - que serais-tu sans nous ? Lui riaient-ils. - Que t’inspirent ces visions ? Les cauchemars et les rêves, tous aussi effroyables, qui se confondent lorsqu’ils sont vécus dans le réel diurne.

Alors il reste là, assis sur son lit, à observer la lumière vive et rougeâtre de la clope tournoyer sur elle-même, onduler - sa main tremblante orchestre la lueur multiforme ; l’approche des yeux, très près, pour la retirer brutalement. La sueur nocturne. Et en un geste, le filtre se retrouve plaqué entre deux lèvres qui l’écrasent, l’étouffent. Jamais le clope ne crie. Il laisse la fumée s’échapper vers le ciel et reste, assis sur son pieu, à écouter le "clang" de l’horloge et il attend (espère-t-il ?) que la lumière du jour vienne le défier ; qu’elle lui dévoile de nouvelles facettes du monde, encore plus attrayantes, plus éblouissantes et détestables encore. Encore et toujours le jour et la pluie qui frappe le pavé. Mais Led reste dans une obscurité qu’il n’a de cesse de détester. Il tire une photographie de son portefeuille. Le visage de la fille est extrêmement pâle. Cela au moins se voit malgré l’obscurité. Il n’allumera pas la lumière.

Pas cette nuit.

La photographie tremble entre les mains de Led, l’expression de terreur sur ce visage, avérée dans le réel.

La pluie au carreau, cette berceuse monotone - ne vous y trompez pas, c’est en ceci que vous trouverez toute sa richesse - et le besoin d’un sein sur lequel reposer son crâne est anesthésié par la fièvre, pleine de pensées extrêmes et sans passion. Il prend une tasse de café et regarde le sucre, encore accroché aux parois. Sec, maintenant. Le mégot échappe aux lèvres de l’individu et plonge jusqu’au sol, tué par l’humidité. Il reste assis ; sans doute cela dure-t-il des heures. Agressé par le froid, de l’extérieur comme de l’intérieur. Et repense aux événements des derniers jours. Les tout derniers jours. Ils croyaient tous le savoir, pourtant : il n’y en aurait pas d’autres. Lumières, flash ! Les lampes-torches qui dévoilent le sable artificiel de la plage. Bruyaille et carnage. La ville sera sourde, ce soir. La mitraille doit sonner un peu comme la mer, cette nuit. Oh, sans doute y eut-il quelques hurlements. C’est cela, des cris... Mais la nuit était pressée ce soir-là et tout s’est passé très vite. La Loi s’était matérialisée juste devant eux et ils n’avaient eu de temps que pour la voir. Ils avaient fui mais pourquoi cette nuit n’avait-elle pas été la dernière ? Il avait couru mais la mort ne l’avait pas rattrapé. Elle l’avait laissé courir, le chaos en esprit, et sans doute ses milliers d’yeux l’avaient-ils regardé fuir. Il avait fini par gagner la route. Un lampadaire unique éclairait la voie. Les bâtisses se resserraient autour de lui. Et le silence serait leur arme. Écrasante. Présomptueuse.

Il s’assit un moment sur le trottoir et regarda l’eau ruisseler dans le caniveau. La pluie lui frappait le visage mais le plus terrible restait à venir. La valse incertaine des détritus dans le caniveau. S’y joignit une cigarette à peine allumée. Des lumières bleuâtres envahirent son champ de vision. C’était sa vie entière qui était réduite à néant ? Oui, oui, c’était elle. Et l’eau dans le caniveau. Une lumière s’alluma, en haut. Une silhouette semblait imaginer n’être pas vue et ainsi pouvoir voir - en toute impunité. La lumière s’éteignit bientôt cependant et laissa le seul lampadaire veiller en sa compagnie.

Petit à petit, à force d’être revécus, les souvenirs de Led s’estompaient et semblaient perdre de leur réalité. Les effets de la fièvre, eux aussi, s’estompaient et, comme deux esprits se rejoignent parfois, le sien retrouva son corps - après une si longue absence ! et il dévisagea l’univers qui l’entourait. Quand il fut certain de son retour à la réalité matricielle, il voulut se lever - mais l’effort n’en valait pas l’éventuel bénéfice. Il referma les yeux et déjà c’était un nouveau départ qui s’annonçait ; des haut-parleurs prièrent les voyageurs d’écraser leurs cigarettes sur les mains de leurs voisins. Il ouvrit de nouveau les yeux pour retomber sur son lit. Il n’y avait que le silence, le vent et l’obscurité pour l’accueillir. Le souvenir d’une mitraille et le regret de n’être pas tombé avec les autres. Au loin, il crut entendre des explosions. Bah - il haussa les épaules.

Du repos. Juste un peu de repos...

Il s’éveilla à nouveau, plus tard encore et la nuit maintenait son domaine. Elle avait envahi son esprit. Des phrases entrechoquées se... de... il

 faudrait un... peu d’ordre... c’est ce qu’il... faudrait, de l’... o... rrr... drrrrre d’rrr.... d’idées - guidées, les idées... sens... à.... qui ? Où ? Morsure. Il hurle mais le silence retombe de suite. Se sentir bouffé par les vers. Oh, ils ont oublié d’attendre... un ou deux jours, pourtant. C’est peu de choses... mais non. Finie, la mort aristocratique ! Il s’entendit rire à ce drôle de songe. Et observa que sa cervelle se détériorait de plus en plus sensiblement - oh, certes, avec une extrême lenteur et très progressivement, en de petites particules poussiéreuses, impossibles à identifier. Il retomba et crut que le sol allait se déchirer sous lui. Il éprouva une certaine lassitude en voyant le plafond, très haut au-dessus de lui. Le plongeon avait peut-être duré un ou deux millénaires - ou quelques secondes.

"Je suis cloîtré." Il se mit à rire de cette pensée, comme pour lui faire honte. Cette fois, il parvint à se relever. Il prit la bouteille qui traînait sur la table et en but une gorgée. Le jour n’allait plus tarder à se lever, désormais. Peut-être la police le trouverait-elle. A quoi bon fuir ?

Chaque soir, ses pensées prenaient des formes plus terrifiantes.

 

 

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