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Cyclope
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 Article publié le 26 octobre 2010.

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Il était boucher depuis l’enfance, s’appliquant à découper les petits animaux qui lui tombaient sous la main, si possible vivants. Il avait perdu un œil — d’où son surnom — en se battant avec son frère aîné à qui il voulait couper un doigt. Lequel ? on n’avait pas trop approfondi la question vu le résultat, mais l’on évoquait le doigt du milieu. Il entra en apprentissage dans un abattoir dès ses quatorze ans et il se plaisait dans l’odeur fade du sang et des chairs déjà nécrosées. Toutefois il regrettait en son cœur de ne pouvoir continuer à disséquer des vivants. Et, souvent, dans le quartier, des animaux de compagnie disparaissaient sans laisser de trace. Il était gros mangeur et grand buveur, arrosant les viandes, qu’il consommait à peine cuites, de bière, de vin et de fortes liqueurs. Avant ses trente ans, il était devenu rond et énorme de partout : lourde face lunaire où béait l’œil unique, l’autre orbite étant voilée d’une taie ; membres épais de bûcheron toujours prêts à l’ahan ; bedaine si ample qu’il ne pouvait même plus voir son sexe en baissant les yeux. Sa présence suscitait une évidente répulsion, même parmi ses proches, et il se terrait désormais en un repaire inaccessible aux autres. Il était parti pour une triste vie et pour une triste fin si l’histoire ne lui eût soudain donné carrière. Quand le Parti Ethniquement Correct s’installa au pouvoir, il eut besoin d’exécutants motivés pour nettoyer les écuries d’Augias. Et le boucher devint curateur plénipotentiaire à la Division de Police Purificatoire.

Il put laisser libre cours à ses désirs et talents dont la variété étonna. Il n’avait pas son pareil pour conduire le pauvre hère qu’on lui mettait entre les pattes à un état indéterminé, indépassable, tout à fait surréel, qui permettait de transformer l’adversaire le plus résolu en un fervent du régime. Les supérieurs hiérarchiques du Cyclope admiraient la façon dont les suppliciés, travaillés par lui, en venaient ou à réclamer, avec l’ardeur de leur nouvelle foi, la mise à mort de l’abject débris, ethniquement incorrect qu’ils étaient ou à jurer de s’engager à leur tour dans l’épuration la plus radicale, la plus sublime. Pourtant l’on en faisait revenir bien peu, la méfiance des maîtres étant toujours en éveil, et le Cyclope pouvait alors s’adonner à son pur plaisir personnel. En effet, tant que ses chefs n’avaient pas tranché, il fallait au bourreau, non ménager ses victimes, mais leur laisser forme humaine pour que l’on pût éventuellement les rattraper in extremis. Quand il avait le feu vert, quand la candidature du nouveau purificateur était rejetée ou le vœu du nouveau converti pris à la lettre, le Cyclope entrait dans sa jouissance. Plus la personne humaine qui lui était livrée apparaissait noble ou belle, plus il s’ingéniait à raffiner les moyens de la défaire jusqu’à l’informe sans couper le fil de sa vie, jusqu’à obtenir une bouillie sanglante qui parle et respire encore, qui témoigne.

Et c’est là que vous serez étonnés car vous découvrirez que le monstre, apparemment le plus viscéral, est, en fait, un être d’une profonde culture, ayant parcouru les principales traditions de la planète et médité non seulement les instruments et procédures de la mise à mort la plus lente mais encore sa logique, sa métaphysique et sa mystique. Il ne se référait guère à la banale et aguicheuse Encyclopédie des supplices qui siège sur l’étagère des salons petits-bourgeois, il n’avait pas visité le musée de Carcassonne ou d’autres du même genre. Non, il se nourrissait d’une science plus discrète, plus austère et plus technique dont il trouvait l’exposé en des volumes presque clandestins qu’il s’était procurés au fil des ans et qu’il avait étudiés avec assiduité. Quand il fut appelé à exercer sa vocation, il était prêt à passer de la théorie livresque et de la méditation fine et éthérée à la pratique. Il s’y jeta avec deux obsessions. D’une part, le souci maniaque d’un protocole technique parfait qui lui fit rechercher les outils les plus adéquats et élaborer des processus très réfléchis et souverainement calculés. D’autre part, un élan mystique qui lui fit quêter, avec ardeur et sans jamais se lasser, dans la chair même de ses victimes l’expression montante d’une extase transcendant la douleur et qu’il avait lue, comme bien d’autres, sur les photos prises au début du XXe siècle, en Chine, du supplicié écorché vif puis démembré et qui resta vivant jusqu’au moment où il n’eut plus ni bras ni jambes, alors que tous ses principaux viscères palpitaient déjà à l’air libre. Ce visage en allé, emporté vers le haut par un regard qui décollait, planait par-delà vie et mort comme une face mystique, plate, pâle et sublime à la fois. Le Cyclope pensait aussi au démembrement d’Al Hallâj, le crucifié de Bagdad.

Des entailles sur tout le corps avec une petite lame solide et effilée comme un scalpel que l’on n’enfonce pas trop pour ne pas léser d’organes vitaux et ne pas provoquer d’hémorragie ; que l’on enfonce assez et en zigzag pour faire très mal et ne pas laisser de chance de cicatrisation. Cet art de taillader exige de bonnes connaissances anatomiques et une parfaite maîtrise du poignet digne d’un chirurgien, souplesse et dextérité. Il se vantait de sa main, incomparable ! Puis il aimait à énucléer un œil, faisant avec un ricanement triomphant et amer de son commensal un borgne comme lui et, s’il avait affaire à un homme, il lui coupait un doigt, le doigt du milieu, en prélude discret au démembrement général. Quelques points d’écorchement où il soulevait la peau délicatement avant d’en arracher des pans. Il avait, pour étouffer des cris insupportables, réinventé la poire d’angoisse chère à l’Inquisition et aux tribunaux médiévaux, cette boule de cuir semi-molle et mobile qui bloquait la gorge comme une préfiguration de la mort par étouffement. Le bruit réduit à des grognements inarticulés, il pouvait se livrer à son art, en toute quiétude et avec la concentration nécessaire. Il avait essayé divers types de scies pour entamer les os vivants et découvert que la meilleure était le modèle le plus courant, à la portée de tous les bricoleurs. Pour couper la gorge tout en sciant la colonne vertébrale à la base de crâne, pour ménager ainsi une agonie de plusieurs heures où le patient s’étouffe lentement dans son sang, l’instrument idéal était une petite scie égoïne d’allure modeste mais pleinement satisfaisante. Il souriait à part lui de ses petites découvertes et de ses inventions.

Et il exerça longtemps sa maîtrise destructrice, la perfectionnant sans cesse. Il travailla à retarder toujours plus l’instant du trépas, ce moment où il perdait tout ce qu’il avait gagné. Il y parvint dans des proportions inimaginables, maintenant en vie de très longues heures des corps quasiment vidés d’organes et sans bras ni jambes, leurs membres jetés en tas à côté d’eux. Sa technique était désormais au point et l’on pouvait dire qu’il tenait en son absolue puissance un corps démantelé jusqu’à son dernier souffle. Mais l’une de ses obsessions n’était pas satisfaite : il n’avait pas encore réussi à saisir et à connaître ce regard emporté, à s’en emparer et à faire sienne cette extase souffrante d’au-delà le martyre qu’il quêtait au bout de chaque supplice dont il était le maître. Il avait beau arracher à temps la poire d’angoisse, il n’obtenait que des borborygmes. Il avait beau scruter l’œil qui restait ou les deux, quand il les avait laissés, en vain. Il alla jusqu’à couper les paupières de ses clients pour mieux voir ce qu’il voulait de son œil voir. Pensant au martyre d’Al Hallâj, en 922 à Bagdad, il se rappela que le cadi, fatigué après une journée entière de supplice, renvoya au lendemain le coup de grâce qui devait abréger les souffrances du prophète déjà intercis. Sans bras ni jambes, crucifié, le saint passa la nuit en toute conscience et poussa son cri de gloire au matin en mourant. Le Cyclope s’efforça de faire ainsi passer la nuit à ses victimes démembrées, espérant lire dans la lueur de l’aube le regard de vérité ou entendre le mot vrai. Hélas ! aucun de ses patients ne franchit le gué de ce passage nocturne et il n’eut à ausculter que des cadavres à l’aurore. Alors, ravagé par un dépit immense et rempli d’un sentiment d’injustice, il hurlait avec rage : « Hommes de peu de foi ! » et il pleurait.

Serge MEITINGER

Chez Le chasseur abstrait :

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