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La petite tortue de Kerkouane
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 Article publié le 20 mai 2005.

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Tout avait commencé là-bas, dans ce pays du soleil, cet ailleurs familier. J’avais longtemps flâné dans les ruines phéniciennes de Kerkouane...

J’ai décidé de m’offrir un hammam, voyage des sens.

L’odeur forte de l’eucalyptus dans la chaleur humide me trouble dès l’entrée. Je sens confusément qu’à partir de maintenant, je dois m’engager dans la lenteur et la précision des gestes, comme dans un espace sacré. A pas mesurés, je traverse la salle de sudation pour trouver la place qui me convient, près du petit bassin d’eau fraîche. Les murs et les bancs de céramique blanche et bleue sont mouillés et tièdes. Je m’assois. Je lève les yeux : le plafond très haut, en forme de dôme, et au-dessus la limpidité du ciel. Tout en fixant les carreaux de faïence, je me liquéfie voluptueusement. Je laisse sortir les idées de ma tête comme les toxines de mon corps. La sueur qui coule sur mon visage et le voile de vapeur troublent ma vision. Les azulejos s’éloignent en dansant. Je ferme les yeux...

***

... Je vivais en Orient autrefois. Il y a longtemps, très longtemps. Je portais longs des cheveux d’ébène aux boucles rebelles que je parfumais d’huiles rares et d’épices mélangées. Mes yeux avaient une étrange couleur vert tendre ; je les cernais d’un halo de khôl noir qui les rendait encore plus troublants. Ma peau était légèrement ambrée, mes lèvres gourmandes, ma voix de miel. Je faisais dessiner sur mes mains et mes pieds délicats des dentelles de henné, aussi précieuses que des bijoux. Ma silhouette était souple, mon allure altière. J’avais reçu une éducation soignée : danse, musique, poésie et même astronomie. Mon entourage se plaisait à prédire que je pourrais bientôt séduire tous les hommes qui m’approcheraient.

Mais les hommes étaient terrifiants en ce temps-là : plus les femmes étaient jolies, plus ils les tenaient enfermées. Je résolus donc de ne me faire remarquer que par la vivacité de mon esprit, les charmes de mon âme et je me mis à écrire des histoires, près de la fontaine de céramique blanche et bleue dont le jet espiègle accompagnait mes rêveries. Je les lisais, cachée derrière des soieries chatoyantes, à un auditoire subjugué, chaque soir plus nombreux. J’envoûtais les hommes sans même qu’ils m’aient aperçue. Chacun souhaitait me faire la cour, chacun m’imaginait. Plus le mystère grandissait, plus ils me convoitaient. C’est ainsi que je suis devenue la plus célèbre, la plus respectée et la plus libre des femmes de toute la région.

En fouillant bien dans ma mémoire, je devrais pouvoir retrouver un de ces contes... tiens, l’histoire du grand Abd al-Rahman ibn Abd Allah, gouverneur d’Andalousie, par exemple. Il s’ennuyait dans son palais... c’est amusant, il suffit de tirer sur le fil du souvenir pour que la bobine entière se dévide. Et les mots reviennent comme si leur flot n’avait jamais été interrompu.

Donc, le grand Abd al-Rahman ibn Abd Allah s’ennuyait. Les hommes sont décidément bien étranges. N’était-il pas suffisamment occupé ?

Moi, à sa place, j’aurais pu me contenter de profiter des délices du palais.

Il était grand ce palais ! Abd al-Rahman ibn Abd Allah en avait-il seulement fait le tour ? Combien de temps avait-il consacré à admirer les dentelles de marbre blanc incrusté de pierres fines, les plafonds à caissons ciselés, les tapis moelleux où mes pieds se seraient enfoncés, pour ne plus quitter cette douceur ? Et les étoffes aux reflets satinés ? J’aurais voulu les froisser de mes doigts puis m’y enfouir le visage, les yeux fermés. Et les fragrances subtiles des plus coûteux encens, et les miniatures raffinées, et les lourds bijoux, et les maroquins vifs des éditions recherchées calligraphiées par les artistes les plus réputés  ?

De tout cela, le grand Abd al-Rahman ibn Abd Allah s’était-il fatigué ?

Moi, à sa place, je serais descendue dans les jardins enchantés où l’eau partout chantait, scintillante sous la caresse du soleil ; l’eau mutine qui rebondissait en cascades cristallines dans les fontaines et les bassins de céramique bleue. Je serais restée longtemps à l’écoute des oliviers argentés, des cèdres bleutés, des arbres à henné qui murmurent directement au cœur des êtres humains. J’aurais promené mes mains sur leurs feuilles, sur leurs troncs rassurants. Puis je me serais assise sur le joli petit banc, bercée par les senteurs du jasmin. Sans doute aurais-je eu la visite des oiseaux effrontés venus réclamer les restes du goûter. Ah ! Les baklavas, les loukoums à la rose, les pâtes d’amande, le thé à la menthe qui ensorcellent le palais !

De toutes ces saveurs, Abd al-Rahman ibn Abd Allah s’était-il lassé ?

Moi, à sa place, j’aurais fait venir les musiciens et les chanteurs aux voies vibrantes. Les percussions, le ud et la darbouka auraient accompagné le cliquetis des ceintures de hanches des danseuses voluptueuses aux voiles transparents d’arc-en-ciel. Et puis, j’aurais convoqué des mollahs, des rabbins et des rationalistes, des philosophes musulmans et des médecins juifs et j’aurais amorcé des joutes sans fin que j’aurais arbitré d’un éclat de rire.

Mais voilà, Abd al-Rahman ibn Abd Allah, qui tenait beaucoup à ce que chacun l’appelle par son nom entier, mais que tous nommaient en secret Abdal, Abd al-Rahman ibn Abd Allah, lui, s’ennuyait.

Cette mauvaise disposition commençait à déteindre sur son physique : le teint pâle, les traits tirés, mal rasé, mal fagoté, il déambulait, lugubre et irascible.

Bien entendu, personne ne le plaignait. Ses sujets s’étonnaient de son manque de sagesse et se demandaient comment, dans la patrie d’Averroès, le calife avait pu choisir un gouverneur aussi peu philosophe. D’aucuns commençaient même à murmurer qu’il méritait une petite leçon.

Allah lui-même, que cette histoire avait fini par irriter, se décida à intervenir.

Il libéra cinq Djinns chargés de corriger Abd al-Rahman ibn Abd Allah.

Pendant la nuit, le premier djinn neutralisa son odorat.

Vous aurez du mal à me croire, mais le lendemain le gouverneur, tout à sa mauvaise humeur, ne s’en aperçut même pas. Son moka du petit-déjeuner ne dégageait aucun arôme, et il ne remarqua rien. Quel coupable manque de sensualité !

Le second djinn fut autorisé à œuvrer. La nuit suivante, il lui ôta le goût.

Le lendemain, Abd al-Rahman ibn Abd Allah trouva ses aliments insipides. J’ai moi aussi du mal à y croire : il entra dans une fureur mémorable sans se poser plus de questions. Quelle faute impardonnable, n’est-ce pas ?

La troisième nuit donc, le djinn du toucher entra en action.

Au matin, le gouverneur, buté dans son isolement, garda les mains dans ses poches et - si si je vous assure  !- ne se rendit compte de rien. Toutefois, dans la journée, voulant flatter l’encolure de son cheval préféré, il eut des doutes et consulta son médecin. Celui-ci ne trouva rien d’inquiétant et mit ces troubles sur le compte de l’état nerveux de son patient.

La nuit tombée, le quatrième djinn fit son œuvre.

Abd al-Rahman ibn Abd Allah se réveilla sourd. Ah ! Il réagit enfin ! Pas de la meilleure manière si vous voulez mon avis. Il hurlait, vociférait, terrorisait ses gens. Les meilleurs médecins de Grenade et de Cordoue s’empressèrent à son chevet. On envoya même des émissaires en Arabie et en Afrique chargés de ramener les plus grands spécialistes. Cependant, sa surdité restait incompréhensible.

Après un délai de réflexion, comme l’attitude du gouverneur ne s’améliorait guère, Allah dépêcha le cinquième djinn. Abd al-Rahman ibn Abd Allah se retrouva aveugle.

C’en était trop pour lui. Il se mit à prier, à supplier. Allah demeura ferme. Alors, perdu sur son lit, le grand gouverneur se prit à rêver. Les yeux clos, il voyait en songe son palais, ses jardins, tous les trésors de la superbe Andalousie. Il aurait tant voulu pouvoir sentir, toucher, entendre, goûter, voir une simple petite fleur, une peau de femme, une voix mélodieuse, une eau pure, un ciel flamboyant  !

A cette évocation, de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Allah sourit et, dans sa grande miséricorde, rappela ses djinns.

Abd al-Rahman ibn Abd Allah sentit les gouttes chaudes sur sa peau. Il sortit sa langue, goûta le sel. Respirant à pleins poumons, il perçut les effluves entêtants des tubéreuses dans le patio tout proche. Il ouvrit les yeux, une blonde clarté inondait la pièce. Des oiseaux chantaient.

Le gouverneur souriait. Il était heureux.

Il avait compris la leçon. Il savait qu’il ne s’ennuierait plus jamais.

Le soir même, il organisa un banquet gigantesque où il invita toute la ville. La fête battait son plein quand il remarqua la jeune Warda qui, comme son nom l’indique, était aussi fraîche que la rose dont elle portait le parfum. Ses joues étaient aussi veloutées que les pétales de sa fleur éponyme. Elles se carminèrent délicatement lorsque le gouverneur lui prit la main. « Oh ! Abdal ! » murmura-t-elle, les yeux baissés, regrettant aussitôt cet excès de familiarité qui pouvait lui coûter la vie.

Mais cette nuit-là, le grand Abd al-Rahman ibn Abd Allah, loin d’en prendre ombrage, en fondit de plaisir.

Oui, j’obtenais toujours un joli succès avec cette histoire, mais celle qui remportait tous les suffrages, celle que mes admirateurs me réclamaient chaque soir à grands cris, c’était les aventures d’Ali, le petit vendeur de pastèques du marché de Bagdad. Ah ! Pauvre Ali ! Il devait travailler dur pour quelques misérables sequins. Un jour qu’il avait trop chargé son âne gris ...

***

... Comme les temps ont changé !

Ce n’est pas une odalisque, ni même un eunuque qui vient me chercher, mais un grand gaillard basané, torse nu et pantalon blanc immaculé. Il m’explique qu’il est étudiant kinésithérapeute et gagne sa vie en officiant dans les hammams des grands hôtels pour touristes.

Il m’entraîne dans la salle voisine, me fait allonger sur un lit glissant de caoutchouc, m’enduit de savon noir, se met à me frictionner vigoureusement avec un loofah. C’est rugueux. Pas trop. J’aime cette sensation forte. La sueur ruisselle sur ses muscles saillants, sur sa poitrine dorée parfaitement imberbe. De temps à autre, il s’asperge d’un seau d’eau froide sur la tête. Son pantalon de lin, qui adhère à sa peau, devient transparent. Il me jette alors à la dérobée un coup d’œil entendu. Comme il a l’air sûr de lui ! Je reste impassible. Il tente d’amorcer la conversation. S’il pouvait seulement se taire ! Il est si beau, ses propos sont si convenus ! Qu’il continue à bien s’occuper de mon corps, et qu’il laisse mes pensées vaguer en paix. Je ne lui accorde qu’un sourire poli.

Il me rince à mon tour, à grands seaux d’eau claire vivifiants, puis me recouvre d’une boue d’argile, d’algues broyées et d’essences de plantes. Le menthol me surprend. D’abord il me brûle, ensuite le froid s’installe. Un froid brûlant.

Je respire doucement, profondément. A chaque inspiration, la menthe puissante s’insinue au plus profond de mon être, dans chacune de mes cellules, en passant par mon nez, ma gorge, mon ventre, jusqu’au bout de mes orteils. La terre, les plantes, la menthe, ces senteurs me ramènent loin...

***

... Je vivais loin d’ici.

La plaine ondulante était un océan infini aux milliers d’effluves. Les hommes laissaient flotter leurs cheveux aussi lisses et noirs que des plumes de corbeaux. Ils étaient fiers de leur liberté. Ils aimaient à chanter et danser le soir près du feu, à moitié nus. Les flammes dessinaient des ombres étranges sur leurs corps bruns. Leurs muscles bougeaient sous la peau glabre. Ils étaient beaux.

La vie était paisible. Ah ! L’odeur de la pipe que les vieux sages faisaient tourner en racontant leurs rêves, des heures durant ! Aucun d’eux jamais n’était parvenu à me déloger de leur cercle. Je m’y étais incrustée petite fille pour écouter leurs histoires. Ils m’avaient ignorée avec la bienveillance due aux enfants. Mais en grandissant, j’avais refusé obstinément de me retirer auprès des autres femmes. Quoi ? J’aurais dû broder des perles, tresser des cheveux ou bavarder sur les qualités des jeunes gens à marier ? Non. Les visions des Anciens me fascinaient  : c’était d’après leurs présages que se prenaient les décisions pour toute la tribu, et j’étais concernée. Que n’aurais-je donné pour fumer et interpréter les signes ? Hélas, leur indulgence n’allait pas jusque-là. C’était déjà bien assez que parfois je vole la parole pour rappeler quelque lointaine légende où s’imposaient les esprits féminins. D’ailleurs, la Terre n’était-elle pas notre grand-mère ?

Certains riaient de mon effronterie. Le chaman, surtout, qui m’avait prise sous son aile. Il disait que notre peuple avait une longue tradition de femmes-médecins, que mon entêtement avait un sens et qu’il fallait en tenir compte. Il m’apprenait à reconnaître les plantes médicinales, à les mélanger pour fabriquer des tisanes ou des onguents. Ainsi, la journée, au lieu de me soumettre aux rudes besognes dévolues aux femmes, tanner et coudre les peaux, je me consacrais à la cueillette, ce qui me permettait de vagabonder à ma guise.

Je venais d’épouser le plus farouche de nos jeunes chasseurs. Il aimait mon caractère insoumis. Il me répétait qu’un jour, il deviendrait le chef, qu’il aurait besoin d’une femme avisée et forte pour le seconder. Nous en étions au temps des folles étreintes, des nuits passionnées. Pour le séduire, je me frictionnais de feuilles de menthe fraîche, je faisais brûler sous la tente de la sauge ou de l’armoise.

Ô le fumet légèrement âcre du foyer, celui, musqué, des peaux de bisons ; mon odeur, verte, la sienne enfin, chaude, vibrante ! Ô m’enivrer encore ! Plonger mes mains dans sa chevelure, coller mon visage sur son torse nerveux, caresser sa peau si douce, lorsqu’il sortait de la hutte de sudation, purifié, et qu’il s’était plongé dans la rivière glacée.

Je croyais que tous les hommes étaient élancés, propres et musclés avant d’avoir vu des Blancs. Surtout, je ne savais pas qu’un être humain puisse être aussi velu qu’une araignée venimeuse, avant d’avoir observé ces Visages pâles enlever leur tricot, en amont de la boucle du fleuve. J’avais eu un haut-le-cœur devant leur peau laiteuse et flasque, leur buste recouvert de poils épais et frisottés. Il y en avait même un avec des petites touffes jusque sur les épaules ! Ils étaient si laids, si effrayants ! Même de loin, cachée dans les hautes herbes, j’avais pu flairer leur remugle peu ragoûtant de transpiration macérée.

J’étais revenue échevelée, ruisselante, alerter le village. J’avais prévenu les Anciens : le cauchemar allait commencer. Les prédictions les plus épouvantables prenaient forme. Il fallait fuir. Vite. Pas une minute à perdre. Démonter le camp et partir tout de suite vers le nord-ouest mettre les femmes et les enfants à l’abri ! Ensuite les hommes pourraient revenir combattre ces démons. Il fallait agir vite, je le savais.

Nos jeunes guerriers trépignaient. Mais les vieux sages avaient tenu à se concerter avant de prendre une décision. Etait-ce une avant-garde ou un groupe isolé ? Fallait-il les tuer maintenant et se préparer à une expédition punitive ? Valait-il mieux fuir ?

Ils en étaient encore à tergiverser quand le déluge de feu...

***

..."C’est bon. Vous pouvez aller vous rincer."

Sous la douche, j’essaie de reprendre mes esprits. Je me nettoie consciencieusement avant de retourner dans la salle chaude. Je retrouve avec bonheur les céramiques, la moiteur voluptueuse du hammam. Tout est calme à nouveau. Je suis seule. Les bruits de la ville ne me parviennent qu’assourdis, déformés. La vapeur emplit mon cerveau, me déconnecte du monde extérieur.

Lorsque la chaleur devient étouffante, je m’assois sur le rebord du bassin dont le fond est recouvert de mosaïques représentant je ne sais quelle divinité antique, Neptune certainement. L’eau m’attire. Je me laisse glisser, le souffle coupé par la fraîcheur soudaine. Sensation de courte durée. Je m’allonge pour rincer mes cheveux. J’ai de l’eau dans les oreilles, je ne perçois plus que les pulsations de mon sang...

***

... C’était le plus bel homme de la cité.

Immense, fort sans être lourd, il se tenait très droit, le menton un peu en avant. Une carrure de Titan, le ventre plat, les jambes robustes, les cheveux frisés coupés courts, rasé de près, à la romaine, il avait le teint olivâtre et arborait le plus souvent un sourire satisfait. C’était un bloc de marbre sculpté par des heures d’entraînement, un édifice de muscles pouvant rivaliser avec les plus athlétiques de nos statues grecques.

Originaire des confins barbares de la province d’Afrique, il terminait son dur apprentissage à l’école des gladiateurs. Ses premières victoires l’avaient fait remarquer et il allait être embarqué pour Rome où le cirque le réclamait. Il rêvait d’un parcours éclatant, d’une vie brève mais glorieuse, comme il sied aux guerriers. En attendant, je comblais son repos.

Bien qu’il n’ait en théorie pas le droit de sortir, c’était aux thermes que son entraîneur nous organisait des rendez-vous secrets, dans un salon privé. Un luxe calculé : le vieux maquignon comptait s’enrichir grâce à son poulain et savait que pour lui donner du courage, ses récompenses devaient être aussi grisantes que ses punitions cruelles.

La clameur de la vie nous arrivait étrangement distendue dans notre tiède torpeur : les sabots des chevaux sur les pavés, les roues des chars qui crissaient, les artisans qui s’interpellaient d’une échoppe à l’autre, le claquement sec des fouets, les marins qu’on hélait en bas sur le port, dans la lumière brûlante de l’été... le clapotis de l’eau qui atténuait tout, plus près de nous, dans la salle du grand bassin où Poséidon, barbu coléreux escorté de dauphins bleus, brandissait son trident.

Je me sentais presque libre dans ses bras vigoureux. Il était persuadé que nous avions la même origine, je l’y laissais croire, il était si tendre avec moi ! J’aimais me perdre sur son corps de géant délicat : le galbe de ses cuisses, ses fesses rebondies, la marqueterie de ses abdominaux, ses biceps, ses triceps gonflés, le renflement de ses pectoraux sous son torse lisse de tout poil, sa peau caramel qu’il ne négligeait pas d’huiler et de parfumer, sa nuque de taureau où mes doigts s’accrochaient dans la tempête, ses mains larges, comme des battoirs, qui m’impressionnaient mais qui savaient se faire infiniment douces... Il était bâti pour l’amour, les hommes stupides avaient préféré le vouer au combat. Bientôt, si les dieux lui prêtaient vie, de riches matrones paieraient cher le plaisir de ses caresses ; moi, j’aurais été rétribuée pour en recueillir les prémices.

Je ne m’informai pas de lui après son départ. Simplement, je gardai la nostalgie d’un corps viril près du mien, d’épaules carrées où poser ma tête pour rêver, parfois. J’aurais aimé...

***

... Voici que revient mon basané attitré. Je le suis. Je m’allonge, docile, sur le lit de caoutchouc. En route pour le grand massage final.

Malgré la suffisance du macho, je fais confiance au professionnel. Ses mains sont sûres, efficaces, c’est tout ce qui m’intéresse. Pétrissage ferme et légèrement râpeux. Les orteils, d’abord, qui craquent comme s’ils allaient se briser quand il les presse dans ses doigts, la vague d’énergie, bulle rouge et chaude, qui remonte le long de mon dos, éclate dans ma tête lorsqu’il frotte la plante de mes pieds, ma colonne qui s’étire, vertèbre après vertèbre, ma peau qui s’échauffe : c’est divin. Il me fait asseoir, se place derrière moi, me manipule dans tous les sens, me tord les bras, roule mes épaules en arrière.

Soudain, une pointe d’angoisse. Un doute me submerge : est-il vraiment qualifié pour ça ? Trop tard. Il attrape ma tête, la tourne brusquement à droite, puis à gauche. Un craquement sonore envahit la pièce. Je suis étonnée de réaliser qu’il provient de ma nuque. Ce n’est pas douloureux, au contraire. Un grand apaisement m’envahit, comme si une tension très ancienne venait de se dissoudre. S’il avait voulu, il aurait pu me casser le cou, comme ça, en une fraction de seconde, je n’aurais pas eu le temps de réaliser, je n’aurais pu, poupée de chiffons molle et malléable, opposer la moindre résistance, la moindre...

***

... La porte vola en éclats.

Dans un fracas aveuglant, des démons furieux tout droit sortis des enfers apparurent. Leurs yeux fous de haine, leurs visages monstrueux, blafards zébrés de boue, leurs vestes kaki ouvertes sur des poitrails hirsutes, ils vociféraient dans un langage incompréhensible.

J’étais toute petite. Quelques secondes plus tôt, je m’offrais aux mains expertes et douces qui me caressaient. Je présentais mes pieds, mon ventre, en gazouillant. Les yeux bridés posés sur moi étaient humides de tendresse. La voix rassurante me berçait, les cheveux de jais me chatouillaient. J’étais allongée sur une natte posée à même le sol de bois de la cabane. J’étais bien. Je riais.

Brusquement, la nature avait semblé faire silence. Seul notre buffle noir au cuir luisant, au mufle humide, aux longues cornes recourbées, aux yeux sombres et confiants, notre brave buffle dont j’aimais tant le contact chaloupé quand on me promenait sur son dos, s’était mis à mugir. Un meuglement étrange, vite étranglé.

Les mains douces posées sur moi se crispèrent. J’entendis les gémissements et les supplications de la voix familière, puis je fus soulevée dans les airs.

Le bracelet de douleur autour de mes chevilles, mes talons arrachés, tout mon être raidi, révulsé, dans ce balancement violent, insensé, ma tête qui tournait, mon univers qui valsait au bout de ce bras sale qui empestait la mort, le mur qui s’approchait. Mon petit corps inerte retombant dans un bruit mat, les hurlements de ma mère qui rampait vers moi, ensanglantée, ma nuque raide.

Dehors, déjà, la vie reprenait. Le village sur pilotis dans la clairière, adossé à la forêt profonde aux mille verts : intenses, pastels, jaunes ou bleutés, suaves senteurs mêlées ; la forêt sauvage bruissante de mille vies : frémissements des insectes, piaillements des oiseaux, feulement du tigre, rires des singes fous qui toujours jouaient. Un peu plus bas, c’était le vert cru des jeunes pousses dans les rizières scintillantes sous la lumière cuivrée, les collines sculptées de champs en terrasses, les couchers de soleil orangés. Près de la rivière, les femmes qui rentraient, fines et souples sous la cotonnade des longues tuniques sur pantalons, leur chevelure au parfum épicé relevée sous les chapeaux de paille coniques, entonnant d’anciennes mélopées trop aiguës...

***

... "C’est fini. Vous pouvez vous relever doucement. Prenez votre temps."

Fini. Comment me relever ? J’ai l’impression que mes membres, vidés de toute vigueur, ne m’obéiront plus jamais. Je parviens à me mettre debout, et c’est les jambes flageolantes, légèrement écartées, que, telle un girafon malhabile, je fais mes premiers pas. Mais l’instinct revient vite, la mémoire du corps est intarissable.

Je retourne au vestiaire. Je me sèche. Je veux arranger mes cheveux, et me surprends dans le miroir. C’est moi ça ? Je suis déçue. Je ne me souvenais plus que j’avais cette apparence-là. Je dois me ré-apprivoiser.

Je m’enveloppe dans le peignoir en éponge, direction la salle de repos aux murs ornés de faux moucharabiehs. Je m’installe sur le divan, au milieu de coussins moirés, un épais tapis sous mes pieds nus. Une jeune fille discrète me sert un thé à la menthe. Elle étire le fil liquide et parfumé, entre la théière argentée et le verre peint d’arabesques, du même geste ample qu’ont les confiseurs de fêtes foraines pour façonner les berlingots. Je prends une corne de gazelle. La jeune fille s’éclipse dans un sourire. Mum ! C’est bon. Le Bon Dieu en culotte de velours.

Je suis totalement relaxée, propre comme jamais, lourde et légère, ici et ailleurs...

***

... Je danse sur la terre rouge d’Afrique. Je bats le rythme de la plante de mes pieds nus. Je prends le pouls de la terre qui me renvoie son chant démesuré. Le sol me donne la cadence.

Je frappe la terre rouge d’Afrique de mes pieds nus, je la frappe inlassablement pour faire monter en moi sa sève nourricière et sentir dans tout mon être les vibrations lancinantes des percussions guerrières.

De partout des sœurs me rejoignent. Autour du feu qui se tord, pieds nus sur la terre rouge, nous sommes les femmes en transe. Dans la touffeur de la nuit équatoriale, transportées par une exaltation débridée, brûlantes de désir, hurlant notre délire, nous arrachons nos guenilles, les jetons à la face des totems féroces et nous offrons, dans le plaisir infini de l’abandon total, luisantes de sueur, haletantes, sauvages et toutes-puissantes, pareilles à ces déesses barbares qui sans cesse recréent le monde à partir du chaos qu’elles ont généré...

***

... - Vous vous êtes endormie, madame. Excusez-moi, mais nous allons fermer.

- Oh ! Désolée. Je vais me dépêcher.

- Non, non ! Ne vous pressez pas. Ce serait dommage. J’ai tout mon temps. Vous avez aimé le massage ?

- Beaucoup. Merci.

- Il faut dire que je vous ai fait un soin spécial. Je ne peux pas mettre autant de temps pour tout le monde ! Je voulais vous faire plaisir.

- C’est gentil.

Oh non ! Il ne va pas me draguer maintenant ?

- Pour moi c’était très agréable de passer ce moment avec vous.

- Vous êtes gentil mais je dois y aller maintenant.

Qu’est-ce qu’il est lourd ! Il va me gâcher le plaisir du massage.

- Si vous voulez, ce soir, on pourrait...

- Non merci.

Décidément, quel pot de colle ! Il ne comprend pas qu’il n’existe pas ? Depuis quand les mains ont-elles la parole ?

- Pourtant il m’avait semblé... je veux dire vous êtes très jolie, on...

- Merci. Non.

- Vous me plaisez tell...

- Inutile d’insister.

Enfin tranquille  ! Adieu l’ectoplasme !

Je me souviens. A Kerkouane.

Le soleil implacable écrasait les pierres et la poussière du chemin. Il flottait dans l’air des fragrances minérales.

Du haut du promontoire, près des colonnes de marbre, la vue se dégageait, belle à couper le souffle : entre deux oliviers vénérables, la Méditerranée luisante, en contrebas, frémissait à peine, aveuglante de lumières, du cristal turquoise près des rochers à la pourpre du large, nappée de jade, de saphir, de vif-argent.

Le chant de la brise timide, accompagnée de quelques cigales têtues, n’était rythmé que par le crissement de mes pas dans la rocaille. Tout était calme et serein. Les ruines semblaient muettes pour l’éternité. Je caressais l’enduit de murex, d’une surprenante douceur, des baignoires puniques, quand un frottement attira mon attention. C’était, sur le sentier escarpé venant de la mer, vaillante sous la chaleur ardente, grimpant, lente mais déterminée malgré les cailloux coupants, une tortue à la carapace mordorée ornée de larges écailles bronze. Elle était petite mais elle avançait.

Lorsque je la pris, elle tenta d’abord de m’impressionner en crachotant, puis se laissa caresser la tête, résignée. Pour me faire pardonner mon interruption, je la déposai au sommet de la côte, dans le maigre bouquet d’herbes vers lequel elle se dirigeait.

Je ne savais pas pourquoi son apparition avait un tel effet sur moi, mais je me sentais submergée d’optimisme et de reconnaissance. En partant, je dus me faire violence pour ne pas l’emmener, regrettant déjà sa présence attendrissante.

Je l’ai surnommée "la Petite Tortue de Kerkouane ". Son souvenir me hante depuis. Il me semble qu’elle avait quelque chose à me dire, quelque chose que je ne parviens pas à saisir.

 

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