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Une flaque d'ombre
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 Article publié le 20 mai 2005.

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Il faisait très chaud cet été-là. Un été exceptionnel, le plus chaud que nous ayons connu. La sécheresse s’était installée. Les enfants étaient allés jouer dans le champ derrière les maisons, entre le petit canal et la courbe de la rivière. Ils s’étaient regroupés le plus près possible de la berge, à l’extrême limite du pré, mais là non plus, pas de fraîcheur. Pas un souffle de vent. Même les roseaux qui poussaient dans la vase du fleuve avaient jauni. Les foins avaient été fauchés et ficelés tôt dans la saison. La terre craquelée formait des petits carrés aux fissures béantes, comme des lèvres gercées qui n’auraient cessé de s’entrouvrir sur un rêve de pluie. Le soleil plaquait au sol un air lourd. Les épices de l’herbe coupée poivraient des effluves fades de boue et de bouse desséchées. Les vaches avaient fui la canicule et les enfants. Elles somnolaient, assommées, à l’ombre d’un hangar de fortune. Indifférentes aux cris des gamins, elles ignoraient que leur abri était l’enjeu de la bataille rangée qui faisait rage, derrière les bottes de paille, entre les cow-boys et les Indiens.

La petite fille ne pouvait plus attendre.

Elle se mit à courir.

Des insectes bruyants menaçaient à ses oreilles. Elle s’éloignait du groupe, balayant des yeux l’immensité jaune de la prairie à la recherche d’un coin tranquille. Mais il n’y en avait pas.

Elle courait.

Les tiges de paille, coupantes et dures, piquaient ses pieds à travers les tennis de toile légère. Elle portait un short de vichy rose et un tee-shirt assorti. Elle courait de toutes ses forces, le rouge aux joues. L’air brûlant lui desséchait les muqueuses. Ses cheveux coupés courts, comme un garçon, s’étaient plaqués sur son front humide. Elle jetait aussi loin que possible ses longues jambes dorées de chat efflanqué.

La petite fille courait toujours.

Elle se demandait de temps à autre si elle était assez loin. Elle se retournait, s’accroupissait : non, elle voyait encore trop distinctement les guerriers embusqués, ils pouvaient donc la voir aussi. L’endroit n’était pas sûr, il fallait continuer.

Et la petite fille reprenait sa course.

Les maisons semblaient minuscules, là-bas au loin. Elle ne s’était pas rendu compte, quand elle avait suivi les grands tout à l’heure, qu’ils avaient fait tant de chemin. Personne n’avait remarqué sa fuite. Elle pouvait peut-être s’arrêter ? Non, toujours pas. La vue était trop dégagée.

La petite fille courait.

Elle regardait où elle posait les pieds sur ce sol inégal. Attention à ne pas se tordre encore la cheville entre les crevasses et les mottes dures comme des cailloux ! Elle en avait assez des entorses du pied droit, toujours le même ! Et si elle tombait sur un serpent dans cette fournaise ? Son cœur et ses jambes s’emballaient. Elle sentait dans sa gorge monter des sanglots secs.

Heureusement les maisons grossissaient. Le bouquet d’acacias qui séparait le pré de l’arrière des jardinets était maintenant à sa portée. Elle pouvait y arriver. Les arbres formaient une flaque d’ombre. Du vert et du sombre : un peu de fraîcheur dans cette lumière poussiéreuse.

Elle serait bien cachée, là.

Inutile d’aller plus loin.

Mais elle entend des voix dans les jardins. Zut ! Si quelqu’un venait ? Impossible de rester ici  ! Tant pis, elle va tenter sa chance : quelques dizaines de mètres de plus, ce n’est pas la mer à boire, autant tenir jusqu’à la maison !

La petite fille va repartir quand, soudain, elle sent quelque chose se relâcher dans son bas-ventre, une chaleur mouillée emplir sa culotte. Elle se contracte, essaie de se retenir, de stopper le liquide avec ses mains. Rien n’y fait. Son urine continue de se répandre contre sa volonté, ruisselant le long de ses cuisses, de ses mollets, sur ses chevilles, sur ses pieds. Même plus le temps de baisser son short et sa culotte ! Même plus la peine.

Et puis zut ! Les garçons, eux, ne s’éloignent que de quelques pas et personne ne se moque. C’est injuste ! Elle en a trop envie ! Autant en profiter !

La petite fille debout regarde couler le jet puissant et dru qui éclabousse le sol, le jet bruyant qui semble ne jamais devoir s’arrêter, pulsant au rythme effréné des coups de tambour dans sa poitrine, et elle sourit. Elle n’a plus honte. Tout son ventre se détend. Elle est submergée par le bien-être que lui procure sa vessie en train de se vider, interminablement, inexorablement.

Plus rien maintenant, aucun garçon moqueur, aucun adulte offusqué, aucune injonction, aucune supplique, rien ne saurait plus l’arrêter.

Plus rien et c’est bien.

 

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