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Le petit scorpion noir
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 Article publié le 20 mai 2005.

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L’imposante bastide blanche à flanc de colline.

C’était la maison du Midi. Tout le clan s’y retrouvait pour les vacances. Solana a gardé la nostalgie de l’immense terrain d’aventure de son enfance : le jardin étagé sur trois niveaux. En haut la pinède, en bas la fraîcheur de l’eau, et au milieu la terrasse, sorte de place de village à échelle familiale. Trois paysages, presque trois climats différents, trois univers reliés verticalement qui la faisaient voyager loin dans sa tête.

La terrasse rouge, ombragée de platanes centenaires.

Des petites panières y étaient accrochées où les écureuils venaient chercher les morceaux de pain dur qu’on leur réservait. Solana avait souvent chevauché leurs énormes branches, traversé sur leur dos des étendues imaginaires, soulevé des morceaux d’écorce pour caresser leur peau pâle et douce comme on flatte l’encolure d’un pur-sang. Mais les adultes en bas ne pouvaient s’empêcher de l’interpeller pour la ramener au sol.

La fontaine à vasque.

Son jet gazouillait. On disposait autour le salon de jardin criard des années 70 et la balancelle où le grand-père faisait tinter sa cuiller, en tournant trop vite son café trop fort.

L’intérieur,

la cuisine,

la salle à manger d’été,

puis la grande pièce fraîche.

C’était la chambre des parents. Il y règne une atmosphère d’église.

Le lit haut, large, recouvert d’un jeté de dentelle,

la commode-miroirs 1930,

le sol dallé de losanges bruns et blancs, roid.

Solana aperçoit un petit scorpion noir.

Elle le pousse délicatement du pied. Il ne bouge pas. Elle s’accroupit pour mieux voir son corps articulé, un rien vernissé, ses pinces fines, sa queue à peine recourbée semblant encore menaçante.

Elle approche sa main, donne une pichenette du bout de l’ongle, recule vivement avec un cri étouffé. Il n’a pas bronché. Il est bien mort, momifié, mais elle frissonne quand même.

Elle se redresse pour prendre un papier jauni sur la commode, se dévisage dans le lourd miroir rococo.

Elle revoit l’enfant rêveuse qu’elle était vingt-cinq ans plus tôt, à l’âge de sa fille aujourd’hui : révoltée, solitaire, à des millions d’années-lumière de la mature Clara.

La petite Solana quittait la terrasse où les grands discutaient.

Au pied du double escalier en V inversé, la niche bleu ciel qui abritait la vierge de plâtre blanc. A droite la cascade miniature, à gauche, vers la source, l’ancien bac à lessive, profond, à l’eau toujours glaciale, même en plein été. Devant la grotte aménagée en cabane à outils, le bassin, pompeusement dénommé piscine, où pouvaient s’ébattre les enfants. La fillette s’enfonçait dans les bambous. Au milieu, un disque nu comme une clairière. C’était sa cabane.

Elle aimait s’y retrancher pour s’inventer des histoires à l’abri du regard des adultes. Elle serait bien restée des heures assise sur la terre humide s’il n’y avait eu les scorpions. Ces petits scorpions noirs dont la piqûre devait être terriblement douloureuse. Douloureuse aussi, sans nul doute, celle de ces maudites guêpes qui toujours gâchaient les repas familiaux. Solana était terrifiée, tant par les guêpes et les scorpions que par les réflexions blessantes qui pouvaient fondre sur elle d’un instant à l’autre.

Alors s’enfuir,

courir,

prendre l’escalier de chèvre pour éviter la terrasse et les questions,

grimper par la colline pour arriver directement à la pinède.

Les stridences assourdissantes des cigales dans ses tempes palpitantes. L’odeur rassurante des aiguilles de pins craquantes, celle du calcaire chaud qui affleurait par larges plaques blanches, telles des îles-refuges sur une mer démontée. Sauter de roche en roche pour atteindre la plus grande, plate et lisse, comme une plage. Se laisser tomber sur sa tiédeur parfumée, la sentir, la toucher. S’y aplatir le temps de reprendre son souffle, s’imprégner de sa force, de son éternité.

Sauvée !

Solana recueille délicatement le petit scorpion noir sur la feuille de papier jauni.

Elle l’examine, pose doucement son doigt sur l’aiguillon de la queue, sans ciller. Elle soupire longuement, se redresse, se croise à nouveau dans la glace. Elle se sourit, se trouve belle et sereine. Elle n’a plus peur. Ni des scorpions, ni des guêpes, ni même des aiguillons cinglants ou venimeux des aînés de sa famille. C’est fini ce temps. L’heure est au renouveau.

Scorpion séché ne peut plus détruire, ne peut plus blesser.

Elle va l’emporter comme un trophée.

Pour Clara, née sous le signe du Scorpion,

il se fera fétiche.

 

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