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Tétra
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 Article publié le 3 juillet 2011.

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Le ciel, parchemin infini d’un bleu profond en cette matinée d’avril, délivrait un curieux message en une unique farandole de petits altostratus aux contours indéfinissables. Alphabet de l’inconnu, caractères inachevés d’un enfant peintre, la chape bleutée augurait d’une après-midi poétique.

Tétra. Tétraparésie. Pas besoin d’être toubib pour se rendre compte que cela sent l’étron à plein nez. Paralysie incomplète des quatre membres. Inutile d’être toubib donc. Et c’est pourtant lui qu’on appelait. Systématiquement. Appeler, appeler… Fariboles tout ceci ! Car il n’était en rien convié chaque jeudi à se rendre en ce foyer touché par un cygne noir : sa feuille des contre-visites à effectuer durant ses remplacements chez le Dr Karamba comportait inéluctablement l’adresse de Mr JB. Tétraplégique. Enfin, tétraparétique. C’est toujours mieux. Au moins il peut bouger un peu. Mieux ? C’est à voir. Faudrait lui poser la question à lui, JB, le principal intéressé. Nous, c’est ce que l’on pense. Logiquement. On se dit qu’il est après tout logique de préférer être tétraparétique que tétraplégique. Curieux raccourci d’âmes vaillantes portées par deux solides colonnes de muscles. On n’envisage jamais le pire : la mort. Et si la mort valait mieux que la tétraparésie ? Nous, pauvres hères crapahutant cahin-caha sur le chemin de la vie, l’on ne pense pas assez. Pas assez jusqu’à ce que cela vous tombe dessus, comme un cygne noir, telle une averse imprévue d’une belle journée d’été.

Les convives batifolaient autour du barbecue flambant neuf, enivrés par un verre de Bandol tout aussi gorgé de soleil que l’était leur peau encore brûlante, réminiscence d’une après-midi de réjouissances passée au bord du lac, sur ses rives à l’herbe jaunie par la puissance des rayons de l’astre en éruption perpétuelle. Une musique douce, le champ des cigales, les effluves des touffes de lavande, le paysage creusé de vallons couleur ocre, la douceur de légers vêtements de lin… Une belle soirée d’été. Le crépitement de la masse grasse du salmonidé d’élevage, lorsque ses gouttelettes atteignaient les braises, parachevait la quintessence de ce quintette sensuel à vrai dire bien complet. Et soudain… Soudain le cygne noir. L’orage. Ce fut la nappe à carreaux qui la première se manifesta, dansant sous la brise naissante puis, mue par une bourrasque aussi violente qu’inattendue, tenta de s’échapper, faisant valser la bouteille de Bandol. En moins de trois minutes, ce fut le déluge. En moins de dix minutes, les éclairs dominaient le ciel à présent d’encre. En moins d’une heure le torrent de boue percuta la large baie vitrée derrière laquelle les convives admiraient le déchainement des cieux, les cheveux encore humides et l’esprit rendu servile à la nonchalance par le fameux Bandol. Tous périrent. Un cygne noir.

Tétraparétique donc. Ça fou les boules. Chaque fois. Tu as beau positiver. La « Positive attitude », c’est un truc de jeune. Parfois, il n’y a rien à faire. Rien d’autre que pleurer. Hurler. Ça doit être un truc de ce genre, être un homme. Mouais… Lorsque ton système nerveux en vient à te commander tel un robot le matin, lorsque ton étron se manifeste avec la ponctualité de ton chien en demande d’une promenade, lorsque tu n’as même plus à penser et que, chaque matin, tu te dis qu’il est temps, mais alors vraiment temps d’arrêter la clope, cette fichue clope qui t’oblige à d’immondes raclures de gorges, la fameuse toilette pulmonaire de 6H00, lorsque tu commences vraiment à te demander ce que tu fou, à quoi cela sert-il, et surtout, si ce système robotisé tiendra encore longtemps… Bref, lorsque tu en arrives à ce semblant de non-retour, là, ce doit être cela être un homme. Il n’y a plus d’adret. Rien que l’ubac. Oh ! Tu le sais bien pourtant, les rayons du disque de la joie existent bel et bien. Ils perdurent et lancent leurs petites flèches d’or. Mais plus rien ne t’atteint. Tu es protégé. Prisonnier. L’ubac te garde. Et tu poursuis ton chemin. Sur le même versant. Sur le même registre. Tu attends le passage à guet. Mais impossible de traverser. D’autant plus que, parti des sommets immaculés, tu te diriges depuis de longues années vers la vallée. Alors… Ce fichu torrent, lui qui charrie tes tourments, il va croissant. Alors… Le passage à guet. Ce n’est pas pour tout de suite. C’est cela mec, être un homme. Accepter. Accepter l’inacceptable. Même le pire : le cygne noir.

 

12H32.

C’était donc un homme qui se gara devant l’allée qui menait au numéro 57. L’allée était étroite et formait un angle droit avec la rue du cabinet, qui se trouvait à moins de trois cent mètres. Trop étroite pour s’y engager autrement qu’à pied, à vélo ou à la rigueur avec une voiture sans permis, un curieux type de véhicule que possédait le foyer du 55. Il se gara donc. L’homme se gara. Le toubib se gara. Mais cela, on s’en contrefiche. Au diable le toubib ! C’est l’homme qui nous intéresse aujourd’hui ! Le guano de la mouette, il peut vous tomber dessus n’importe quand, toubib ou pas. Certes.

L’homme, Candide, attrapa sa mallette et escalada le talus. Je vous le disais : le passage à guet, ce n’est pas pour tout de suite, me voilà remontant à flanc de montagne. Candide se racla la gorge, non s’en s’être assuré qu’il n’était observé. Un truc de toubib. Dur de quitter ce costume. Pourtant, qu’est ce qu’ils font les hommes, les hommes du comptoir de ces cafés crasseux, ceux du fond, ceux dont la peau de cuir, tannée par les embruns de la vie, demeure à priori inexpressive ? Ils se raclent la gorge. Sur ces entrefaites, Candide se racla une seconde fois la gorge, cette fois sans prêter la moindre attention au jeune homme en T-shirt qui sortait de la voiture sans permis.

- Bonjour Candide !

- Bonjour John ! Belle matinée n’est ce pas ?

- Magnifique ! Alors, on est de retour ?

- Bah… oui. Pour deux semaines !

- Karamba est encore en vacances !

- Et ouais. Que veux-tu ! Bon… à plus John !

- A plus Candide !

Point de hiérarchie sociale. Point de « docteur » Bien. L’on progresse. « Docteur », c’est un truc de naze. Franchement. Ça ne fait du bien qu’à certains parents, tout émoustillés qu’ils sont de pouvoir donner du titre à leurs progénitures. Mon fils ? Il est DOCTEUR. Ouais, et alors ? Il a reçu une bonne dose de guano sur la tronche ce matin pourtant. Et ses étrons ! Mon dieu ses étrons ! Priez-le ciel pour ne pas lui succéder au cabinet.

 

Déjà, l’homme apercevait le plan incliné, bricolé par un ingénieur jamais diplômé. Le plan incliné qui ne servait presque jamais, le tétra ne sortant qu’en de rares occasions, car n’ayant pas les moyens de s’offrir une quatre roue à moteur. La sécu ne s’occupait pas des moteurs. Un quatre roue, oui, certainement, mais pour le moteur, va voir ailleurs !

Putain de plan incliné. Chaque fois que je le vois, c’est pareil : déjà le tsunami de la pitié envahissait chacun de ses pores. Douche froide. Point de congélation. Point de fusion de cette haine qu’il sentait grandissante à mesure qu’il parcourait le plan incliné. Putain de saloperie de cygne noir. Point de congélation donc, transition inverse.  C’est un peu comme ces freezers de superette. Ouais. Quand t’étais gamin, ta main restait toujours collée. Là c’est pareil, la pitié te colle à la peau. L’homme frappait désormais à la porte, le corps malmené par cette dichotomie thermique.

Le tétra picolait. Depuis deux ans. Il essayait de tenir mais... tétra. A quoi bon ? En plus, ses initiales, ses putains d’initiales, c’est JB. Candide esquissa un sourire lorsque cette pensée eut éclos, sa température corporelle s’étant stabilisée vers une chaleur supportable pour les bourgeons de la pensée rationnelle. Sourire. Positiver. On se ment. La chatte sur un toit brûlant. Lui, il en était tombé du toit. Bah ouais. Un truc tout con. Il y a trois ans. Mais les corbeaux, c’est pour les amateurs. Pour les hommes, comme JB, enfin, les vrais je veux dire, pas les toubibs en costumes, pour les hommes donc, le corbeau, c’est de l’amateurisme. Eux, lui, JB, c’est carrément le cygne qu’il avait rencontré. Et tu parles d’un cygne ! Trois mètres. Il était tombé de trois mètres. L’échelle avait basculé en arrière, on ne sait pourquoi, et… à quoi bon de toute manière. C’était arrivé, vlà tout. Une sorte de coup du lapin. Tans qu’à faire, puisque les animaux sont omniprésents en ce jour. Une brique. Sa nuque avait percuté le tranchant d’une brique. Cygne noir je vous disais. L’horreur. Pire même. Aurait-il préféré y rester ? Souvent, Candide y pensait. Pas une semaine de l’année à vrai dire. Pas une semaine sans que je pense à toi JB, où que je sois. C’est cela le pire. Pardonnes-moi JB si je m’exprime en ces termes. Mais ce que je puis dire, c’est que je pense souvent à toi. Et JB. Je te le dis aujourd’hui, ça me fait mal. J’ai mal pour toi. C’est l’homme qui te parle JB. Un homme qui pleure. Un homme qui hurlerait jusqu’à s’arracher les cordes vocales si cela avait un sens, si cela pouvait te servir… Mais on le sait tous les deux JB : putain de merde. Y’a que ça à penser ; on le sait toi et moi. Plus rien qu’un océan de larmes.

Alors… Toubib de merde ouais. Qu’est ce que j’y peux moi. A part, à part faire mon Big Daddy : te mentir. J’aimerais que tu sois Brick. On pourrait avoir une discussion qui nous ferait du bien à tous les deux. Moi aussi JB j’en ai besoin, parfois. Faut pas croire. Je ne suis qu’un homme.

Alors JB. T’aurais préféré y rester finalement ?

La question de trop. Celle qu’on ne pose jamais. Hypocrisie salvatrice. Tout va bien. Tension, ordonnance, quelques phrases routinières, à la semaine prochaine. Mais au fond. Au fond : un abîme de souffrance.

J’y ai déjà pensé JB tu sais. Ouais. Si un jour je gagnais au loto. Je ne joue pas mais on s’en fiche de ça. Si un jour je gagnais, je m’étais dis que je t’organiserai quelques sorties. Ouais. Je pourrais t’acheter une camionnette. Tu sais, une camionnette toute équipée, une sorte d’ambulance anonymisée, rien que pour toi. Avec  deux boys. Ouais. Ils t’emmèneraient partout où tu voudrais. Avec un peu de fric, ça irait mieux JB. Mais c’est mon truc à moi tout ça JB. Peut-être que toi, peut-être que toi, tout ce que tu aurais voulu, c’est y rester…

Alors JB. T’aurais préféré y rester finalement ?

Candide faisait ce qu’il pouvait. Il essayait de passer davantage de temps que Karamba. Karamba, lui, il n’a jamais le temps. Qu’est ce que je peux faire d’autre pour toi JB ? Je ne suis qu’un homme. Je viens te voir, chaque semaine. J’ai une mallette certes, mais je ne suis qu’un homme. Ce que je fais, n’importe qui pourrait le faire ici. Alors, pourquoi dois-je venir ? Attention… J’aime bien venir mais à quoi bon ? Si je te fais du bien, tant mieux. Mais le fond des choses JB, faudra-t-il y venir un jour ?

Alors JB. T’aurais préféré y rester finalement ?

JB et sa bouteille de scotch. JB et son ancien travail. Son travail, la véritable huitième merveille du monde. Car faut l’entendre en parler, JB, de son ancien boulot. On se plaint mais, faut l’entendre JB ! Son boulot, c’était quelque chose, le Graal presque. D’ailleurs, lorsqu’il m’en parle, inévitablement, je songe à ce reportage télé, celui dans lequel on peut voir ce Rom, vaillant râblé cherchant désespérément du travail. Désespérément car en vain. La faute à une curieuse loi taxant les employeurs embauchant les Roms. Tout n’est que mascarade et hypocrisie JB ; on le sait tous les deux. Mais Candide et JB continuaient à jouer leur Big Daddy. Il en valait mieux ainsi. Pour chacun. Pour la société. C’est ainsi. Kübler-Ross et ses étapes, c’est fichtrement intéressant mais cela ne sert que ceci : le mensonge. Mais parfois, c’est mieux. Simplement, pour un homme, à la longue, c’est usant.

Alors JB. T’aurais préféré y rester finalement ?

Kübler-Ross, des étapes de génie mais, c’est juste une excuse. Mouais, c’est ainsi : ça te donne juste une excuse pour te placer sur tes grands chevaux de toubib. Et en fin de compte, ça ne sert pas à grand-chose à notre JB. Il s’en fou lui des étapes du deuil. Tétraparétique. Tous les jours, à chaque seconde même, son corps le lui rappelle. Va t’en faire ton deuil avec ça ! Trop tard : le cygne est passé. Mouais. C’est comme la rose sur le cercueil, ça ne fait du bien qu’aux autres, point à l’intéressé. Un truc de toubib donc. Qui ne sert à rien chez JB.

La chatte sur un toit brûlant. Tennessee. L’avait tout compris lui. Et tant qu’à être hypocrite, autant le préciser : la visite mensongère est payée 33 euros. Candide en avait la nausée à présent. Faut bien vivre. Tennessee. Quelque chose en moi de Tennessee, ça doit être pour cela que tu as systématiquement l’estomac retourné. Putain de cygne noir.

Pardonnes-moi JB mais là, j’ai trop envie de chialer. Je ne suis qu’un homme. Un homme au bas du mur. Toi, ô JB, tu les gravissais agilement les murs autrefois. Toujours en haut. En haut du mur, tu l’étais toujours. Mois JB, je suis en bas là. Je sais. C’est horrible tout ça. Je suis en bas du mur et je ne sais. Je me dis que, de toute façon, être en haut du mur ne me servirait à rien, lorsque je pense à ton parcours. Alors, je reste en bas. Et je pleure. Je pleure pour toi JB. Ô JB, mon frère.

 

 

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