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II - Ni pour tout l'or du monde
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 Article publié le 11 décembre 2005.

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Cantate des locomotives qui traverserent la nuit

 

 

“Vers Madrid, une nuit, va le train à travers le Guadarrama.”
Antonio Machado

 

C’était ces trains à recommendation inexacte vers un Eldorado de complications.

C’était ces trains chargés de présages, mouillés par la pluie.

C’était ces trains inattendus sentant la friture d’un conte de O. Henry,

avec sa technique du Far West, trains pris d’assaut

qui s’emparaient du cœur dans la mémoire de quais désolés.

C’était ces trains qui partent de quelque endroit étrange

pour ne jamais arriver quelque part ;

mais qui se réjouissent du retour imperturbable

de ceux qui s’en sont allés pour toujours.

 

Verhaeren eut le malheur d’être écrasé par une de ces locomotives de Flandres,

qui amenaient les vers dangereux de la nuit interdite,

couvés sous le froid du matin dans quelque coin de la montagne.

Comme le surgissement d’un bateau fantôme qui ne voit pas,

ni n’écoute les sirènes d’alarme de minuit

ni l’entrée au port de la veille.

Attila József chante ta marche nocturne.

 

C’était ces trains de l’est et de l’ouest,

qui venaient chargés de présages mouillés par la pluie

et radieux de veillées mélancoliques.

C’était ces trains du nord et du sud,

qui amenaient les vers dangereux de la nuit interdite.

 

C’était ces trains dans lesquels se perdait le regard aveugle de Borges,

qui s’évanouissait dans le crépuscule d’une gare de Buenos Aires,

pour un baiser de Matilde Urbach.

C’était ce regard aveugle de Borges, qui resta à attendre,

comme restent à attendre les promesses non tenues.

Ainsi, j’aime les trains qui viennent de la lune.

Pas les trains qui s’enfoncent dans la mer.

 

C’était ces trains absents qui se perdaient dans la nuit,

jusqu’à ce que, comme une femme somnambule et insatiable,

ils se séparent fatalement sur un quai solitaire du vieux sud.

 

C’était tous ces trains d’Amsterdam, de Paris, de Madrid,

de Barcelone, des montagnes américaines,

qui m’amenaient à demander la gare des Désemparés,

dernier voyage de Enrique Lihn.

 

Mais plus précisément mon voyage venait du découragement.

Pendant une matinée espagnole de l’an soixante-dix neuf,

avec un passager ivre qui n’arrêtait pas de me parler d’un amour perdu.

(Ce qui signifie tombé dans le précipice

où s’interrompt le cul-de-sac ferroviaire du désespoir).

 

A l’ancre dans cette nuit, à côté de trois légionnaires et d’un prisonnier

qui jouaient aux cartes en chemin vers Madrid...

(Ce qui me fait dire qu’aux trois, il manquait une case).

Et la fumée surprenante de ce cigare, qui sentait les démons,

me le dit secrètement.

Et l’avenir resta en arrière, comme une voie morte ...

 

C’était - j’en suis sûr - comme les trains de marchandises du père de Neruda,

qui fait résoner le sifflet de sa locomotive en marche,

chargé de la fragile mémoire de son enfance,

de Temuco à Carahue.

Et j’aime ces trains qui ne s’arrêtent jamais.

 

C’était ces trains des livres de Salgari,

dans ce wagon qui parcourait les fenêtres du monde.

Mouillés et parfumés de pluie,

ils traversaient de leurs arômes l’air, les champs

et les dépôts de minerai de roche,

comme un lézard traverse les volcans,

et je le crains, le cœur ...

 

Je continue à aimer les oiseaux d’un fleuve, qui s’endorment sur la côte.

Restera-t-il quelque chose de ces voyages à la Costanera

où chantait en moiune brise fluviale ?

 

J’aime les trains que le vent pousse

comme si c’était le souvenir d’un esquif aux voiles blanches

qu’emporte le courant.

Ainsi ces trains vrombissaient entre l’oubli et la poussière du chemin.

Pour entrer, comme un intrus, dans les pages de Sigüenza.

Mais ce ne sera jamais la locomotive qui traversa la nuit.

Celle où Lucho Hernández se précipita

somnambule, pris de désespoir ...

J’ai l’habitude de voyager dans ces trains dignes d’un roman de Jules Verne.

 

Ce n’était peut-être pas ainsi.

C’était peut-être comme ces trains de Cortazar,

qui passaient toujours par une voie morte,

et rendaient à chaque gare aux rails étincelants

ceux qu’appelait une cloche.

Les trains cherchaient un asile de chevelures dorées jouant aux statues,

les rails résonnaient sous la lune dans une éclipse inespérée.

J’aime ces trains au violon solitaire

qui ont le courage de l’adieu.

Parce que c’était comme les convois somnambules de Villaurrutia,

ils se poursuivaient en longs sifflements comme des serpents.

Et ils me donnaient la sensation d’arriver dans un pays secret ...

 

Si tu souffles, arrivera un jour ce train hors ligne

qui joue de son accordéon au soufflet endolori.

 

Je les écoutais tous passer mordant les rails,

et ma mère s’entretenait avec eux de son pélerinage nocturne.

 

Aux trains qui le matin vont vers Retiro,

je pardonne les voyages que je n’ai pu faire,

sur les itinéraires dangereux d’une fuite intérieure ...

Je sais qu’ils me convoquent,

penchés sur une lune d’encyclopédie

dans les parages insolites de la raison ...

Et ils se confessent, j’en suis sûr, comme un aïeul tendre,

qui semble avoir perdu ses facultés,

qui raconte et raconte encore ses péripéties

dans la mer ahurie du songe ...

 

Je les écoutais venir, solitaires comme des oiseaux

d’un automne impossible,

marchant obstinément vers la gorge de la nuit.

 

J’aimais ces trains, qui venaient du fond de la mer.

 

 

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