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L’état critique
La sémiotique du poème (1)

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 Article publié le 19 décembre 2008.

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Il est fréquent, en matière de poétique, d’entendre parler de « sémantique sans sémiotique », sans que l’on sache exactement ce que cette notion recouvre. Cette étrange construction linguistique nous vient d’Emile Benveniste (« Sémiologie de la langue », in Problèmes de linguistique générale, vol.2) et, avant d’initier toute spéculation sur cette notion complexe, il convient de la rapporter à son contexte initial.

J’ai déjà évoqué la remarquable synthèse qu’a opérée Marc Derycke du projet sémiologique d’Emile Benveniste. Le mérite de Derycke est d’avoir offert un aperçu d’ensemble de cette redéfinition générale de l’analyse linguistique qui permet une « linguistique du discours » à côté de celle qui touche à la langue et au signe. Le sémantique, jusqu’alors revenait (grosso modo) au « sens », conçu comme une substance ou un contenu. Le sémiotique, dans le même rapport, référait au « signe », à l’élément matériel. Benveniste a réfuté cette conception pour y substituer une conception autrement nuancée et complexe. Le mérite de Marc Derycke est d’avoir dégagé le caractère systématique de la réflexion qui circule, plus particulièrement, à travers trois contributions du linguiste : « Sémiologie de la langue », d’une part ; « Les niveaux de l’analyse linguistique » (PLG1), d’autre part ; enfin, « La forme et le sens dans le langage » (PLG2).

Le projet de « Sémiologie de la langue » est des plus ambitieux. Il s’agit pour Benveniste d’établir les conditions d’une sémiologie générale. Donnant raison à Saussure contre Peirce, il lui paraît essentiel de distinguer la langue parmi l’ensemble des « systèmes de signes » portés par les humains. Là où Saussure voit dans la langue « le plus important » des systèmes de signes (Benveniste se réf-re principalement au Cours de linguistique générale), son disciple veut comprendre et expliquer en quoi ce système est le plus important, ce qu’il a de spécifique. Ce qui l’amène à redéfinir totalement les rapports entre « sémantique » et « sémiotique ».

De tous les systèmes de signes, la langue est le seul qui soit à la fois sémantique et sémiotique. D’un côté, on a des « sémiotiques sans sémantique » : morse, code de la route... ; Autant de systèmes qui renvoient à un élément fixe dans un système étranger, alphabet, langue, comportement. De l’autre côté ; Benveniste évoque des systèmes qui ne sont autres que les fameuses « sémantiques sans sémiotiquie ». Dans un cas, on a une équivalence stricte entre les éléments du système sémiotique et les valeurs d’un système référent. Dans l’autre, on a – quasi exclusivemment – l’oeuvre : « l’artiste crée (...) sa propre sémiotique », explique Benveniste (PLG 2, p.58). Le solfège est une sémiotique sans sémantique mais une symphonie de Beethoven doit être entendue comme une sémantique sans sémiotique.

Cette proposition a des conséquences sans nombre : d’une part elle offre la base la plus solide à une sémiologie générale et, particulièrement, à la sémiologie de l’art ; d’autre part elle ouvre la voie à ce que Benveniste voit comme une « linguistique du discours ». Mais, avant de revenir à la notion de « sémantique sans sémiotique » elle-même, il faut évoquer la complexité de cette caractérisation de la langue. Benveniste, en effet, ne se contente pas de dresser un tableau ternaire des systèmes de signes, loin s’en faut. Au contraire, quand il analyse la spécificité de la langue, il s’appuie, plus encore que sur le « mode sémiotique », sur la dimension réflexive, autodescriptive, du langage articulé : « Le privilège de la langue est de comporter à la fois la signifiance des signes et la signifiance de l’énonciation » (PLG 2, p.65). On peut s’interroger à savoir si le « mode sémiotique » entretient un lien quelconque avec ce rapport qui détermine, pour Benveniste, la spécificité de la langue par rapport aux autres systèmes de signes. Mais je laisserai de côté cette question pour l’instant.

Une vision un peu simpliste du signe selon Benveniste reviendrait à voir le mode sémiotique comme relevant d’une simple opération binaire et le mode sémantique comme un ensemble de rapports différentiels purs. Si Benveniste établit cette série de distingo, c’est avant tout pour permettre une approche nouvelle du langage : du phonème à la phrase, nous sommes dans l’ordre de la langue. Mais dès le niveau le plus bas (le phonème), il apparaît qu’on a besoin du niveau supérieur pour décrire le niveau inférieur. Et cette nécessité est la même à tous les niveaux. Or, en bout de chaîne, que trouve-t-on ? Le discours : « ce n’est pas une addition de signes qui produit le sens, c’est au contraire le sens (l’ « intenté »), conçu globalement, qui se réalise et se divise en signes particuliers, qui sont les MOTS ». Le sémiotique doit être ramené à l’opération d’acceptation. Mais cette opération même doit être pensée dans son rapport avec la faculté d’autodescription, la dimension réflexive de la langue, dimension qui ne se rencontre dans aucun autre système. Quant au sémantique, Benveniste en définit le point d’origine non dans la langue, mais dans le discours.

Si l’oeuvre est une « sémantique sans sémiotique », le linguiste n’ignore pas les complexités qu’ouvre cette approche elle-même, qui ouvre autant de questions qu’elle en referme. Je ne ferai pas l’analyse exhaustive des analyses que donne Benveniste de la représentation picturale ou de la comparaison fructueuse qu’il opère, par distingo, entre les dimensions « horizontale » et « verticales » de la musique et le fameux « axe paradigmatique syntagmatique ». Je me bornerai à constater qu’à aucun moment, Benveniste n’engage sa « linguistique du discours » dans la catégorie des « sémantiques sans sémiotiques ». A voir la rigueur dont procède le système de Benveniste, il est douteux qu’il fût allé jusque là, sauf à se laisser aller à une approximation qu’il n’a apparemment pas initiée.

Or, de nos jours il devient fréquent d’entendre parler du poème comme d’une « sémantique sans sémiotique ». On voit assez le principe général qui régit cette assimilation. Le poème ne relèverait pas du signe, il ne serait que discours, le dire unique, exclusif et historique d’un sujet qui s’instancie dans le langage etc. Mais il faut tout de même distinguer deux choses : c’en est une, en effet, de développer la linguistique du discours et de l’ouvrir à la poétique, ce que Benveniste n’a pas manqué de faire lui-même. C’en est une autre de décréter la « mort du signe », ce que Benveniste ne fait pas. Et si j’évoque si régulièrement « Le clivage du signe » de Marc Derycke, c’est précisément parce que le sémioticien a infiniment mieux perçu la valeur heuristique du schéma benvenistien que notre poétique contemporaine.

Le structuralisme a ouvert la voie d’une approche du poème, fondée sur son organisation interne. A une époque, tout convergeait dans cette direction : la linguistique saussurienne, l’anthropologie de Levi-Strauss mais aussi tout un pan de la modernité littéraire, de Mallarmé à Proust, de Kafka à Beckett... Tout conduisait à l’approche structurale du « texte artistique » (pour reprendre la dénomination, en russe, de Lotman). Concevoir le poème comme une « sémantique sans sémiotique » relève de la même simplification outrancière : le rejet pur et simple de l’ordre sémiotique, alors même que celui dont on se réclame en faisait le pivot de sa sémiologie générale ! A aucun moment, nous ne voyons Benveniste exclure le poème ou le texte littéraire de l’ordre général des dicsours qui, pour exister, ont besoin de la langue, de ses fonctions de reconnaissance et d’exclusion. Ce qui est nié par Benveniste, c’est le caractère essentiel, extradiscursif, de la langue. Il faut penser la langue dans le discours et non pas le discours contre la langue.

Il est certainement essentiel de distinguer les rapports internes du fait poétique de sa référence à tel ou tel élément de la réalité (langue, nom de lieu ou de personne, toutes relations « extratextuelles », en fait). Le poème ne vaut pas pour « ce qu’il veut dire » mais pour son « mode de signifiance ». Mais il est à craindre que les conséquences de cette distinction soient plus complexes qu’une approche mécaniste même sublimée par une extatique du sujet. D’une part, puisque nous réfutons tout essentialisme, nous ne pouvons accepter un essentialisme du sujet, ou du poème pas plus que de la langue ou de la poésie. Nous devons à tout instant garder la pleine conscience de notre « historicité » : je dis ce que j’ai à dire à partir de mon histoire dans la langue et les discours. Ce que j’affirme, même la réalité scientifique la plus fermement instituée, pourrait bien un jour être révoquée brutalement par une découverte nouvelle. Si ce que j’ai à dire vaut pour d’autres, y compris en dehors de sa falsification historique, ce n’est pas tant pour les propositions elles-mêmes que pour lex rapportx qui s’institue entre elles ET dans une sphère linguistique-culturelle donnée. Le génie de Benveniste nous apparaît mieux dans les Problèmes de linguistique générale, dont les concepts nous sont relativement familiers, que dans ses Etudes sur la langue ossète, pour la lecture desquelles une formation en linguistique historique est nécessaire. Et pourtant, je suis convaincu que le linguiste n’est pas moins brillant dans cet ouvrage que dans ses essais les plus généraux.

Lire un poème, c’est lui donner un contexte : soit à rétiérer le contexte commun porté par la culture, soit à créer un nouveau rapport contextuel. Et ce rapport contextuel fait intervenir aussi bien l’histoire que la littérature. On voit bien, d’ailleurs, dans l’atomisation du paysage poétique contemporains, quelles histoires véhicule chacune des écoles existantes : on peut même dire qu’elles ne se justifient, pour certaines, que par leur histoire ! On le voit assez, notamment, à l’occasion de la parution d’anthologie de « poésie contemporaine » telles que celles de Jean-Michel Espitallier : toute une série d’auteurs pourtant considérables sont omis, d’autres quasi inconnus ont leur droit d’entrée. La poésie ne se passe pas de ce caractère partial et celui qui voudrait rendre compte de la poésie dans la complexité de ses histoires ne peut faire l’économie d’une approche distanciée, sociologique et sémiotique parce que le poème commence à la reconnaissance du poème. La reconnaissance, l’admission ou non-admission dans un ordre discursif donné, relève bel et bien du « mode sémiotique ».

Il est à craindre qu’à réitérer le savoureux syntagme « sémantique sans sémiotique », on finisse par lui faire perdre tout ce qu’il comporte de significatif et de fructueux. On le sait : quand une notion se popularise, elle tend à s’élargir à l’extrême et en vient à signifier quelque vague réalité ! Laisser s’expurger de la pensée de son auteur la notion de « sémantique sans sémiotique », c’est fatalement revenir à l’immanentisme des pires heures structuralistes. Et qualifier le poème, sans autre précaution, de « sémantique sans sémiotique », c’est presque fatalement éclipser toute la pensée du signe développée par Benveniste. Ce qui autorise, bien évidemment, les comportements binaires, le militantisme bizarre du « rythme » contre le « signe ». Comme si l’on pouvait inspirer sans expirer, ou réciproquement.

(à suivre)

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