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Une chance ou une autre
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 Article publié le 12 mars 2017.

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A travers la grille, Paul pouvait voir le bleu de la piscine et la peau brune d’Émilie. Hélas, son frère était avec elle. Il était assis sur le plongeoir, jambes croisées, et lisait un magazine. Il n’y avait pas de chien. Paul n’entrait pas s’il y avait un chien. Il se renseignait sur le sujet avant de décider d’entrer. Bien sûr, il pouvait considérer que Michel était un chien. Il l’avait entendu aboyer la veille, en face du Chris. Émilie s’était laissé emporter par un beau blond propriétaire d’une voiture de sport. Michel n’avait pas apprécié cette manière de se comporter en public. Il l’avait prévenue une heure plus tôt. Paul buvait une vodka à la table voisine. Il avait accompagné Arlette, une voisine qui avait de jolies jambes, des yeux vert olive et une poitrine d’enfer. Paul avait une voiture de sport lui aussi, mais Émilie ne l’avait pas remarquée. Peut-être à cause de la couleur. Il aimait le bleu. L’autre préférait le rouge. Et Émilie en avait longuement caressé le vernis métallisé. Arlette entretenait la douceur de ses jambes avec un mélange de miel, de lait et de sperme. Elle aussi avait un frère. Il n’était pas en âge de comprendre.

« Ils vont se taper dessus, dit Paul en allumant une cigarette.

— Si on y allait nous aussi ? fit Arlette.

— On les suit ?

— Tant pis ! » grogna Arlette.

Il les suivit sans elle. Michel n’avait pas pu empêcher sa sœur d’aller à l’aventure avec un type qu’elle ne connaissait pas. Il était retourné dans la boîte sans se battre. Paul roulait à une bonne distance de la voiture rouge qui rutilait sous la Lune. Ils sortirent de la ville. La mer formait un immense haricot au Sud. Ils pénétrèrent dans l’arrière-pays. Le ciel s’obscurcit. Paul pensa qu’ils étaient seuls sur la route. Le rétroviseur demeurait noir. Devant, les feux de position clignotaient au rythme des virages et des bosses. Aussi fut-il surpris de voir soudain apparaître dans le faisceau de ses phares la belle Émilie qui tenait ses sandales dans une main et agitait l’autre. Son visage exprimait la fureur. Paul arrêta la voiture sans la dépasser ni même la rejoindre. Il attendit à une dizaine de mètres d’elle. Elle dut trottiner pour le rejoindre. Elle était assise maintenant, silencieuse, n’ayant pas dit un mot. Elle lui avait simplement indiqué le chemin. Il la déposa devant chez elle. Elle le remercia et disparut derrière la grille. Cette même grille qu’il venait de franchir. Une autre grille séparait l’allée des jardins où la piscine formait un rectangle bleu immobile où le soleil semblait s’éteindre. Michel referma le magazine, en sortit un révolver et tira deux coups dans la poitrine d’Émilie qui ne comprit pas. Elle ouvrit la bouche, saigna et s’effondra au pied de la chaise longue, sans bruit. Paul était trop loin pour entendre ce bruit. Et ses oreilles étaient encore occupées à identifier le bruit qui avait précédé cette chute, le sang, l’étonnement muet. Michel rangea le révolver dans le magazine et s’éloigna.

Paul, au bout de quelques minutes de paralysie, voulut en faire autant, mais Émilie se mit à gémir, face contre terre. Ses jambes gigotaient maintenant. Paul hésita, se frotta les lèvres, sentit le gravier sous ses genoux. Le voyait-elle ? Il semblait bien que oui. Elle s’immobilisa complètement quand une porte claqua à l’intérieur de la maison. Puis une voiture démarra de l’autre côté. Paul avait fermé les yeux pendant ce temps. Quand il les rouvrit, Émilie était morte. Il recula, refit le même chemin en observant ses traces sans chercher à les effacer. Il les expliquerait. On l’arrêta le lendemain au réveil. Il bafouilla jusqu’au cachot. Le flic avait parlé de cachot. De folie. Et d’un tas d’autres choses qui n’avaient rien à voir avec l’existence de son prisonnier.

 

*

 

Arlette apprit la nouvelle par les journaux télévisés. Elle vit le visage de Paul, mit un temps fou à le reconnaître puis appela le commissariat. Paul était déjà à l’hôpital. Il avait tenté de se suicider et on craignait pour sa vie.

« Paul ? Suicidé ? Vous devez confondre… »

Elle enfila une tenue décente et sortit pout attendre le bus. Carla était là aussi, pour la même raison, mais elle ne savait pas que Paul avait tenté de se suicider et elle fit une crise sur le banc qui était aussi occupé par une voisine. Le bus les emporta toutes les trois au commissariat.

« Vous êtes sûr que c’est Paul Bazaine ? demanda Arlette.

— Ce sont ses empreintes en tous cas, dit le flic.

— Il a laissé des empreintes ?

— Ils en laissent tous. On n’est jamais assez malin à l’heure de faire des bêtises de ce tonneau-là !

— Ben merde ! » fit Carla.

Elles attendirent toutes les trois sur un banc entre deux portes dont l’une restait obstinément close tandis que l’autre n’arrêtait pas de grincer. Arlette alluma une cigarette et se fit engueuler par une matrone en uniforme serré aux genoux.

« S’ils sont sûrs que c’est Paul, dit Carla, c’est que c’est lui.

— Je ne vois pas Paul se pendre par le cou ! s’écria Arlette.

— Et par quoi voulez-vous qu’il se pende ? » gémit la voisine.

Enfin la porte s’ouvrit. Un grand type en costume gris portant cravate et souliers briqués se plia en se présentant. Il avait une voix de goulot de bouteille. Il s’appelait Freddy quelque chose. Il était chargé de l’enquête. Carla posa une question qu’Arlette n’entendit pas et Freddy répondit que ça dépendait du poids. Le bureau était étroit.

« Si vous pouviez ouvrir la fenêtre… demanda poliment Carla.

— Vous ne devriez pas avoir chaud… fit le policier.

— Ouvrez quand même ! » grogna Arlette.

Freddy annonça la mort de Paul. L’enquête sur la mort d’Émilie Bravo était terminée.

 

*

Michel Bravo rentrait chez lui à Paris à bord de sa petite Renault. Il n’arrêtait pas de penser à la Ferrari de Marc Ogrange. Ce matin, à l’hôtel, il avait appris qu’un certain Paul Bazaine avait été accusé du meurtre d’Émilie et qu’il s’était pendu dans sa cellule. Un procureur en costume gris avait déclaré que l’enquête était close. C’était, avait-il conclu, un drame inexplicable. Puis une amie de ce Paul Bazaine avait tenu à témoigner de sa morale, affirmant qu’il « n’aurait pas fait de mal à une mouche et encore moins à lui-même. » Michel appela la maison où Pierre, le domestique de la famille, procédait à la fermeture qui durerait jusqu’aux prochaines vacances. Tout allait bien, monsieur le Marquis. Le corps d’Émilie était arrivé à Paris.

Celui de Michel n’y arriva jamais. Sa Renault manqua un virage dans une descente. Il ne tenta rien. Son cerveau ressentait les forces impliquées par les tonneaux, incapable de penser à autre chose. Il n’y était pas même question de la mort. Seul, le mot chance apparut entre une motte de terre véloce et un pli de tôle en feu. Michel ne sut jamais s’il en avait manqué.

 

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