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 Article publié le 13 septembre 2015.

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Pour l’instant, il n’y a rien.

Et dans ce plan où tout semble absent, c’est l’immobilité qui est là, dans toute sa statique, dans tout son étalement.
Quelque part, pendant ce temps, le flux lexical est probablement en attente, un flux composé de différentes matières ou matériaux, un flux dont la forme apparente laisse deviner le surgissement possible, probable, contingent, hasardeux, mystérieux, le surgissement brutal ou soudain des hardes ou hordes, des meutes d’adjectifs, des escortes d’adverbes, des temps et de leur plasticité - des temps et de leur association concordante - , de la dynamique d’une ponctuation hautement subjective qui s’insère ou se glisse parmi les mots, assurant un souffle, créant un rythme, participant de la création lente, progressive, inexorable et solide du langage.

Quelque part, les temps sont donc prêts à se déployer, ils sont prêts à rapporter des impressions, des sensations, ils sont prêts à tout simplement rendre visible la mouvance ou mobilité du sens, un sens qui reste lui aussi, pour l’instant, absent. Rien, absolument rien ne permet de signaler un quelconque déclic à l’origine du déclenchement de la narration, de sa volonté de se mettre en mouvement. Rien ne permet, non plus, de choisir une quelconque direction, aussi imprécise ou approximative soit-elle, rien ne permet ou n’autorise à prendre une voie spéculative qui pourrait donner une certaine, une relative impression de ce qui constituera la matière narrée, la matière décrite, la matière passée au tamis, au scanner de la narration.

Chercher un mobile est donc tout à fait vain ou inutile, tout comme partir en quête d’une raison, encore moins d’une intention précise qui serait à l’origine d’une intervention. Chercher une cause serait encore plus dérisoire et conduirait à s’éloigner davantage, encore, du coeur de la matrice. Un coeur qui est quelque part, oui, sûrement, un coeur qui a ses raisons propres et qui se manifestera probablement, quand bon lui semblera.

Ou quand, nécessaire, il le jugera ...

Et soudain, ce sont différentes parties grammaticales appelées communément comparatifs ou superlatifs qui émettent des sémaphores, qui se signalent dans le champ toujours nu de la narration, des entités ou unités qui prennent, en quelque sorte, l’initiative de se détacher du bloc, de ce grand bloc linguistique à l’origine de la forme de la fiction. C’est donc un embryon de mouvement - embryon d’intention étant trop fort ou trop accentué - qui se manifeste, modifiant légèrement le plan, le cadre initial dont les formes restent encore, restent toujours à dessiner, à inventer. Cette matière ou début de matière narrative est conjointement présente et invisible, cette matière est à l’oeuvre, oui, elle s’est enclenchée, prenant appui, sans doute, sur un réel déjà existant pour lui donner, pour commencer à lui donner une orientation subjective. II n’y a rien, donc, sinon cet imperceptible mouvement opéré par ces parties grammaticales qui étalent, maintenant, des sens équivalents, qui étalent, maintenant, des échelles ou évaluations, des hiérarchies, à travers la supériorité, à travers l’infériorité, à travers, aussi, l’égalité. Ces mêmes hiérarchies constituent - la narration est palpable - autant d’impressions, destinées à mieux mettre en lumière ce qui est de l’ordre de la précision.

Ce sont des remous suggestifs qui s’expriment, ici, là, maintenant, ayant un rôle d’évocation, une évocation sans cesse grandissante.

Il se passe, à ce stade, un certain nombre de choses ou d’événements, un certain nombre d’actions ou d’intentions, sans pour autant qu’un fil conducteur précis - encore moins une histoire - n’apparaisse dans le plan, dans la narration. En effet, on peut voir ou apercevoir la déambulation d’un narrateur en plein questionnement, en pleine spéculation, on peut voir un certain nombre de personnages qui se croisent ou qui entrent en interaction, on peut percevoir un cadre urbain à l’intérieur duquel se déroulent les scènes, les séquences, on peut voir le contour de silhouettes masculines et féminines marquées de leurs caractéristiques subjectives ainsi que leur regard propre. Il est possible de dire, alors, que la matière cognitive est en train, peu à peu, lentement, progressivement, inexorablement de se répandre, de se diluer dans le plan vierge évoqué au tout début et qui désormais devient un plan habité. Des personnages, disais-je, un narrateur, des mouvements ainsi que des paroles, et l’apparition sûre et tranquille, sûre et calme de la description dont la présence ne tarde pas à simultanément étirer la matière narrative et lui donner un certain ordre, à la rendre de plus en plus visible, en somme. La structure narrative se déroule dans un rythme continu, un rythme soutenu, quelque chose est en train de naître, de gagner en réalité.

Dans cette entreprise narrative, une entreprise en cours, la matière visible augmente sans discontinuité, une entreprise où l’espace-temps, l’espace et le temps, entités orthonormées ou juxtaposées ou encore entremêlées, prennent une densité clairement affichée, clairement conséquente, clairement imposante, une densité traversée par de multiples forces parmi lesquelles des incertitudes, des doutes, des hypothèses, parmi lesquelles des ouvertures ou béances qui font apparaître la structure d’une fiction en cours, d’une fiction en train de naître, d’une fiction en train de poser ses propres fondements, ses propres fondations. Et ce début de fiction, au bout d’un moment, devient déjà daté, et ce début de fiction, au bout d’un moment, est aussitôt chassé par un nouveau commencement - ou un recommencement. Une suite prend forme, un nouveau flux narratif se met en mouvement, pour orienter la structure différemment, l’ancienne ou initiale étant dissoute ou absorbée, ayant tout au plus servi de base ou de prétexte. A peine viens-je d’évoquer ce deuxième temps narratif qu’un troisième est en train de se construire, de se former, intégrant à son tour ce qui est apparu précédemment. C’est donc un chassement incessant, parfois à la limite de l’enchâssement qui s’opère, qui montre une dynamique, une dynamique constante ou continue. La matière cognitive est riche, oui, et sa richesse charrie les intentions des personnages, ainsi que leurs liens, et sa richesse modifie le décor - de manière subtile ou radicale.

Ce sont autant de retours, ce sont autant de reprises qui ont été - et qui s’accomplissent encore - , transformant la narration en une sorte de flux polydirectionnel, un flux qui s’apparente à un puissant et fréquent ressac, suivi d’un large et étale retrait, celui d’une eau immense et salée, d’une eau pacifique, d’une eau venue du large et qui se retire maintenant, une eau qui se laisse partiellement absorber par la superficie de la grève, par la surface du sable...

Et maintenant, c’est un témoin qui apparaît, un témoin actif, un témoin en pleine lecture, et maintenant, c’est une lectrice qui s’arroge tout l’espace de la narration, la totalité du champ narratif, avec la présence hautement dense et statique de son corps assis confortablement, de son corps habillé de manière classique, de son corps aux longues jambes croisées, de son corps aux longues mains tenant en leur sein, en leurs doigts une matière rectangulaire à l’intérieur de laquelle une fiction a été construite, a été bâtie, c’est-à-dire le livre.
 
Tandis que son visage aux traits épurés est tout entier absorbé par la lecture, tandis que ses yeux aux longs cils noirs suivent le mouvement naturel des phrases, le mouvement naturel des lignes, il se passe probablement un certain nombre de choses dans sa tête, sans que l’extérieur ou la surface de son visage n’en indique le moindre effet. On peut dire que cette dame, que cette femme est dans une position studieuse, on peut dire que son esprit est actif, particulièrement actif, même, à en juger par le geste précis et régulier que ses doigts opèrent lorsqu’ils tournent la page, cependant que son visage, lui, reste pratiquement immobile. Pendant ce temps, conjointement, le flux narratif se poursuit, il étend sa matière, il augmente sa plasticité, dans un mouvement continu, persistant. A partir de l’occiput, les racines se déploient en de multiples directions qui dessinent des cheveux clairs et soyeux, des cheveux ondulés dont la masse intégrale recouvre, coiffe un visage sobre et concentré, un visage dirigé vers ces lignes droites, ces lignes inscrites dans un parallélisme strict, ces lignes constituant des pages d’une certaine longueur, des pages toutes rectangulaires qui sont parfois tournées par les longues mains de la dame, de la lectrice qui poursuit le décryptage, qui suit le mouvement de la narration, une narration composée de mots distincts, de mots différents, de mots séparés à intervalles irréguliers par des signes de ponctuation, de mots qui parfois sont ponctués de trois points de suspension inscrits bien avant la fin de la page ... avant de reprendre, à la ligne, leur flux, leur mouvement...

Son esprit est peut-être, sans doute même, traversé par la fiction, sans qu’il puisse - du moins pour l’instant - se rendre compte du processus qui vient d’avoir lieu, la totalité de ses facultés étant sollicitées par l’attention requise à l’exercice de la lecture. La succession des mots, des phrases, des paragraphes, la fiction qui court sur les pages - son contenu et sa forme, en somme - sont en train de traverser son esprit, comme si le livre s’apparentait à un scanner, ce puissant et pénétrant outil.
Et là, maintenant, c’est un autre livre, un livre en suspens qui occupe le plan, un livre maintenant en gros plan et dont le titre, écrit en pleine page, au centre de la première de couverture, signifie le regard du narrateur sur son oeuvre, une oeuvre en cours, sur une oeuvre dense, sur une oeuvre, en dernier lieu, monumentale.
 
A l’intérieur de ce rectangle blanc, à l’intérieur de cette masse de papier, il y a un certain nombre de chapitres, il y a un certain nombre de sous-chapitres, chacun étant composé d’une longueur plus ou moins variable, d’une longueur où un propos s’étire, s’étend, où un regard propre est au centre de la narration. II est impossible de savoir si le livre a été écrit, il est impossible de savoir si il le sera, il est impossible de savoir s’il appartient à un quelconque désir ou fantasme, il est impossible de savoir s’il peut être tout simplement projeté, par une intention, ou, plus prudemment, par une contingence. II est tout juste possible, au bout du compte, de le relier au présent de narration...

Autour de cet espace-temps aux contours plus ou moins flous ou incertains, aux contours tout entiers ouverts à une succession d’hypothèses ou de spéculations plus flottantes les unes que les autres, il n’y a rien, ni une âme, ni une conscience, il n’y a par conséquent aucun espace mental d’où ce livre aurait pu surgir. On peut dire ainsi que cette masse de papier d’une certaine épaisseur, une masse de papier contenant un certain nombre de pages limitées subjectivement, une masse de papier régulièrement noircie est en quelque sorte à la dérive dans le plan, un livre qui maintenant, peu à peu, lentement, un livre qui maintenant, progressivement, un livre qui maintenant, dans un mouvement régulier de recul est en train de se retirer, un livre dont le titre central est exonéré de tout patronyme, un livre dont la forme rectangulaire ne cesse de se réduire, de s’amenuiser, dans un plan vierge, oui, absolument vierge, un livre qui pourrait s’intituler, en dernier ressort - et dans une ultime ou facultative intention, dans un indicible mouvement - , " Le narrateur "...

Et c’est la démesure des livres, soudain, qui apparaît, et c’est la présence dense, compacte, serrée, volumique d’ouvrages rangés dans un ordre strict, rangés dans un espace grand, vaste, un espace où les intervalles vides sont autant de périmètres prévus, dévolus à la circulation du lecteur. Ce qui domine, c’est l’étalement, ce qui domine, c’est la convexité, oui, la convexité répétée, identique, une convexité étalée, donc, une convexité qui occupe toute la profondeur de champ dans une sorte d’ondulation à la fois statique et mouvante. Nul doute que le poids, que le volume des livres, ici, est important, conséquent, substantiel, nul doute qu’à travers ces livres, qu’à travers ce terme générique se distinguent des unités classifiantes. Ce qui domine, disais-­je, c’est l’étalement monumental de l’écrit, à travers une masse immense de papier immobile, un papier resserré, un papier regroupé dont les reliures sont toutes dirigées vers l’extérieur, dont les reliures affichent toutes un ou plusieurs mots en guise de titre, un titre exposé à la vue, à l’oeil du lecteur.

Etalement, omniprésence, convexité ... multiplications, reliures, volumes ... tomes, chapitres ... masse ... hauteur, largeur, resserrement ... le livre est partout, oui, il est partout présent, le livre est, probablement - potentiellement du moins - , omniscient.

Largeur, hauteur ... profondeur ... superficies où la lumière du jour s’engouffre, projette ses feux de manière mouvante, selon l’écoulement du temps, donnant plus ou moins de brillant aux reliures déjà largement évoquées, jusqu’à les éclairer puissamment, jusqu’à mettre en valeur ou en suprême valeur la convexité dont les courbes incessantes semblent plus que jamais en relief.
Il s’agit d’un nouveau plan, maintenant, ou plutôt d’un plan particulièrement investi, particulièrement habité par les différentes entités grammaticales, par les différentes familles lexicales dont les espèces, les genres et les fonctions, communément répandus, bien connus, sont en train de créer un remous, sont en train de former un magma, une interpénétration de matières formelles qui entrent en complémentarité ou en conflit. C’est en quelque sorte un vaste système de prédation ou d’intraprédation qui a lieu, là, ici, maintenant, dans ce plan de plus en plus épais, dans ce plan de plus en plus charrié, de plus en plus concret. Les auxiliaires, les subordonnées, les meutes d’adverbes, les temps et leurs intentions se disputent l’espace narratif afin de lui donner les formes les plus visibles, les plus tangibles possibles, dans un mouvement constant qui signifie que la fiction en cours, son élaboration, ne peut éclore que par le biais de forces spéculatives puissantes aux directions multiples et, surtout, aux axes synonyme d’avancées, de retraits, de retours, synonyme de reprises.

Sentinelles, hordes, cohortes ... croisements, associations ... régénérations ... fixations ... provisoires ou temporaires ... nouvelles directions...
... axes...
... formations...
... matières...
...flux...

Dans un plan où le bouillonnement est visible, dans un plan où le regard peut, à lui seul, se rendre compte de ce qui se passe, de ce qui est en train de se produire.

Là, devant les yeux.

Là où pour l’instant, il n’y a toujours rien.

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Commentaires :

  Une courte page sur le livre par Doumen Léa

Un même pronom indéfini encadre cette nouvelle : rien. Et pourtant, dans ce qu’il semble être rien, il y a tout. Des phrases longues, avec une énumération d’adjectifs, de verbes, parfois de pensées afin d’expliquer le processus de construction du livre.

Cette nouvelle est d’autant plus intéressante qu’il s’agit presque d’une mise en abyme. L’auteur met des mots sur la fabrication presque mathématique du livre, sur une fabrication qu’il a dû lui-même mettre en place pour écrire cette nouvelle.

Il est important de souligner les nombreux contrastes présents. « Pour l’instant il n’y a rien » de publié ou paru, mais il y a déjà tout d’écrit. Les pensées de l’écrivain s’accumulent, mûrissent jusqu’à ce que son idée, son histoire soit claire, accomplie, écrite. La réflexion constitue la partie la plus importante de la composition du livre. L’écrivain va même jusqu’à se représenter le lecteur lisant son livre. Tout cela, pour finalement repenser le plan, pour tout changer et recommencer. Repartir de rien.

Pour en revenir sur la structure du texte et aux contrastes présents, la première lecture montre un récit riche en vocabulaire, en syntaxe et en notions littéraires. Cependant et parallèlement, la longueur des phrases et la répétition de certaines tournures, voire certains mots, donnent un effet de légèreté. Nous pourrions croire que cela alourdirait le récit, mais il n’en est rien. Cette sensation de lourdeur qui peut être ressentie dans la lecture démontre au contraire le flottement et le cours de la pensée de l’écrivain potentiel d’un livre mais aussi de l’écrivain même de cette nouvelle. La mouvance de l’écriture reflète la mouvance du plan initial de l’écrivain.

Cela finit par aboutir à un livre, à un univers fictionnel, à une œuvre qui vient prendre place parmi les autres livres, parmi la bibliothèque du lecteur. Ce livre supplémentaire démontre qu’il existe une multiplicité de pensées, de constructions d’univers. Bref, il existe autant de récits que de livres parus et davantage de plans remodelés.


 

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