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 Article publié le 6 décembre 2015.

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Vous pensez, et vous en exposez les raisons, que je ne suis pas en état de m’exprimer sur ce sujet. Mon récent comportement plaide pour vous. Cependant, ayant retrouvé mon calme, je me sens en mesure de vous en dire plus, plus que vous n’en savez. Vous pouvez rouvrir cette fenêtre. L’air de ce doux printemps nous rassérènera tous.

Il y avait si longtemps que j’étais plongé dans mes études que j’en avais, je le confesse, perdu le sens même de la durée. J’avais vieilli sans y prêter l’attention que tout être humain conscient de ses limites accorde à son esprit quand les premiers signes de vieillesse se font jour. Je ne souffrais pas. Le travail m’avait anesthésié et, pourquoi le nier, je n’aimais personne. Ce qui ne signifie pas que je haïssais le monde. Au contraire, je le chérissais. La preuve en était que je me consacrais entièrement à l’élucidation de ses mystères. Certes, pas tous les mystères qui viennent à l’esprit quand on le connaît un tant soit peu. Je limitais mon ambition à quelques phénomènes évidents, presque tangibles. Les années passant, cet ensemble cohérent s’est réduit à ce qui lui donnait un sens : l’apparition d’êtres venus d’un autre monde.

Je sais bien que la seule évocation de ce phénomène suffit, selon vous, à caractériser une maladie de l’esprit. Et vous vous demandez, en tant que responsables de la bonne marche de notre société, si ce symptôme n’est pas le signe avant-coureur d’une violence exercée sur moi-même ou pire sur les autres. Mais n’ai-je jamais usé de la violence ? Pouvez-vous témoigner d’un seul instant d’animosité ou même de furie dans ma déjà plus qu’ancienne existence ? Ce que vous redoutez, c’est que je finisse par m’en prendre au futur. Vous avez tant de fois assisté à ce genre de dépassement que votre prudence instinctive vous dicte la méfiance et non point la sagesse comme cela arrive à ceux que nous n’appelons plus philosophes faute d’en reconnaître les occurrences. Il est vrai que l’ordre, chez vous, réduit le pouvoir à son expression la plus strictement conservatoire. Vos jugements ne s’en trouvent-ils pas menacés de parti pris ? Ma folie, comme vous l’appelez, ne fait pas de moi un fou de cette espèce, en tout cas.

Comme je le disais plus haut, je voyais d’autres êtres. Ou, plus exactement, ils m’apparaissaient, car je ne suis pas certain de m’être servi de mes yeux pour les voir. Je pense que c’est cette faculté inouïe qui vous pousse à me traiter comme vous le faites. Comment voulez-vous que j’y réfléchisse avec vous si vous continuez de me droguer ? Mon élocution même n’est plus de mon ressort. Elle vous appartient. C’est vous qui vous exprimez à ma place, en dedans. Mais mon esprit trouve encore la force de parler plus haut que vous. Et voici ce que j’ai à dire :

Tout a commencé par un beau matin de printemps semblable à celui-ci. Mais la fenêtre était ouverte. Je pouvais voir mes arbres en fleurs. Le ciel s’y découpait, sans aucune profondeur. On aurait dit que feuilles et morceaux de ciel étaient peints sur le même plan. J’ai toujours aimé ce genre de détail. J’aurais pu devenir peintre si la science ne m’avait pas accaparé pour de plus hauts travaux.

Je me suis approché de cette fenêtre. Elle était celle de mon cabinet de travail, celle dont j’avais l’habitude. Le matin, j’entrais dans ce cabinet pour d’abord ouvrir la fenêtre et contempler mon jardin. Je peignais sans pinceau. Cette activité matinale, en toute saison, occupait mon esprit dans l’attente du petit-déjeuner qui m’était servi au rez-de-chaussée par la femme qui m’accompagnait. N’allez pas croire que je l’avais épousée ! Car elle était ma sœur. Et je l’aimais comme on aime une sœur, bien qu’elle fût d’une beauté sublime et d’une douceur si féminine que je l’enviais d’être née sous le signe de la femme. Marceline avait mon âge. Nous étions jumeaux. Elle ne me ressemblait pas. Et je vieillissais plus vite qu’elle.

Ce phénomène m’a sauté aux yeux alors que nous atteignions la trentaine. Aucun de nous n’avait jamais connu l’amour tel qu’il se conçoit en dehors des liens familiaux. À vrai dire, je ne connaissais pas d’autre femme qu’elle. Elle connaissait des hommes. Ça, je puis en témoigner ! Il en venait presque tous les jours. Et tandis que mes cheveux blanchissaient, elle recevait de jeunes hommes qui n’avaient pas l’air de se rendre compte qu’elle était deux fois plus âgée qu’eux. Cette situation me mettait mal à l’aise. Aussi avais-je depuis longtemps renoncé aux repas qu’elle offrait à ses visiteurs. Elle m’en remerciait presque.

Pourtant, les premières rides apparurent sur son beau visage. Elle se farda plus lourdement. Ses yeux s’assombrirent. Et les visites s’espacèrent. Au bout de tant d’années, elle ne recevait plus que Gilles. Il était plus vieux que moi, bien qu’ayant conservé certains traits de sa jeunesse. Nous nous connaissions depuis toujours.

Comme je me couchais tôt, je les abandonnais au coin du feu ou sous la treille si le temps s’y prêtait. Je m’endormais vite. Et le matin, j’étais le premier levé. Aussi commençais-je ma journée par l’ouverture de la fenêtre de mon cabinet de travail. J’y peignais, comme je l’ai dit. En vérité, j’attendais. Et elle finissait par se lever. Elle descendait l’escalier à pas feutrés. Il dormait peut-être encore. En tout cas il attendait que le petit-déjeuner fût prêt pour descendre à son tour. J’étais déjà assis devant ma tasse de café, prenant les premières notes de la journée sur mon carnet.

Nous échangions peu de paroles. Des banalités. Tout ce que je savais, c’était qu’elle ne l’avait pas épousé. Ils couchaient dans le même lit. Pouvais-je l’ignorer ? Moi qui n’avais jamais couché avec personne. Moi jamais nu quelles que fussent les circonstances. Je les laissais devant leurs tasses pour revenir à mes travaux. Et je refermais la fenêtre du cabinet. L’air devenait lourd. Je m’enfonçais dans mes réflexions comme l’avion disparaît dans les nuages. On ne me voyait plus jusqu’au soir. Mais, étrangement, Gilles ne dînait pas avec nous. Il n’était plus dans la maison. Je n’avais pas entendu le moteur de sa voiture.

Marceline demeurait muette jusqu’au dessert, car alors elle me demandait ce que j’en pensais. Elle adorait les pâtisseries. J’en étais moins friand, mais je ne négligeais pas cette occasion de prendre du plaisir faute de pouvoir l’inventer. En principe, j’avalais la dernière cuillérée quand Gilles s’annonçait par un bruyant rétrogradage en première. Nous entendions la porte du garage se refermer et il apparaissait enfin pour avaler goulument les restes du dîner. Je montais après les avoir embrassés. Et je m’endormais.

Comme vous le savez, ils sont morts la même nuit sans que je n’entendisse le moindre bruit. Les assassins, en supposant qu’ils fussent plus d’un (car qui peut imaginer qu’un seul être puisse tuer deux personnes ?), avaient agi dans le plus triste silence possible. Les deux gorges avaient été tranchées en même temps. Aucun cri n’avait pu sortir de ces bouches privées de poumons. Et s’ils s’étaient débattus, la literie avait amorti leurs coups de pied. Ce n’est qu’au matin que j’ai découvert le double crime. N’entendant pas ma sœur descendre l’escalier pour aller préparer le petit-déjeuner, je me suis inquiété. Certes, j’étais loin de me douter qu’elle avait été assassinée. Et Gilles avec. Mais si l’un des deux avait eu des problèmes de santé, l’autre m’aurait alerté en frappant à la porte de mon cabinet de travail. Il est extrêmement rare, à moins d’un empoisonnement ou de la chute inopinée du plafond, de constater la mort des deux membres d’un couple dans sa chambre commune. J’ai frappé à la porte. Pas de réponse. Au bout de je ne sais combien de minutes de plus en plus longues, l’inquiétude m’a gagné et j’ai entrouvert pour appeler. Pas de réponse.

Je suis alors entré. Le spectacle était épouvantable. Jamais je n’avais vu autant de sang. Pourtant, les corps étaient tranquilles. Ils étaient allongés sur le dos, vêtus de leurs chemises, les bras le long du corps. Les têtes reposaient sur les oreillers, yeux fermées, sans grimace. Seul le sang indiquait qu’il s’était passé quelque chose de tragique. Je me suis approché pour vérifier que je ne rêvais pas. Le tapis était imbibé. J’en ai mis partout en descendant pour appeler du secours. Vous connaissez la suite.

*

Je ne me suis pas intéressé de près à l’enquête. Tout m’accusait, je le reconnaissais, mais c’était seulement faute d’éléments pour me condamner définitivement. Car, pour me sauver de toute injustice, les assassins avaient renouvelé leur sinistre rituel dans une rue voisine alors même que j’étais retenu en observation dans les locaux de la police. Il ne s’était pas passé vingt-quatre heures. On me relâcha sans me faire les excuses que mon désespoir méritait pourtant.

Arrivé, en taxi, à la maison, je constatai que les autorités en avaient condamné l’accès à l’étage. Or, il n’y avait pas de chambre au rez-de-chaussée. Je dus m’installer dans le salon, renonçant du même coup à l’usage de mon cabinet de travail. Un policier était en faction au pied de l’escalier. Je lui demandai s’il m’était possible d’aller chercher mon carnet de notes que, dans l’affolement, je n’avais pas emporté avec moi. Il me refusa péremptoirement cette infime faveur. Je dus alors me servir du carnet de recettes que ma défunte sœur entretenait dans la cuisine. Cette nuit fut un enfer tel que je ne me réveillai que dans l’après-midi suivante. Le flic avait changé. Son collègue ne lui avait pas transmis ma demande. Je dus la renouveler. Et elle fut, comme la précédente, rejetée sans explication sensée.

Enfin arriva un responsable. Il se présenta comme tel, écouta ma requête et, tenant le carnet qu’il avait été lui-même chercher, entreprit de le feuilleter en prenant un air des plus soupçonneux. Et ce, dans un silence qu’il imposa plusieurs fois en me coupant sèchement la parole. Je finis par lui dire que de toute façon, il n’était pas en mesure, intellectuellement, de comprendre mes signes, mes abréviations, ni même à quoi j’intéressais mon esprit scientifique. Ce qui ne le vexa nullement. Il empocha le carnet et me promit de me le rendre dès qu’un spécialiste de la police scientifique l’aurait examiné. J’étais tranquille. Il ne contenait rien qui m’incriminât.

« Pensez-vous que je sois capable, lui lançai-je, de traverser les murs où vous m’enfermâtes pour aller assassiner deux innocentes personnes selon le mode opératoire dont ma sœur et mon beau-frère ont fait les frais ?

— Il n’était pas votre beau-frère…

— Tout comme, monsieur ! Tout comme ! Et je sais ce que je dis ! »

Mais à voir ce visage de flic se contorsionner sous l’effet de ses réflexions, je compris qu’il n’était pas loin de penser que j’étais aussi l’assassin des deux autres victimes. Jamais je n’avais assisté à l’élaboration d’une pareille imbécillité. Certes, j’étais très en colère à cause de la confiscation de mon carnet, mais cette idiotie me paraissait justifier mon cynisme. Et j’en rajoutais, ne ménageant pas le propos vexatoire et la satire vengeresse. Il finit par s’éclipser. Et j’achevai ma harangue tout seul dans mon salon. Le flic de garde m’interrompit toutefois :

« Vous pouvez utiliser l’étage, me dit-il. Vous dormirez seul ce soir. »

Et il disparut lui aussi. Je montai aussitôt à l’étage. La porte de la chambre de ma sœur était ouverte. Personne n’avait nettoyé. C’était pour ma pomme.

*

Je dois reconnaître que sans l’intervention de Konze, personne n’aurait songé à rouvrir le dossier du double assassinat dont on m’avait un instant soupçonné. Le second double assassinat n’avait pas été élucidé non plus. Ces quatre morts violentes relevant du même mode opératoire demeuraient un seul et même mystère. Mais ce qui apparaissait comme un mystère encore plus grand, c’était le fait que si j’étais l’assassin de ma sœur et de son compagnon, je ne pouvais être celui des deux autres victimes. Ça leur en bouchait un coin, je dois le dire. Mais on ne m’en parlait pas. Et si on me posait la question de savoir comment je me débrouillais sans ma sœur, je répondais qu’elle ne m’avait jamais été d’aucune utilité et qu’elle avait été une bien mauvaise langue en faisant croire à tout le monde qu’elle s’occupait de mon ménage. Cependant, je n’invitais personne à constater la justesse de mes affirmations, car la maison était devenue, en réalité, un vrai capharnaüm. Je n’avais même pas nettoyé le sang. Le matelas empestait. Les murs exhibaient d’horribles blessures noires. Et la descente de lit était aussi raide qu’un bout de bois. La porte, cependant, demeurait fermée à cause de l’odeur. Je n’entrais dans cette chambre maudite que pour me rappeler les faits tels que je les avais vécus. Et cela m’arrivait de moins en moins souvent.

J’étais complètement absorbé par mes travaux, à peine diverti par la fenêtre ouverte et refermée chaque matin pour me livrer aux peintures abstraites que me conseillait encore ma conscience. Vous le cacherai-je plus longtemps ? Je buvais. À vrai dire, je ne m’étais jamais intéressé à la cave. Elle existait pourtant et mon ex beau-frère, ou ex compagnon de ma sœur, la visitait souvent. Il remontait toujours avec une bonne bouteille dont la moitié du contenu au moins émoustillait ma vieillissante sœur. À ce train, la cave ne parut pas désemplir. Ses milliers de bouteilles n’attendaient qu’un véritable amateur pour retrouver le sens perdu de leur âge.

Konze est apparu à la fin de l’automne. Il ne buvait pas, car dans son monde, personne ne boit. Il redoutait les effets de l’alcool sur sa race. Apparemment, il en connaissait plus que les effets. J’eus beau lui vanter les mérites de cette noble culture, il repoussa toujours mes avances. Et comme il n’était ni homme ni femme, nous n’eûmes d’autres rapports que nos conversations portant sur des thèmes scientifiques dont je vous passe la teneur car vous n’y comprendriez rien.

Au début, j’ai cru à une mauvaise blague, mais il ressemblait si peu à un être humain qu’il m’était difficile de ne pas admettre sa nature d’étranger à notre espèce. Et comme il ne ressemblait à rien de connu (admettez qu’en ce domaine, j’en sais plus que vous), force me fut de constater que j’avais affaire à un type d’être vivant inconnu qu’il était de mon devoir d’examiner de plus près. Pendant que je buvais, il m’instruisait. Je dus donc apprendre sa langue, car il ne pratiquait pas la nôtre ni aucune de celles qui font le lit de nos incompréhensions universelles. C’était une langue difficile, sans grammaire imposée et dont le vocabulaire était descriptif et non pas simplement étymologique ou hérité d’une succession de déformations populaires nous éloignant toujours plus de nos véritables racines. Il était satisfait de mes progrès et m’encourageait à boire, considérant à juste titre que ce qui nuisait à sa construction physique était par là-même profitable à ma nature d’être humain. J’avoue que j’ai eu du mal à comprendre ce raisonnement, mais j’y suis parvenu et je doute que vous soyez vous-mêmes capables d’un tel effort. Mais que cette triste constatation ne me prive pas du plaisir de vous en dire encore quelques mots.

Konze, qui était entré dans la chambre des morts au cours d’une inspection méthodique de la maison, fut fortement irrité par le manque d’hygiène que j’y entretenais. Autant la saleté générale de la maison ne lui inspirait aucun reproche, autant il se plut à me rendre responsable des boutons qui poussaient à la surface de son corps depuis qu’il était entré en contact avec le sang de ma sœur et de son compagnon.

« En contact… ? fis-je, interloqué.

— Je n’ai pas pu résister, avoua-t-il. Chaque fois que je me trouve en présence de sang, j’entre en contact avec lui. Comme toi avec le vin.

— Mais le vin ne me donne pas des boutons !

— Parce que ce n’est pas du sang. »

Je suis descendu pour mettre la main sur une serpillière, un seau et de quoi frotter. La buanderie n’avait pas été ouverte depuis longtemps. Je ne me souvenais pas d’y être entré. Qu’y aurais-je fait ? Ma sœur s’occupait de récurer les parquets et de laver le linge. Je ne savais même pas comment on s’y prenait pour laisser les lieux dans l’état où on les a trouvés en entrant. Et je n’avais pas honte de m’être laissé aller. Mais il ne s’agissait que de faire disparaître le sang. Konze n’en demandait pas plus. Quand je sortis enfin de la buanderie, je le croisais dans l’escalier. Il était assis et se grattait sans ménagement. Il en grinçait des dents. Il ne me regarda pas. Je montai.

Deux heures plus tard, j’étais satisfait de mon travail. Je n’ai jamais été doué pour les travaux pratiques, mais rien ne me paraissait plus urgent que de satisfaire mon ami Konze. Les boutons l’enrageaient. Il se roulait dans l’escalier sans parvenir à calmer la démangeaison. Mais maintenant, la chambre était propre et sentait la lavande. Je ne savais pas que Konze adorait la lavande. Chez lui, il en mettait partout. Il m’embrassa longuement et fit plusieurs fois le tour de la chambre avant de se jeter dans le lit. C’est là que vous le trouverez.

 

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