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![]() oOo Elle est courante, cette expérience du miroir déformant. Les eaux stagnantes, elles-mêmes, en savent quelque chose. Elles gardent la mémoire et le souvenir des eaux ruisselantes qui se sont portées jusqu’à elles. Piégées dans la vase, elles attendent leur heure. Une mince pellicule de cette eau souillée remonte de temps à autre à la surface, lorsqu’une bulle de gaz vient crever la surface, éclate puis meurt. Au fil du courant, l’image de toi, déformante-déformée. Te revient en mémoire les douves asséchées du château familial. Tu aurais bien aimé, tout jeune encore, pouvoir t’y mirer du haut de la plus haute tour encore debout en ce temps-là. Devenu adulte, et le domaine vendu - château, terres et fermages - il ne te restait plus que les eaux courantes de la rivière la plus proche pour contredire les vues de Narcisse l’illettré. En écho, te revenaient alors sans cesse en mémoire, cette jeune fille aperçue un temps sur les terres de ton père. Chassée comme une malpropre par le garde-champêtre puis rossée par l’intendant en personne, elle s’en était allée salement amochée et piteuse, tu ne savais où. Toute ta vie, tu l’as cherchée en vain dans d’autres femmes, et l’âge venant, de guerre lasse, tu n’as plus consenti à quelques coucheries que ce soit. Tu aurais aimé lui dire un amour sans bornes. Elle t’aurait protégé, tu n’en doutes pas. Au lieu de cela, tu t’es résigné de longues années à jouer les protecteurs de ces dames. Mal t’en prît d’en épouser une par pure bonté d’âme. A présent, te voilà irrémédiablement et diablement seul. Peu t’importe, à dire vrai. Tu as bien d’autres chats à fouetter. Une seule chose cloche dans tes raisonnements : tu ne songerais en aucun cas à fouetter un chat ni même un chien ni qui que ce soit. Battre ta coulpe n’est pas non plus ton fort, à dire vrai. C’est fou ce que la vérité nue nous enjoint de dire, parfois. On aimerait la contredire et lui tenir tête, ne serait-ce que quelques instants, mais non, elle fonce tête baissée sur nous et nous renverse férocement. S’en suit souvent un corps à corps dantesque. On y laisse des plumes. Elles jonchent le sol. De beaux témoins muets d’une scène perdue uniquement pour ceux qui ne savent pas en tirer profit. Les mains à plume charrient bien des secrets enfouis. Elles drainent tout sur leur passage, assèchent mares et marécages, douves et ruisseaux, et jusqu’aux biefs si vifs dans ton pays sillonné de rivières. Les eaux ne manquent pas, c’est vrai. Libre à toi d’en faire le miroir déformant-déformé de ta liberté de ton. Ta tournure d’esprit n’est pas aussi rare que tu le crois. La sécheresse de ton et de mœurs va bon train depuis quelque temps par ici. Tu ne t’y résignes pas. Il te faut les eaux courantes et les images qu’elles emportent, et les rives herbues qui s’accrochent aux terres. Des iris jaunes aux rives boueuses te ravissent les yeux. Ces flammèches ne se penchent pas sur les eaux, fières et droites, elles tiennent bon, comme toi.
Jean-Michel Guyot 24 février 2020 |
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