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Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre II

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 Article publié le 16 janvier 2022.

oOo

Pendant la traversée (un cabotage ordinaire en vérité), nous n’eûmes pas l’impression de nager dans les péripéties d’un roi en vadrouille. Nous n’en parlâmes même pas. Tout le monde y songeait, mais cet équipage avait d’autres chats à fouetter. L’amour est-il une aventure ? J’avais posé mes yeux sur une adolescente prometteuse. Elle en parut flattée, mais je ne saurais en dire davantage. Elle attirait les regards et se prêtait docilement aux conversations qu’elle semblait inspirer. Je me suis souvent attardé près d’elle, en tout cas pas trop loin de sa facile présence. Je coudoyais ainsi Alfred Tulipe qui riait en offrant aux dames les verres que le steward apportait sur un plateau. Quel soleil ! Et ces embruns ! Je n’eus pas à curer mes narines de la poix parisienne. Mes poumons revivaient joyeusement. Pourquoi étais-je si seul ?

« Nous ne sommes pas seuls, disait Alfred Tulipe aux dames qui ruisselaient, claquant leurs langues en montrant leurs dents plus blanches que l’écume que soulevaient les dauphins.

— En tout cas nous faisons ce qu’il faut pour ne pas le rester ! » s’écria l’une d’elles.

La côte émergeait de la brume matinale. On entendait les clochers, peut-être la rumeur. À Paris, nous ne rêvons plus de la campagne aux cocoricos insensés. Nous préférons maintenant le soleil et ses sables, la perspective de la solitude rompue comme le pain à table. Je voyageais seul, comme certains d’entre nous, mais c’était pour affaires. Je revenais de loin. Elle s’appelait Hélène. Nous finîmes par le savoir. Elle était bien plus attirante que les autres. Je passais plutôt pour un adepte du bleu adonis. À cause de mes manières plus qu’en raison de mon apparence. Les filles m’ont toujours trouvé inoffensif au premier abord, puis mes perversités remontent à la surface et je les fais rire avant de les posséder. Alfred Tulipe ne me laissait jamais seul avec Hélène. Il clignait de l’œil en direction de celle qui pouvait être sa mère ou sa servante. Tout se compliquait chaque fois que je m’approchais de quelqu’un. Il en a toujours été ainsi, autant que je me souvienne.

« Vous voyagez seul… ?

— En effet…

— Joignez-vous…

— Je ne bois pas…

— Parlons d’autre chose…

— Ma conversation… vous savez… je… »

On me taxera de timidité, mais je suis téméraire. Je crois avoir violé des filles. Elles ont tenu leurs langues. Ou j’ai rêvé. Qui sait ce qui se passe en nous quand on s’apprête à quitter le pays ? Je n’emportais presque rien dans mes bagages. Je remarquai Alfred Tulipe dès l’embarquement. Bel homme un peu distingué, mais pas trop, toujours prêt à redresser sa colonne si le portique de ses épaules se mettait à pencher du côté de l’objet de son attention ou de ses désirs. Je le pris pour un comédien. La chemise s’ouvrait sur un poitrail aussi glabre que musclé. Il se frottait aux femmes avec une discrétion de chat dont la caressante queue paraît toujours plus agréable que formelle. Je me frayai un passage jusqu’à lui :

« Pour répondre à votre question, monsieur…

— Alfred… Alfred Tulipe.

— Julien Magloire.

— Ma question était…

— …consistait à savoir si je voyageais seul ou si j’étais accompagné… comme vous l’êtes peut-être… ?

— Je ne tarderai pas à l’être ! »

Il éclata de rire. On voyait bien que j’avais provoqué ce rire sans retenue. J’en rougis et, dans le même instant, j’aperçus Hélène qui essuyait ses larmes. Elle venait de se faire reprendre. Pour quelles raisons ? J’abandonnai Alfred Tulipe à ses rieuses et m’approchai d’Hélène qui ne pleurait plus. Le soleil avait séché sa joue qui reprenait de la couleur. Quel fruit ! Quelle peau dont le duvet a blondi ! Elle sentait les fruits de l’été. Et légèrement vêtue. Presque nue. On me l’enleva et aussitôt le rire d’Alfred me rattrapa. Il était dans mon dos, suant et délirant.

« Vous la connaissez ?

— Nous nous retrouvons souvent ainsi…

— Comme c’est romantique !

— Vous trouvez… ? »

Il posa une main de marbre sur mon épaule et me poussa dans l’ombre. Son visage ruisselait. Une goutte perlait sous sa lèvre inférieure, qu’il avait saillante. Comme nous sommes différents quand on y regarde de près ! Personne ne ressemble à personne. Ou alors de si loin…

« Nous aurons tout le temps d’en parler, n’est-ce pas… ?

— Mais parler de quoi, monsieur que je ne connais pas ?

— D’Hélène, pardi ! De Troie qui n’a pas eu lieu !

— Troie peut-être, monsieur, mais la guerre !

— Vous avez toujours raison… »

Ce fut ainsi qu’il conclut notre première conversation sérieuse. Du moins me persuadai-je qu’elle avait bien eu lieu, alors que le bateau s’éloignait du port. Heureusement, j’avais emporté des livres.

 

*

 

Je ne sais à quel moment il inséra ce conte dans notre nouvelle vie quotidienne… Encore une nouvelle dans la nouvelle. Mais c’est ainsi que ça s’est passé. Peut-être pas chronologiquement, comme on s’y attend quand on lit un roman, mais il n’arrive pas toujours ce qu’on voudrait qu’il arrive à nos personnages, si tant est que de tels passagers se réduisent à cet état de l’imagination, sans compter un équipage aussi méthodique que sa représentation graphique sur l’affiche de la vitrine du voyagiste. N’attendons pas plus longtemps :

 

*

 

« Dans le pays de mon enfance, ou de la vôtre si vous le souhaitez, il y a un village peuplé de suffisamment d’habitants pour recevoir les touristes que l’été lui confie chaque année. Un village de la campagne française, avec son clocher immanquable et même une école où l’enseignement primaire est un devoir familial. Vous savez ce qu’est ce genre de village. Sinon, allez en faire le tour. Quelques étés studieux vous renseigneront mieux que moi qui y ai pourtant vécu plus que de raison. (Je dis ça à l’attention de mon ami Julien Magloire. En voilà une nouvelle !)

Vous allez croire maintenant que ce village est organisé autour de son activité touristique ; que rien ne dépasse cette enceinte bien conçue pour rapporter le plus d’argent possible à ses promoteurs et à ses ouvriers. Et bien non !

Car il est une rue que personne ne fréquente. Une rue sans nom de personnage ni d’autre chose. Une rue qui commence à l’angle d’une impasse et qui se finit Dieu sait où. On ne l’emprunte jamais, ni à pied ni autrement. Même le touriste encore vierge sait, parce qu’il est bien renseigné, que cette rue ne mène nulle part. On a même peur d’y tourner en rond ou pire encore de finir par s’y ennuyer et y trouver le sommeil. Or, on ne serait pas venu là pour dormir. On saurait bien pourquoi on y aurait eu l’intention d’y aller et venir. On ne s’arrête même pas à l’entrée, au bout de l’impasse dont la façade terminale est un mur qui a appartenu à quelqu’un aujourd’hui oublié. L’activité touristique réduit la mémoire collective à l’essentiel.

Bien sûr, il arrivait qu’un étourdi ou un curieux de nature s’y aventurât, mais ce n’était jamais sans crainte de ne pas en revenir ou pire d’en ressortir tout changé. En quoi ? Je laisse ça à l’imagination de chacun. J’ai déjà fort à faire, ce n’est pas mon ami Julien qui me démentira. C’est vrai ! Je ne me mêle jamais des travaux que les autres, à tort ou à raison, entreprennent pour occuper mon temps libre…

Ainsi, il se trouva (allez donc savoir pourquoi) une créature, humaine de nature et même de conception, qui se mit dans la tête, malgré ce qu’elle savait, d’aller faire un tour dans cette rue, histoire de renseigner sa curiosité et son goût de la contradiction.

C’était une petite fille. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Entre la première communion et la solennelle. Plus proche de la première. Elle avait bel aspect et s’habillait en conséquence.

C’était l’été. Faut-il en conclure qu’elle n’était pas d’ici ? Sans aller jusqu’à affirmer qu’elle n’entretenait aucun lien avec la race ici conçue et perpétuée, poursuivons.

La petite fille (appelons-la Hélène si vous le voulez… enfin, si mon ami Julien Magloire y tient toujours…) s’engagea résolument (comment aurait-il pu en être autrement ?) dans cette artère particulièrement inconnue car, si on l’avait sévèrement informée, elle n’en savait pas plus, ce qui explique sans doute l’acuité de sa détermination.

C’était, et ce sera toujours, par une belle après-midi d’été, qu’Hélène bifurqua à l’angle de l’impasse, frémissante au contact du mur ancien contre lequel elle s’était appuyée pour prendre son élan. Élan qui tardait à se prononcer sur l’avenir de cette aventure peut-être sans lendemain. (Vous savez ce que c’est, Julien…)

La rue, malgré un soleil éclatant, était plongée dans l’ombre. Une ombre presque impénétrable, mais suffisamment éclairée pour susciter des idées favorables à la pénétration. Hélène serra ses poings dans sa robe et gravit la hauteur d’un trottoir que les services municipaux négligeaient depuis longtemps et même depuis toujours. Les herbes sèches craquaient sous ses sandales. Mais jusqu’où donc fallait-il aller si on voulait voir quelque chose qui valût la peine d’être raconté par la suite. La suite… brrr… ce mot, naguère si ordinaire, prenait tout son sens maintenant.

De ce côté de la rue, des arbres alignaient une ombre tenace. Il semblait même qu’il y eût une clôture de fil de fer, mais c’était difficile de l’affirmer. Et puis ça n’avait aucune importance. Si tout ce côté de la rue était ainsi fait, il ne présentait aucun intérêt. Et si donc il existait une raison valable de se risquer au pire qui puisse arriver à une petite fille, c’était de l’autre côté que ça se passait. Aussi, sans cesser d’avancer, Hélène ne quittait pas des yeux l’autre côté de la rue. Or, il n’était guère différent. On distinguait clairement la clôture et son fil de fer rouillé et les troncs têtus que surmontait un feuillage aussi broussailleux que la pensée du moment.

Pour l’instant du moins, il ne se passait rien, rien ne s’annonçait. Hélène, un peu déçue tout de même, ne ralentit toutefois pas. Elle avait même tendance à se hâter, comme si, au fond d’elle-même (ce quelque chose qui est au fond, n’est-ce pas, Julien ?) elle ne désirait pas autre chose que d’en finir avec cette tentative d’en savoir plus que les autres sur un sujet qui embarrassait tout le monde.

Et puis soudain, une grande grille de bois rongé par la vermine s’imposa entre les troncs. Elle était fermée par une chaîne d’acier. Un gros cadenas la bouclait fermement. Hélène s’arrêta. Était-ce ce qu’il fallait voir, enfin… ce qu’il était fermement déconseillé d’approcher sous peine de… mais la rumeur ne disait rien de ce qui attendait le contrevenant ; elle laissait la chose à l’état de projet.

Et puis, pensa Hélène, ne faut-il pas aller plus loin, et même jusqu’au bout, pour tout savoir ?

La rue, plus loin, disparaissait dans l’ombre. Et tant qu’il y avait de l’ombre, il était impératif de l’explorer. C’est ainsi qu’on voyage. Bien sûr (n’est-ce pas, Julien ?), il n’est pas interdit de s’arrêter en chemin pour en observer les phénomènes les plus évidents, comme cette grille de bois pourri qui aurait pu aussi bien être d’acier rouillé. Hélène traversa la rue.

Il ne se passa rien d’autre. Si on l’observait, ce qui était possible, on ne l’empêchait pas de faire ce qu’elle voulait. Elle se trouva vite devant la grille. Et quel ne fut pas son étonnement quand elle vit que la boîte aux lettres contenait des lettres ! Elle y plongea sa petite main rapide et en retira une. La date était récente !

Bien sûr, elle eut la tentation d’ouvrir le pli. Le récit gagne toujours à s’enrichir de ce genre d’information, mais c’était une intrusion interdite. Elle n’était pas venue pour ça. Le mieux était de se cacher dans la broussaille et de guetter la venue du destinataire. Qui était donc cet être dont personne ne donnait des nouvelles, été comme hiver ?

Hélène entra dans la broussaille heureusement dépourvue d’épines. Quelle heure était-il ? Le facteur ne passe-t-il pas le matin, avant midi ? Et en principe, les destinataires ouvrent leurs boîtes avant de se mettre à table. Ce n’était pas le cas de cet habitant. Hélène réfléchit : il fallait encore fouiller dans la boîte pour déterminer depuis combien de temps cet habitant négligeait son courrier.

Elle allait s’extraire de son feuillage quand des pas nettement humains firent crisser le gravier d’une allée. Une branche cassée érafla sa joue. Et à peine eut-elle le temps de s’empêcher de crier qu’une voix lui proposa ce qui pouvait être un mouchoir. Comment expliquer ce qu’elle faisait dans ce buisson qui s’en prenait maintenant à ses cheveux non moins broussailleux ?

« Entre, dit la voix. Il faut désinfecter ça. »

Hélène avait souvent entendu sa mère le dire. Mais ce n’était pas la même voix. Une main caressa doucement son bras avant de l’étreindre tout aussi délicatement. (C’est fragile, une petite fille, hein, Julien ? Je ne dis pas le contraire !)

« Dis-moi ton nom. »

La voix n’avait pas dit, comme tout le monde : « Comment t’appelles-tu ? » ou « Qui es-tu ? » comme cela arrive plus souvent dans un village où tout le monde se connaît. Cette personne marchait devant elle. Elle avait lâché le bras aussitôt la fillette extraite du buisson, puis elle avait refermé la boîte aux lettres, la grille, le cadenas et elle avait fait signe de la suivre, sans se soucier plus longtemps de l’égratignure que visitait déjà une mouche obtuse. Il y avait du sang dans la paume de la main d’Hélène qui pensait tourner de l’œil comme le jour où elle avait glissé sur un rocher à la mer et qu’un coquillage avait fendu la peau délicate de son pied. Sa tête avait voyagé sous l’eau. Elle s’était cru morte puis la mort l’avait envahie pendant des heures et elle s’était réveillée sous un parasol qui n’était pas le sien. Quel monde ce jour-là autour d’elle ! Et les cris de sa mère ! Elle ne les supportait plus depuis et se mettait même en colère quand ça arrivait pour un oui pour un non.

Mais cette après-midi-là, il n’y eut pas de cris ni personne d’autre que cette personne qui marchait devant elle dans l’allée, silencieuse et lente comme si elle attendait quelque chose qui allait se passer. Hélène trottinait derrière cette jupe noire qui voletait, laissant apparaître de temps en temps des jambes aussi belles que les siennes. Et ça saignait. C’était profond. Et ça piquait. C’était presque douloureux. L’allée était interminable.

Enfin, on atteignit un espace d’où partaient deux autres allées, l’une en face de l’autre. Et entre les deux, un escalier monumental élevait ses marches une à une vers un perron où attendaient deux chiens de pierre moussue et conchiée. La personne gravit ce nouvel espace qui se proposait comme si on n’attendait que ça de lui. Hélène, épuisée autant par l’idée d’hémorragie que par la peur d’avoir été trop loin, suivit sans se faire prier. La porte, grandiose et vermoulue, était ouverte.

« Je te préviens, ma petite, dit la voix, ici porte refermée ne s’ouvre plus. »

Justement, Hélène s’apprêtait à pousser un des battants. Elle interrompit ce geste peut-être fou. Elle avait déjà entendu ça quelque part. Pourtant, à la maison, il était interdit de ne pas refermer les portes, sous peine de cris et d’explications, toujours les mêmes, censées lui permettre d’entrer dans la vie active en connaissance de cause. Elle laissa donc la porte ouverte et suivi la personne qui s’engagea dans un autre escalier. Elle les gravit cette fois sans solennité, rapide comme une domestique que la clochette agace mais motive. Hélène se demanda s’il était encore question de sa joue et du sang qui ne cessait de couler dans son cou et sur la dentelle de sa robe ancienne. Comme elle avait eu l’impression de vieillir en l’enfilant ce matin, suivant en cela les conseils de sa grand-mère… ! »

 

*

 

Était-ce ainsi que se concluait la nouvelle qu’Alfred Tulipe avait prétendu immiscer dans notre chronologie voyageuse ? Le steward apportait un autre plateau ; notre aède en distribua les victuailles à ces dames qui se pâmaient déjà sous l’effet du porto.

 

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