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Le Morio (Patrick Cintas)
Codetta in blues

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 Article publié le 4 février 2024.

oOo

L’homme lançait des petits cailloux dans le sable du désert. Il était assis au milieu des palmiers nains, les genoux sous le menton. À cette heure de la journée, en été, l’ombre disparaît, mais en y regardant de plus près, on la voit revenir, les interstices se peuplent de cette transparence. L’enfant jouait plus haut, entre la route et les ruines d’un ancien hameau aujourd’hui sans toitures. Les ouvriers venaient de quitter les lieux, une fois la benne de leur camion remplie des pierres qui avaient été des murs. Voilà comment ils nourrissaient leurs hérissons. L’enfant répondit au salut du chauffeur par un sourire. Maintenant, il parlait leur langue, pas comme s’il était né sur cette terre, mais il savait maintenant se mêler à une conversation et y paraître tel qu’il se voyait. Le camion s’éloigna dans un nuage de poussière et c’est alors que l’homme, qui n’était pas parmi eux, s’est assis au milieu des palmiers nains et le désert commençait en bas du coteau, après le lit de la rivière qui était à sec et qu’on pouvait traverser en été, sauf que quelquefois les eaux d’irrigation s’y prélassaient, miroitaient et semblaient s’être arrêtées alors qu’on les voyait bouillonner plus loin où un pont enjambait le canyon. C’était là le nouvel habitat de l’enfant. Il connaissait les hommes qui venaient piller les ruines, tous de bons maçons et les nouvelles maisons sortaient de terre après le premier virage, en contrebas. Là aussi il y avait des hommes et même des femmes, mais les enfants n’y étaient pas ou alors ils n’étaient pas encore nés. Il n’avait jamais vu cet homme. Il n’avait jamais vu un homme pleurer. Il avait vu des hommes en colère, haineux et agités. Il en avait vu de complètement abattus par la tristesse et la peur. Il n’y avait pas d’hommes sans rien pour en dire que c’était des hommes, mais la connaissance de l’enfant dans ce domaine était incomplète et il le savait. Or, voici que tombe du ciel un inconnu qui se met à pleurer en grattant la terre où il finit par poser son cul, et maintenant il avait la tête posée sur ses genoux, on aurait dit une momie comme on en voyait dans les pages de l’encyclopédie que la mère de l’enfant avait emportée dans leurs bagages de fugitifs. On feuilletait tous les jours. Les pages n’étaient pas écrites dans la langue de ce pays et c’était l’occasion de ne pas oublier et même de parfaire la langue du pays qu’ils avaient fui. L’enfant ne savait pas si l’homme avait remarqué sa présence plus haut dans la pente calcinée par le soleil. Sans doute était-il remonté du désert. Personne ne l’avait vu sur la route et il n’y avait aucune voiture sous les pins qui encerclaient la barraque des cantonniers. Il devait forcément remonter du désert ou au moins de la rivière qu’il avait descendue ou le contraire il n’était pas possible de le savoir et de toute façon ça n’avait aucune importance, l’important c’était un homme qui pleure, le visage cuit par un soleil qui n’est pas le sien, ça se voyait. L’enfant reconnaissait l’étranger, qu’il arrivât de la vallée voisine ou d’un autre pays. Lui-même avait longtemps porté cette allure d’étranger, mais maintenant il se sentait enfant du pays, il en parlait la langue et il connaissait son histoire, du moins par anecdotes qu’il s’employait tous les jours à mettre bout à bout pour en trouver le chemin. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire. Il n’osait pas aller plus loin que l’ancienne aire de battage où on trouvait encore des cosses fossilisées ou qui présentaient toutes les caractéristiques de la fossilisation. L’enfant n’en savait pas assez sur le sujet et il comparait ces cosses de fèves avec les caroubes des silos en ruine. Il aimait comparer. Et voilà que se présentait l’occasion, comme dans un rêve, de comparer l’homme ordinaire, en colère ou pas, avec l’homme qui pleure. Il connaissait les raisons de la colère, de la tristesse, de la peur, mais jamais elles n’avaient inspiré des larmes à ces hommes qui n’avaient même pas l’air de pouvoir pleurer si c’était ce dont ils avaient le plus envie. Non, l’homme ne l’avait pas vu. Il avait attendu le départ des maçons pour remonter et s’asseoir face au désert, pleurant comme s’il était seul. L’enfant fit rouler un caillou dans la pente, intentionnellement. L’homme ne réagit pas. Il n’essuyait pas ses larmes. On ne les voyait pas couler non plus, mais le visage était celui de quelqu’un qui pleure, homme, enfant, femme, même le chien pleurait et il avait alors ce regard qui ne voit rien d’autre que ce qu’il a en face des yeux. L’enfant regarda aussi ce désert. Les montagnes étaient sombres comme s’il était nuit, mais le ciel était d’un blanc immobile et sans profondeur qui vous inspirait l’angoisse que peut ressentir un mourant dont l’esprit se remplit de regrets, de reproches, de ce qui reste des projets. L’enfant avait entendu ces conversations quand il était à la guerre dans son pays où la steppe joue le rôle que le désert impose ici à ses voisins. Ce n’est pas facile de vivre dans le voisinage d’un désert. Certes, on n’y met jamais les pieds, de peur de s’y égarer, mais on le regarde toujours avec inquiétude, peut-être parce que les anciens décors de cinéma ne se voyaient pas d’ici. Clint Eastwood ne chevauchait plus rien depuis longtemps. On pouvait toujours en rêver, mais ça ne servait à rien, ce n’était pas comme ça qu’on trouvait le sommeil et de temps en temps la mère de l’enfant lui enfonçait un suppositoire dans le cul, ce qui fait toujours plaisir, mais ce n’était pas l’idée et on se laissait surprendre par le sommeil, on savait qu’on avait été ainsi surpris en se réveillant. L’enfant descendit à la hauteur de l’homme qui cessa de pleurer parce qu’il n’était plus seul. Il n’avait pas l’air d’en vouloir à l’enfant. Il le regarda comme s’il le connaissait :

— Je peux te demander si tu as vu ma femme, petit ?

L’enfant ne comprit pas. La langue lui était inconnue. Par pure politesse il dit :

— No entiendo. Ya ne rozumiyu.

L’homme sourit. Il ne comprenait pas lui non plus. Il dit :

— J’ai perdu ma femme dans le désert. Je ne sais vraiment pas où elle est. Nous nous promenions. Nous avons laissé la voiture sur la route, mais maintenant je ne saurais dire où. Ici, toutes les routes se ressemblent. Nous marchions chacun occupé à trouver de quoi nourrir notre connaissance du désert, elle le règne animal et moi le minéral, c’était décidé ainsi et nous nous y tenions. Et chaque fois que l’un trouvait quelque chose d’intéressant dans le domaine qui lui était attribué (nous avions procédé à un tirage au sort), l’autre s’approchait et observait l’objet en question et il s’ensuivait une courte conversation sur le sujet et l’objet rejoignait les autres dans le sac que tu vois là.

L’homme secoua un sac de toile empoussiéré qui semblait contenir des choses, mais rien sur la nature de ces choses. L’enfant répéta :

— No entiendo. Ya ne rozumiyu.

— Ouais, ouais, fit l’homme. Tu veux savoir ce que je transporte dans ce sac, mais tu ne sais pas où est passé ma femme. Il n’y a rien là-dedans pour enchanter ta cervelle d’enfant. Des cailloux et des insectes morts. De belles carapaces aux reflets métalliques et des surfaces qui ne te diront rien sur ce que je suis, sur ce que je suis devenu depuis que ma femme a disparu.

Disant cela, il faillit recommencer à pleurer. L’enfant aurait donné cher pour savoir ce qui était ainsi capable de provoquer le chagrin de cet homme qui n’était plus seul et qui ne pouvait donc plus pleurer sans raison. L’enfant se demanda s’il n’avait pas tout simplement faim. Il arrive que la faim vous fasse perdre la raison et alors il n’y a aucun moyen de la retrouver. L’enfant connaissait cette situation triste et dangereuse.

— Je l’aimais, dit l’homme. Personne ne pourra dire le contraire, si je ne suis pas mort avant. Je parle de ma mort parce que je suis incapable de vivre seul. Je ne pourrais même pas vivre avec toi, admettons comme petit voisin amateur de foot. Nous aimions les balades, en montagne, sur la côte, dans les villes si exotiques pour nous, mais nous n’avions jamais marché dans ce désert cinématographique pour en éprouver les effets sur notre esprit. On s’est décidé la veille, lors du dîner. Il y avait des amis. De récents amis, pour tout dire. Nous ne les connaissions que de deux jours. Nous nous baignions ensemble en face de l’hôtel et nous nous étendions sur le sable, à l’ombre des parasols, avec un verre à la main et les orteils dans le sable, si tu veux savoir. Nous n’avions pas l’intention de nous connaitre. Nous aimions partager les menus plaisirs du farniente. Tu sais ce que c’est de ne rien faire ? Non. Les enfants font toujours quelque chose. Ça me fatigue, cette agitation incessante. Ils ne dorment pas, ils rêvent ! Nous n’avions pas d’enfant. Et nous n’avions pas évoqué cette perspective. Or, nos amis en possédaient quelques exemplaires. Ils ne les avaient pas amenés avec eux en vacances. Ces enfants jouaient, dormaient et ennuyaient tout le monde chez leurs grands-parents à la campagne. Ils ne les emmenaient jamais avec eux, sauf la première fois et ils n’avaient pas recommencé. Ma femme y pensait sans arrêt maintenant. Plus question de simulacre. Elle me caressait comme si j’étais quelqu’un d’autre. Elle aurait caressé n’importe lequel de nos amis avec la même indifférence. Mais si j’en avais eu l’occasion, ou le courage, crois bien que je me serais montré moins étranger en compagnie des amies qui ne paraissaient pas plus ni moins heureuses. Mais rien n’est arrivé pour changer l’ordre des choses. Deux jours, ce n’est pas assez pour que les choses se laissent faire comme on veut qu’elles le fassent. Au troisième, elle a eu cette idée d’aller faire un tour dans le désert, mais pas à dos de chameau ni en compagnie du Clint Eastwood de service. Je ne sais pas d’où elle l’a sortie, cette idée. Personne n’en avait parlé. On évoquait plutôt la Hora feliz, sans en rater le rendez-vous. On en revenait joyeux comme des séminaristes pas déçus du pèlerinage. Tu m’écoutes ?

— No entiendo. Ya ne rozumiyu.

L’homme essuya une larme rebelle. Il y en avait d’autres dans ses yeux. Il ne regardait pas l’enfant. Ses yeux ne quittaient pas le désert. Et l’ombre commençait à s’étendre, lentement, tel est le temps si on a le sens de l’observation.

— Je ne sais pas si je te l’ai dit, mais elle adorait les insectes. Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien. Ne va pas croire qu’elle les collectionnait, ni morts ni en photo. Il n’y avait pas d’autres insectes dans sa vie que ceux qui la traversaient en parfaits étrangers. Elle les repérait sans leur laisser le temps de disparaître. Elle s’employait à les contraindre à tourner en rond, par exemple dans un verre renversé. On aurait dit une enfant dans ces moments-là. Mais elle ne les tuait pas. Toi, je suis sûr que tu les mutiles et qu’ensuite tu les regardes agoniser, ce qui peut prendre des heures, car ton esprit se situe entre celui du chat et celui du savant. Tu ne deviendras jamais un chat, ni un savant. Tu demeureras ce que tu es. Et au lieu d’insectes, tu enfermeras dans tes verres toutes les illusions de ton catalogue des désirs à satisfaire avant de mourir. Mais elle ne concevait pas l’existence de cette manière, qui est la mienne comme la tienne, on est d’accord là-dessus, assieds-toi, tu me donnes le tournis à rester debout comme un candélabre dérisoire par le temps qu’il fait ici en été.

L’homme ôta sa chemise et la roula en boule comme on faisait quand on était enfant et qu’on avait décidé une partie de rugby. Il ne la jeta pas toutefois pour que l’enfant s’en empare et se mette à courir avec cette pelote contre sa poitrine haletante. Il la posa seulement près de lui, sans déplier ses jambes et ses genoux étaient toujours sous le menton. L’enfant chercha un endroit sans épine pour s’asseoir. Les figuiers de Barbarie peuplaient le haut de la pente, à proximité des ruines. S’asseoir dans ces conditions exige mûre réflexion. Il ne se demandait pas pourquoi il continuait d’écouter l’homme alors qu’il ne comprenait rien à ce qu’il lui disait. Il racontait peut-être. Il avait l’air de raconter, mais ses paroles ne laissaient pas apparaître le sujet de son histoire, s’il s’agissait d’une histoire, il s’agissait aussi bien d’une leçon, voire d’une explication, car l’homme était pieds nus et aucune trace de semelle ne s’était imprégnée dans la poussière. S’il avait marché ainsi dans le désert, ses pieds ne valaient plus rien. Il avait besoin de godasses, oui. Mais en quelle langue lui dire qu’on a compris ?

— Assieds-toi, nom de Dieu ! Je ne veux pas lever la tête pour te voir. Il n’est pas bon de parler à celui qu’on ne voit pas.

L’homme faisait des signes qui voulaient dire qu’il avait l’intention de parler encore longtemps et qu’il valait mieux que l’enfant s’assoie pour écouter la suite. L’enfant comprit et la question de trouver de quoi s’asseoir se posa de nouveau et les figuiers de Barbarie semblaient s’être assemblés là uniquement pour se marrer au spectacle d’un enfant qui sait que s’il s’assoit il aura le cul piqué et peut-être même aussi une couille. L’enfant gratta la terre avec la pointe de son espadrille. Il découvrit ainsi deux fois la surface que son cul occupait quand il le posait, toujours avec la prudence qui vient d’être décrite. Il s’assit. L’homme, qui avait cessé de parler et continuait de regarder le désert sans changer la position de sa tête sur les genoux, reprit :

— Nous avions passé une nuit sans amour. Tu ne sais pas ce que c’est une nuit sans amour, mais ne compte pas sur moi pour te l’apprendre. Tu en jugeras par toi-même le moment venu et crois-moi, mon garçon, il viendra. Et il ne viendra pas parce que lui et toi auraient convenu d’un rendez-vous. Cela arrivera au moment où tu n’es pas prêt à vivre une pareille humiliation. Tu n’en dormiras pas. Aussi, au matin, quand nous avons embarqué dans l’autocar rutilant que l’hôtel met à la disposition de ses clients, je cherchais encore le sommeil. Nos amis étaient-ils déçus parce que nous avions refusé leur compagnie ? Ils nous avaient salués depuis la terrasse où ils étaient attablés devant leurs petits-déjeuners. L’autocar était bondé, mais sans nos amis. Il contenait d’autres connaissances, mais aucun lien d’amitié ne nous liait à eux, aussi personne ne nous demanda où on allait descendre. Le chauffeur n’avait pas paru surpris par notre réponse à sa nécessaire question. Du moment que c’était sur sa route, qu’on ne le forçait pas à en modifier l’itinéraire comme nous y autorisait le règlement de l’hôtel, il ne voyait aucun inconvénient à nous abandonner dans un endroit où il n’aurait pas mis les pieds même sous contrainte. Il ne fut ni heureux ni autre chose de nous laisser sur le bord de la route, sans arbre ni rien d’humain à portée du regard. Nous étions assez bien équipés pour passer la journée dans le désert, ayant convenu avec nos amis que nous nous contenterions d’en suivre la limite, autrement dit une rivière sans eau qui sépare l’existence de l’homme, déjà pas folichonne question confort moderne, et le désert proprement dit, qui s’étend aux pieds des montagnes dans une infinité redoutable. Nous n’avions pas connu le désert autrement, en Afrique et en Amérique, mais c’est un autre voyage et comme celui-ci est le dernier, je t’en parle avant d’en perdre les mots dans un autre désert dont tu me montreras le chemin tout à l’heure, car je n’ai pas l’intention de cuire au soleil sans ma femme, quand bien même elle serait la proie des vautours, mangée des serpents et de tous ces animaux qui passionnent son attente, comme je te l’ai déjà dit.

L’homme soupira profondément. Maintenant, l’enfant était assis, l’anus bien fermé et les couilles remontées. Seule la pointe de ses fesses touchait le sol. Ainsi que ses talons, mais il ne craignait rien pour ses pieds. Il avait l’habitude de les soumettre aux circonstances de la terre et de ses cailloux, épines et autres morsures inattendues mais parfaitement imaginables. L’homme se mit à compter les secondes et au bout d’un nombre qui échappa à l’attention pourtant exacerbée de l’enfant, il reprit son récit comme suit :

— J’espère que je ne t’empêche pas de parler, mon garçon. Ce n’est pas mon intention, sais-tu ? Je t’entendrais bien commenter mon récit, sans t’interrompre ni rien, mais je ne comprends pas un mot de tes rares paroles, apparemment toujours les mêmes. Mais je vois que tu m’écoutes, non pas comme si tu me comprenais, mais parce que tu ne sais pas quelle décision prendre à mon égard. Je n’ai rien à t’offrir, ni toi non plus et je n’attends rien de toi. Je comptais plutôt sur la rencontre d’un adulte, car je ne veux plus être seul, je ne veux plus supporter cette solitude ni l’idée que ma femme est perdue pour toujours dans ce maudit désert où elle finit peut-être de pourrir, elle qui commença à se décomposer bien avant la perspective de ces vacances, les dernières si j’en crois ce que je sais du désert. Mais tu en sais peut-être plus que moi sur ce sujet. Tu es un enfant du pays. Cela se voit à ta peau. Comme elle est hâlée ! C’est la peau de tes ancêtres, mon vieux. Tu la portes comme un homme, à ce que je vois. Tu m’en apprendrais, des choses, si nous parlions la même langue. Mais ne crois pas que je sois aussi bête que j’en ai l’air. J’en sais moi aussi des choses. Il a fallu que je rencontre une femme pour en savoir plus sur la vie et l’existence qu’elle nous contraint à traverser comme si nous avions pris un billet. Il y a femme et femme, bien sûr, je ne t’apprends rien, mais à la fin il n’y en a qu’une et ainsi s’achève le rêve que l’enfance a mis des années à construire avec force détails et autant de possibilités de changement. Celle-là m’a mené par le bout du nez. Ne me parle pas de mes trahisons ! Tu sais aussi bien que moi que l’occasion fait le larron. Et puis je ne sais rien de ses propres aventures extraconjugales. Je ne m’y suis pas intéressé, faute peut-être d’en avoir décelé les indices. Qui sait ce qui se passe dans la tête d’une femme qui se voit vieillir, mais pas comme le bon vin ?

L’homme se mit à rire et l’enfant rit aussi. Il avait envie de dire quelque chose, mais rien ne lui venait à l’esprit. Pas facile de dire quand on ne se comprend pas. On se limite à observer de plus près ce qu’il convient d’appeler la chair, qui est toute surface, et ses positions relativement à celles que notre propre chair s’évertue à exhiber. Le soleil écrasait ça comme le poing le fruit mûr. Ça tapait dans la tête, comme si l’horloge interne se déglinguait et qu’on n’avait aucun moyen de retrouver le métier naturel.

— Je n’ai rien à me reprocher, sinon de m’être trop souvent laissé faire, sans rien dire, comme si je ne comprenais pas qu’elle se moquait de moi, et elle ne savait rien de ce que je savais d’elle, voilà tout. Les vacances étaient agréables et les nouveaux amis se montraient à la hauteur de nos attentes. Belles soirées sous les étoiles et les lampions. La chair grillée et son charbon nous enivraient plus que le vin, très haut en degré alcoolique, tu en jugeras par toi-même quand il te sera permis d’y toucher autrement qu’avec les yeux et le nez, à distance le nez, alors que les yeux ont un pouvoir d’approche dont tu sais te servir, n’est-ce pas ? Il n’y a rien comme les yeux pour vous rapprocher des choses et des êtres qui les habitent. Peut-être peut-on expliquer notre goût pour les déserts de cette façon. Nous avions parcouru de grandes distances, l’un avec l’autre, jamais l’un sans l’autre, pas avares de plaisir, même les moins autorisés par la pensée humaniste. Il y a loin entre l’amitié et l’amour. La confusion peut vous rendre la vie amère.

La tête de l’homme se souleva car il ouvrit grand la bouche et l’enfant pu voir la langue, noire et sèche comme une caroube. L’air qui entrait là-dedans était chaud comme celui qui environne le métal en fusion ou pas loin de l’être. Puis l’angle des mâchoires se réduisit lentement et les dents se rejoignirent entre les lèvres retroussées. Il était peut-être temps pour cet homme de se désaltérer. L’enfant dit :

— Puede venir a mi casa si quiere… pa’ beber agua o vino… Povertatysya dodomu…

— Baratin, baratin ! Je ne comprends pas un mot de ce que tu baragouines, mon vieux ! Tu ferais mieux de te taire et de m’écouter. Je n’ai pas fini mon histoire. Toutes les bonnes histoires ont une fin, même la mienne. La tienne en aura une, même si tu es loin d’en deviner la nature ni les circonstances. Moi je sais comment ça finit. Ce n’est ni un avantage ni un inconvénient, par rapport à ta jeunesse, veux-je dire. Aide-moi à retirer ce maudit pantalon, veux-tu ?

Le pantalon fut lui aussi réduit en pelote et l’homme le posa à côté de la chemise. Il était nu maintenant, toujours dans la même position, les genoux sous le menton et la tête articulée par le mouvement des mâchoires qui laissaient passer les paroles entre les dents, du moins quand celles-ci ne se touchaient pas. La peau de l’homme ruisselait de sueur. Cette dessication inquiéta l’enfant. Il se demanda s’il ne ferait pas mieux d’aller chercher de quoi boire, car l’homme ne semblait pas décidé à le suivre jusqu’à la maison qui n’était pas bien loin, de l’autre côté du coteau, à l’ubac pour tout dire. Mais l’homme lui tenait la main. La fièvre rougissait son visage d’étranger au soleil. De quoi parlait-il ?

— Povertatysya dodomu… Mi casa…

— Voilà un mot qui parvient enfin à mes oreilles ! Je le comprends comme si je l’avais inventé. Casa ?

— ¡Si, si ! Usted necesita agua… Voda, voda !

— Voda comprends pas... Casa je comprends. Moi aussi j’ai une maison. On peut même dire un château. Ou en tout cas une grande maison. Ou un petit château si tu veux. Cinq hectares de bois et de landes. Un peu de jardin autour, près des murs extérieurs. Nous y passons l’année. Elle avec ses épingles et son liège et moi avec mes casiers. Comme nous ne sortons jamais l’un sans l’autre, aucune occasion d’adultère ne se présente, sauf en pensée bien sûr. Les filles du village me rendent fou, mais je n’en ai violé aucune. Puis les vacances arrivent, le temps des vacances, et nous partons, nous désertons les lieux, disons-nous avec humour à nos nouveaux amis, ceux qui cesseront de l’être à la fin des vacances. Je connais alors une ou deux aventures, de préférence avec de la chair fraîche, les vieilles ne m’inspirent pas autre chose qu’une terreur qui me rappelle que j’ai été un enfant. Cela arrive toujours, à un moment donné. Il faut s’y attendre. Et c’est arrivé. Je ne sais plus à quel moment de cette existence commune, mais c’est arrivé. Et le désert a pris un autre sens.

L’homme se gratta une joue, puis la main se posa se nouveau. Il sourit. La première fois qu’il sourit. Ça ne l’empêche pas de pleurer intérieurement. Sans larmes ni tremblement de la mâchoire. Il gratte l’autre joue. Un insecte s’envole. Il ne dit plus rien. L’enfant attend, préoccupé par la déshydratation qui affecte cet homme au point que son visage s’est creusé au plus près de l’os. Ça devient, en quelque sorte, une vision d’horreur. Puis tout se passe très vite. L’homme est relevé sans ménagement par des mains puissantes et son corps est entraîné jusqu’en haut, au bord de la route où sont stationnées deux voitures de la Garde civile. Il y a cinq ou six hommes en uniforme et deux ou trois en civil. L’homme est plaqué contre la carrosserie, nu et apeuré. Il ne reçoit pas de coups. Mais on le maîtrise durement, en lui tordant les bras et son cou est à l’équerre de sa poitrine, car une main a empoigné sa nuque. Il ne crie pas. Il respire comme si l’air lui manquait. Puis il est enfoncé dans la voiture, comme s’il la traversait. Et tout le monde disparaît. Il ne reste plus sur la route que la petite sœur du garçon qui est resté assis.

— Il a tué sa femme, dit la petite sœur.

Elle se baisse pour ramasser les deux pelotes formées par la chemise et le pantalon. Elle les déplie, les soumet à l’examen du soleil et décrète :

— On les enverra chez nous, pour les pauvres.

Le garçon n’oublia pas le sac.

 

 

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