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Romans de Patrick Cintas
Voyage avec un mort qui n’était autre que moi-même (caNNibales)

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 Article publié le 10 septembre 2021.

oOo

roman de l’été

in [caNNibales]

Patrick Cintas

Voyage avec un mort qui n’était autre que moi-même

©patrick cintas chez Le chasseur abstrait éditeur
www.lechasseurabstrait.com
ISBN : 978-2-35554-359-3 EAN : 9782355543593ISSN 
série CANNIBALES : 978-2-35554-337-1
Dépôt légal : mars 2016

Quelle est la place du mort chez moi ?
Laissez-moi vous raconter ça…

1
version epub

Joris n’aimait pas ce genre de mission. Mais depuis que la guerre avait pris fin, au détriment des habitants de la Terre toujours aussi barbares et désunis, la Compagnie n’employait pas la moitié de l’effectif qui avait contribué à vaincre l’ennemi. Joris avait une sacrée chance d’avoir un poste. Et il ne se posait pas la question de savoir pourquoi il glandait la plupart du temps. Il ne bénéficiait d’aucun privilège et personne ne l’avait recommandé. Il s’était engagé au plus fort de la bataille. Et maintenant, alors que ses camarades étaient morts ou chômeurs, il était payé à ne rien faire. Ce qui lui causait une angoisse secrète. Jamais il n’en parlait. Il ne savait pas ce que la Compagnie pensait des angoissés. Pas grand-chose de bon, c’était sûr. Et comme il avait le temps d’y penser, il ne dormait plus autant que c’était nécessaire. Ne rien faire est une tragédie de la solitude.

Ici, pas de saison. Tout est artificiellement construit. Et ça marche. Jamais une panne. Pas de catastrophe en perspective. Les Terriens n’étaient pas arrivés jusque-là. C’étaient des fanatiques et des fous pour la plupart. Mais pendant qu’ils se battaient avec des moyens dérisoires dans les parages cosmiques de la Terre, les Modelli avaient détruit leurs infrastructures terrestres. Ces attaques avaient troublé l’esprit de Joris au point qu’il s’était mis à douter de sa nature humaine. Mais il comprenait le Dogme. C’était eux ou nous. Et il avait survécu aux combustions les plus formidables. Ces spectacles l’avaient fasciné. On avait les moyens de tout détruire, mais on n’avait pas été aussi loin. Le Dogme avait établi la Propriété divine. Or, la Terre était une des provinces du Vieux Monde. Et le doigt de Dieu s’y dressait si on regardait bien à travers les transparences graphiques du hublot. Curieusement, il n’avait fait aucune connaissance pendant cette guerre. Les fantassins connaissaient mieux le Monde. Ils l’arpentaient l’arme à la main, tuant ou épargnant selon les nécessités politiques du moment. Joris était un homme seul.

Il avait entendu parler des femmes. Elles étaient en quelque sorte le pendant de l’homme. Sur Terre, on ne se reproduisait que de cette façon. On racontait même que cet acte procurait du plaisir. Mais ce plaisir n’était pas lié au phénomène de la reproduction dont dépendait la survie de l’espèce. Deux hommes ou deux femmes pouvaient retrouver ce plaisir sans avoir besoin de penser à se multiplier. C’était écrit dans cette partie du Monde. Pourquoi ? Le Dogme n’en disait rien. Mais ce qu’on savait pertinemment, c’est que cette particularité physiologique était la cause de la défaite du Terrien face au Dogme. Les combustions auxquelles avait été soumise l’Humanité n’expliquaient pas tout. D’où le succès clandestin des films pornographiques. Comme il n’avait rien à faire, Joris en visionnait beaucoup. Et il en tirait un plaisir bien supérieur à celui que promettait la prière.

Le bordereau était tombé à la première heure. Une mission d’un genre désagréable. Joris avait mal dormi. Il se passa de nourriture matinale et oublia de prier pour se préparer au pire comme au meilleur. Il entendit l’écran pétiller puis, une fraction de seconde après, le bordereau de papier s’était entortillé sur la console. La mission consistait à ramener un mort. Joris détestait ce travail. Mais le Commandement l’avait affecté au Service M. En fait, il avait commencé dans ce sale travail pendant la guerre. Il n’avait pas fait la preuve d’une bien grande capacité de combat. Il tuait, mais pas autant que les autres. Le Commandement élaguait régulièrement la base de ces statistiques et Joris, après des mois de combat, s’était retrouvé dans le contingent affecté au transport des morts. Le véhicule était une sorte de brouette spatiale. Une honte pour un ancien élève de l’École Supérieure du Dogme. Mais il n’y avait pas d’autres moyens de recruter les employés du Service M. Une petite guerre de temps en temps. Les Terriens ne refusaient jamais de s’y essayer dans l’espoir de vaincre enfin l’oppression qu’exerçaient les Modelli sur leur destin. Enfin, c’est ce que Joris avait imaginé pendant ces longues rotations consacrées à la paresse fonctionnelle. Oui, le bordereau était bien celui d’une mission. Ce n’était pas une facture.

Il relut la dépêche avant de la glisser dans la fente. Le système l’avala dans un grand bruit de roues dentées qui s’échauffaient, projetant leurs substances de lubrification quantique. Les factures demandaient moins d’effort au système. Il les avalait souvent sans bruit et sans odeur. Tout baignait en matière de facture. Sinon, il devait procéder à tellement de vérifications que la mécanique atteignait les limites de ses possibilités. Joris se laissa analyser. Après une minute d’inconfort, il assista à l’impression de la clé. Sans elle, pas question de mettre en route le moteur poussif de la brouette spatiale. Voilà comment Joris voyait les choses après vingt ans de loyaux services à la gloire du Dogme. En réalité, toute cette machinerie, excepté le vaisseau, relevait de la plus haute technologie jamais conçue par un esprit créé. Mais il ne pouvait s’empêcher de dénigrer l’existence de cette dérisoire manière de ne pas prier comme les autres. Il mit le bout de sa langue sur la partie magnétique de la clé. Il sentit alors la Substance pénétrer dans toutes ses fibres.

Le personnel du Service avait préparé le vaisseau. Joris attendit patiemment que le sas d’éjection s’ouvrît. Il se mit aux commandes. Il y avait des mois que ce n’était pas arrivé. Et alors il était allé chercher un mort. La paix était déjà signée. Il ne s’agissait plus de morts au combat. On mourait aussi dans les stations de production. On ramenait alors le mort et une autre mission se chargeait de le remplacer. Pourquoi ne profitait-on pas du même voyage pour accomplir les deux missions ? Joris ne détenait pas cette explication, mais il savait qu’elle existait. On vivait entouré, presque cerné par ces explications. On en connaissait l’origine, mais jamais la nature. Chacun son travail. Et chacun sa peau.

Quel ne fut pas son étonnement quand quelqu’un, qu’il ne connaissait pas, entra dans la cabine de pilotage. Joris faillit lui dire qu’il se trompait de voyage, mais le système ne commettait jamais ce genre d’erreur. C’eût été donner tort au Dogme. Il fit pivoter son siège pour se trouver face à cet individu, un homme comme lui. Était-ce un remplaçant ? L’homme souriait, immobile comme s’il attendait qu’on lui affectât une position à l’intérieur du vaisseau. Sur l’écran de contrôle, aucune indication à part les ordinaires consignes de départ. Joris s’apprêtait à les lister quand l’individu était entré sans autre indication. Comme il n’ouvrait pas la bouche, et qu’il se tenait immobile comme si une consigne en bloquait le fonctionnement, Joris lui demanda s’il était en possession du réglementaire ordre de mission sans lequel l’embarquement était impossible. L’homme parut étonné, mais ne dit rien. Le système agissait en lui. Et d’une drôle de façon.

« Vous êtes un remplaçant ? demanda Joris. Ici c’est la mission de ramassage. Vous vous trompez de vaisseau.

— Je ne suis pas un remplaçant, dit enfin l’homme.

— Ah non… ?

— Je suis votre double. »

Joris avala bruyamment sa salive. Il s’était levé angoissé. Il avait peur maintenant. Il faillit tourner de l’œil.

« Si c’est une blague, fit-il sérieusement, elle n’est pas de mon goût. Ici, c’est le Service M. Des morts et des remplaçants. Et des pilotes comme moi. Et à part le personnel de maintenance, il n’y a pas de catégorie « double ». Je vous remercie de sortir de mon vaisseau. Je suis déjà en retard. »

Il avait tenté d’être très ferme en disant cela, mais sa poitrine s’était dégonflée et sa bouche, sèche et douloureuse, avait fini par prononcer ces mots incompréhensibles :

« Ça y est ! J’y suis ! C’est mon anniversaire…

— Pas du tout ! fit le double encore plus gravement.

— Vous voulez dire que ce n’est pas un mort que je m’en vais chercher de ce pas… ? C’est pourtant ce qui est écrit sur le bordereau de mission…

— Je sais parfaitement ce qui est écrit sur ce bordereau, l’ami… C’est moi qui l’ai tapé… À l’autre bout du système… Vous savez… ? »

C’était inquiétant. La voix de ce type devenait parfaitement artificielle. Pourtant, le regard était humain. Et les lèvres soigneusement humectées. Cependant, ça ne ressemblait plus à une blague. Et Joris confirma en son for intérieur que ce n’était pas le jour de son anniversaire, lequel tombait à la fin de la période d’emploi, comme une mauvaise nouvelle. Que convenait-il d’entreprendre maintenant ? Était-il le sujet d’un test administré par les extensions du Dogme à fin de vérification de compétence ? Il eut une illumination genre bulle au-dessus de sa tête. Joyeusement, il clama :

« Et bien vous allez devoir prendre la place du mort. Elle est vacante pour l’instant. Mais il faudra la lui laisser au retour. Est-ce que j’ai bien répondu à la question ? »


 

2

Il n’avait pas bien répondu du tout. Le sas commençait à se refermer. La procédure automatique de lancement était commencée. L’homme entra dans le vaisseau. La portière se referma derrière lui. Dépassé par la vitesse d’exécution de ce qui se mettait alors en marche, Joris glissa la clé dans la fente sans avoir procédé à la check-list. Et malgré ce grave manquement à la procédure, le système de lancement ne s’interrompit pas. Le moteur s’égosilla soudain. On se serait cru à l’opéra. Joris avait les yeux fixés sur l’écran. Il ne voyait plus l’homme qui prétendait être son double. Il ne savait pas à quelle activité il se livrait maintenant qu’il agissait dans son dos, à la place du mort. C’était une banquette parfaitement conçue pour recevoir un corps humain. Elle s’ajustait automatiquement à ses dimensions. Elle lui injectait des produits conservateurs à intervalles calculés par les sondes spécialisées dont le mort était truffé. Tout cela, automatiquement. En principe (Joris voulait dire d’habitude), ces opérations étaient mises en place à la morgue de la station qui évacuait un mort. Joris ne s’occupait pas de ça. Ce n’était pas son travail. Au début, il avait vaguement observé ces manipulations, mais depuis, il préférait aller fumer une cigarette en sirotant un verre. Ça durait une bonne heure, le temps de se détendre en pensant aux femmes. Il n’était alors pas question de feuilleter une revue porno sous l’œil inquisiteur des caméras de surveillance. Quand il revenait au vaisseau, le mort était appareillé et il ne restait plus qu’à recommencer pour se livrer à l’ennui pendant une période impossible à calculer pour au moins se tranquilliser. C’était une chance de pouvoir profiter d’un voyage, bien qu’il n’y eût rien à voir ni à faire dans cet espace. Il était interdit aux voyageurs du Service M de quitter le tarmac pour visiter la station. Là encore, pour des raisons dogmatiques qu’il était inutile de discuter. D’ailleurs discute-t-on de choses dont on ignore la nature ? Ce serait insensé !

Voilà comment se passait une mission M. Cette procédure n’avait jamais subi la moindre modification. Et pourtant, c’était le seul moyen pour Joris d’échapper à l’ennui et aux idées de suicide. Il était toujours heureux de pouvoir profiter de ce qu’il considérait comme un privilège, bien qu’il sût que ce n’en était pas un. C’était simplement un travail. En attendant le chômage ou la mort. Bizarre société qui conçoit le bonheur par le travail et qui menace ses adeptes de les mettre au chômage si ce bonheur revient trop cher au Dogme.

Pour l’heure, Joris était aux commandes de son vaisseau dans la phase d’arrachement à la gravité de la station qui l’employait. Il lui était impossible de savoir ce que son « double » fabriquait exactement dans son dos. Il était sans doute allongé à la place du mort. Il n’y avait pas d’autre moyen pour lui de voyager. La cabine était étroite et conçue pour un usage précis. Elle ne souffrait aucune exception. Le moteur faisait un tel vacarme qu’il était difficile de penser à autre chose. Joris ne se souvenait même plus du visage du double. C’était peut-être le sien. Comment concevoir un double sans ressemblance ? Certes, il n’était pas l’auteur de cette image inversée de lui-même, mais un double est un double, c’est-à-dire que par soustraction, il ne reste rien. Autrement dit, il n’y a pas de différence. S’il y en avait au moins une, le double serait une imposture ou une approximation. Or, le Dogme ne commettait pas ce genre d’erreur. Ou alors (soyons raisonnables), ce double était un produit de « mon » imagination. Cette seule pensée épouvanta le fragile Joris. Heureusement, la gravité n’exerçait plus aucun pouvoir sur la trajectoire du vaisseau. C’était cette phase dangereuse pour l’équilibre de l’esprit où l’homme aux commandes de sa destinée peut décider de s’aventurer ailleurs. Mais dès la première seconde de cette phase, le système interne injectait une dose de tranquillisant dans les nerfs du pilote. Il était impossible d’échapper à cette mesure. Joris était donc parfaitement calme quand il fit pivoter son siège pour se trouver face à la place du mort. Elle était effectivement occupée par lui-même.

« Vous êtes confortable ? demanda-t-il d’une voix qui trahissait son abandon aux forces supérieures.

— Je crains que le système ne m’ait pris pour un mort ! Me voilà piqué de toutes parts ! Je croyais que le système de recomposition ne s’activait qu’au retour…

— On vous a mal renseigné. Ou vous n’êtes pas ce que vous dites…

— Qu’allez-vous imaginer… Vous plairait-il de me céder votre place et de prendre la mienne ? Le système, trompé par la ressemblance, qui est exacte je vous l’assure, n’y verra que du feu. Disons… une petite heure… pas plus…

— Vous n’y connaissez rien en pilotage. C’est un fait.

— Je sais ce que vous savez, ni plus ni moins. Cependant, le transfert est compliqué par l’étroitesse des lieux. Avons-nous le temps de mincir avant d’arriver ? Et cette cure d’amaigrissement durera-t-elle longtemps ? Ces produits anti-décomposition me donnent la nausée.

— Vous arriverez donc mort… Je me demande ce qu’ils en penseront là-bas. Ils n’aiment pas les modifications imprévues et contraires au Dogme.

— Comment savez-vous que celle-ci (votre dédoublement) est contraire aux grands principes de nos valeurs ?

— Je ne le sais pas dans le détail. N’ai-je jamais rien su aussi précisément ? Vous n’en savez pas plus que moi sur ce sujet.

— Pitié ! Cédez-moi votre place. Au moins une petite heure. Ou bien déconnectez le système anti-décomposition cadavérique. Vous feriez bien, d’ailleurs, car si je ne me trompe pas, je suis en train d’épuiser ces substances. Elles vous manqueront au retour et votre cadavre pourrira pour vous empoisonner l’esprit et l’existence. Car cette charogne vous sera reprochée !

— Vous voulez dire que vous ne reviendrez pas ? »

Cette question, que Joris avait savourée, réduisit le double au silence. Joris fit pivoter son siège pour se replacer en position de pilotage, ou en tout cas d’observation des paramètres qui clignotaient sur la console. Que signifiait cette hallucination ? Peut-être rien. Le système en était-il le commanditaire ? Pas forcément. Il arrivait encore que le hasard se mêlât de compliquer l’existence. Mais en principe, le système repérait ces défauts à temps et non seulement il ne se passait rien de conséquent, mais il avait vite fait de récupérer l’erreur due à une mauvaise conjonction de paramètres ou de fonctions. Pour l’instant, cependant, l’écran ne faisait état d’aucune alerte hygiénique. Joris était donc enclin à penser qu’on le soumettait à un examen de ses facultés. Il en avait régulièrement subi d’autres. Mais pas de ce genre. C’était nouveau. Et il n’en avait jamais entendu parler. Il est vrai qu’il ne fréquentait pas les autres. Il préférait les femmes de papier, ces créatures venues d’ailleurs pour alimenter le plaisir jusqu’au paroxysme de l’imagination. Il était en tout cas impossible de les posséder. Et peut-être même interdit. Était-ce sur cet aspect de sa personnalité que portait cet examen ? Derrière lui, le double ne se plaignait plus. Il était peut-être mort. Mais… mort ou vivant, n’était-il pas nécessaire, et donc en accord avec la procédure d’urgence, de se débarrasser de ce corps étranger ? Mais comment ?

La portière du vaisseau ne s’ouvrait pas aussi facilement. D’ailleurs, elle ne s’ouvrait que de l’extérieur. C’était le personnel des tarmacs qui se chargeait de cette opération. Et une fois au milieu de l’espace, il était impossible d’ouvrir. Logique, non ? Et si le vaisseau se trouvait sur un tarmac, pourquoi ouvrir soi-même puisque tout était prévu à cet effet ? Par contre, rien n’était prévu pour se débarrasser d’un corps étranger. Pourquoi ? Parce qu’aucun corps de ce type n’était autorisé à pénétrer dans la cabine. Joris se sentit enfermé dans ce système logique. Il n’avait jamais ressenti une pareille impression d’étouffement. Ces connaissances en métaphysique étaient très limitées. À part les bandes dessinées et les récits de science-fiction qui avaient nourri son enfance prématurée, il n’avait jamais accédé au point de non-retour. Mais là, il avait la nette impression qu’il était en train de vivre un moment définitif qui allait changer son existence. Était-il question d’un enfer ? Difficile de répondre. En tout cas, la joie qu’il avait éprouvée en entrant dans le vaisseau, malgré la désuétude de la destination, s’était dissipée dans un brouillard d’angoisses aussi diverses que terrifiantes. Il se promit de ne plus entretenir aucune conversation ni aucun rapport avec ce double qui s’agitait toujours à la place du mort.


 

3

Au bout du cycle, la station était enfin en vue. Sa gravité inversa la poussée du moteur. Encore quelques minutes d’attente, et la première phase de la mission allait s’achever. Il était temps ! Joris avait atteint la limite de la raison. Il se sentait maintenant capable de tout. Derrière lui, à la place du mort, le double soliloquait. Joris ne voulait pas entendre ces paroles. Certes, il en percevait l’importance croissante, mais la perspective de l’atterrissage le confirmait dans ses certitudes. Il allait expliquer tout ça au contremaître du tarmac. Il y avait une explication logique. On en rirait ensemble, c’était gagné d’avance. Une fois le double extrait de la place qu’il occupait sans raison valable, on procéderait au remplissage des seringues et le mort à embarquer arriverait à bon port et à l’heure sans plus d’histoires. Peu importait comment le double serait traité par les autorités de la station ni même ce qu’il en pensait pour sa défense.

Or, une fois ouverte la portière du vaisseau qui venait tout juste de se stabiliser, le contremaître jeta un œil écœuré sur la place du mort et se boucha le nez si fortement qu’il s’échappa un liquide vert entre son pouce et son index ainsi pressés sur les pavillons de ses narines. Il recula sur la passerelle en grognant comme une bête. Il était à peine audible :

« Quoi ! Vous arrivez ici avec un mort ! Qu’est-ce que je vais faire de celui que vous deviez prendre en charge ? C’est insensé ! Je vais signaler votre comportement à la Direction. Et en plus il est complètement pourri ! Quelle horreur ! Relevez le matricule de ce vaisseau ! » ordonna-t-il à ses manœuvres.

Et aussitôt, la portière se referma sur le nez de Joris qui n’avait même pas quitté son siège. Le moteur se lança automatiquement et, tandis que le personnel du tarmac reculait, tirant sur les poignées de la civière contenant le mort prévu pour cette mission, le vaisseau s’arracha à la station. Il disparut dans l’infini. On ne le revit jamais.


 

4

Maintenant, Joris voyageait vraiment. Il n’était plus en mission. Et il ne devait plus rien à personne. Après tout, le contremaître du tarmac de la station Kdiv01 ne lui avait pas laissé le choix. Mais s’était-il enfui ou avait-il profité d’une poussée pour reprendre la route ? Il était bien incapable de se décider pour l’une ou l’autre solution au problème qu’il n’avait pas posé tout seul. Il en est ainsi chaque fois qu’on atteint une limite. Il avait assez d’expérience, y compris de la guerre, pour le savoir. Dehors, l’espace présentait sa finitude noire tavelée d’étoiles et de stations. Des années étaient nécessaires pour sortir de cette constellation. Cela aussi Joris le savait, mais cette fois ce n’était pas son expérience qui lui recommandait de s’en tenir à ce qu’il savait de source sûre. Il baissa le rideau du hublot pour éviter ces influences. On n’était pas soi-même tant qu’on se trouvait dans ces lieux civilisés. Il fallait sortir de là pour estimer le degré de solitude qui affecte le voyageur pressé. Des années ! C’était un temps possible tant que la folie ne s’emparait pas de l’homme aux commandes de son destin. Comment construire mon histoire si je suis seul ? Il coupa les connexions avec la Base. Là-bas, on devait suivre sa trajectoire clandestine sur les écrans. Mais quelqu’un avait-il pris la décision de le poursuivre pour le capturer, le livrer à la justice et finalement à une autre solitude ? Joris ne se souvenait pas d’avoir lui-même assisté à ce genre d’opération du temps où il était… vivant. Il n’avait même pas le souvenir d’une évasion de ce type. Les voleurs prenaient la fuite, mais ils tournaient en rond et on finissait par leur mettre la main au collet. Voleurs et assassins. Il n’était ni l’un ni l’autre. Et il ne laissait pas une épouse ni surtout un enfant. Il ne laissait rien. Il n’avait jamais écrit le livre qui avait peuplé son adolescence de personnages en quête des trésors de l’existence. Tous des voleurs et des assassins. Il n’avait rien trouvé d’autre pour les inventer. Ils ressemblaient tellement aux autres, ceux qu’il n’avait pas créés, qu’il avait fini par abandonner ce projet surhumain. Ainsi commençait un autre roman, celui de l’existence. Et il était terriblement linéaire, entrecoupé d’anecdotes vécues ou empruntées à la tradition ou à la télévision. Heureusement, la guerre était arrivée à point. Il s’était engagé pour échapper au jugement des autres. Il suffisait d’obéir et surtout, de ne pas évoquer la peur en termes susceptibles de l’inspirer aux autres combattants. La peur vous appartenait. Et vous ne la cédiez pas. Vous en parliez avec les autres, mais sans rien donner de ce qui la condamnait à une croissance exponentielle.

On ne peut pas dire qu’on se sent bien quand on est parfaitement seul et certain de ne jamais violer cette espèce de serment. C’est un acte constant. L’unique élément d’une série qui s’interrompt. Bien sûr, vous pouvez être finalement intercepté par les forces de l’ordre agissant sous une autorité acceptée par tous. Comment n’en accepteriez-vous pas vous-même les principes ? Vous ne seriez alors pas seul, mais isolé. Et ce serait exactement ce qu’on vous reprocherait. Aïe, il fallait souhaiter ne jamais être intercepté. Mais était-ce seulement possible ? Il y avait de fortes chances pour que cette poursuite n’intéresse personne. Bien sûr, le vol d’un véhicule appartenant à tout le monde par définition était un crime et d’aucuns pensaient qu’on ne peut raisonnablement laisser un crime impuni. Mais ce n’était pas comme ça qu’on réfléchissait en haut lieu. On savait mesurer l’importance des faits. Or, un pilote de troisième catégorie chargé ordinairement de transporter des morts n’était pas un personnage exploitable sur le plan du spectacle médiatique. Surtout si, comme l’avait affirmé le contremaître du tarmac, on avait trouvé ce pilote parfaitement mort sur son siège. Avant de mourir, il avait eu la conscience assez claire pour actionner le pilotage automatique.

« Et vous l’avez expédié dans l’espace ? avait demandé le directeur opérationnel du tarmac.

— Il était complètement pourri. Ce vaisseau était devenu une véritable poubelle. J’ai souvenir que le code prévoit la destruction immédiate du véhicule en pareil cas. Or, comme vous le savez, nous n’avons pas de moyen de destruction ici. Et vous savez pourquoi comme moi ! J’ai donc pris la décision de l’envoyer au diable.

— Ce n’est pas la procédure… Enfin… vous avez fait pour le mieux. Nous perdons un véhicule.

— Il n’est pas irremplaçable. Le pilote non plus.

— Comment s’appelait-il ?

— Il ne s’appelle plus ! »


 

5

Voilà comment ça s’était passé à la station où le mort que Joris était venu ramasser prenait racine à la morgue, seul comme il l’avait toujours été sans doute. On attendait un corbillard en espérant que son pilote ne souffrît d’aucune maladie pouvant compromettre sa mission comme cela venait de se produire. Comment ne pas imaginer ce qui se passait alors ? Joris ne connaissait pas tout le monde à la station Kdiv01. Il reconnaissait des visages, prenait un verre s’il avait le temps avec un ou deux poivrots de son espèce ou s’entretenait avec le barman qui débitait alors des nouvelles sans importance. Et c’était pareil à la base. Comment voulez-vous construire quelque chose de solide dans ces conditions ? Vous avez alors vite fait de vous limiter à ce qui se passe dans votre cerveau et ça devient tellement compliqué que vous finissez par vous y perdre. On vous retrouve alors sur le trottoir, le nez dans la rigole. Il est même arrivé qu’on vous marche dessus. Ils en ont de la chance, les Terriens, d’avoir des femmes pour alimenter les récits de la folie ordinaire ! Ce n’était pas le cas ici. Ni ailleurs. Joris avait fait plusieurs fois le tour de ce monde. Il l’avait traversé dans tous les sens, au hasard des missions et même quelquefois des égarements. Sans femme, l’alcool n’avait pas de sens. Et pourtant, c’était une invention terrienne.

Il releva le rideau du hublot. Il n’avait pas quitté le monde civilisé. Les stations étaient suspendues aux fils de leur existence d’usine. On y mourait comme partout ailleurs. D’usure, de fatigue, par accident. La mort rôdait dans ces carcasses immobiles et lentes. Et maintenant qu’il était en voyage, il pouvait voir les autres ramasseurs de cadavres filer comme des insectes en direction des stations et y pénétrer comme si elles les avalaient. Joris avait effectué cette manœuvre des centaines de fois. Il y avait des siècles qu’on n’améliorait plus ces véhicules. À quoi bon ? C’était des brouettes. Le principe était tellement simple qu’il ne pouvait pas faire l’objet d’une amélioration. Il était inutile de se pencher sur cette question. Il n’y avait d’ailleurs pas de question. Sauf celle de l’automatisation du pilotage. Cela sautait aux yeux du profane. Chaque fois qu’un de ces candidats à la connaissance se retrouvait face à un corbillard spatial, il demandait pourquoi il y avait un pilote à bord. Ainsi, ce novice prometteur pensait donner un signe patent de son intelligence. Mais il avait vite fait de déchanter. Et l’examinateur ajoutait un signe moins à la note pourtant honorable qui figurait sur le bordereau d’évaluation.

Joris avait assisté une fois à cet examen. On lui avait demandé de poser son engin dans la cour de l’école. Mais sans cadavre à bord. Il était inutile d’effrayer les élèves. Il avait donc bien briqué la place du mort et fait reluire les aiguilles hypodermiques. Il atterrit cinq minutes avant la récréation. Il se sentit presque fier de constater que les visages étaient collés aux vitres, les yeux remplis du spectacle qu’il installait avec méthode. Il actionna la passerelle qui toucha le sol en faisant grincer son gravier. Il n’oublia pas de relever le rideau du hublot, car tout le monde ne pouvait pas profiter de l’ouverture de la portière pour assouvir sa soif de connaissance et alimenter les moteurs de son imagination. Personne n’était autorisé à entrer. Il grimpait sur le toit, qui était pointu et glissant, et dispensait alors le contenu du manuel d’utilisation revu et corrigé dans un sens pédagogique. Et en plein milieu de cette démonstration, il fallait nécessairement expliquer pourquoi il y avait encore, « de nos jours », un pilote à bord d’un engin dont on aurait pu automatiser le fonctionnement, notamment pour faire l’économie d’un pilote « mieux employé ailleurs », avait dit le novice. Joris s’était dressé sur ses ergots :

« Comment ça, ailleurs ?

— Ne me dites pas que vous ne savez rien faire d’autre ? dit le novice en jetant un regard complice à ses condisciples.

— Quand bien même ! Avez-vous songé au chômage ?

— Le chô… balbutia le novice dont le visage se décomposait rapidement.

— Eh oui… » fit alors l’examinateur.

Voilà comment on descend du piédestal où des questions moins savantes vous placent en attendant que les plus importantes pour le devenir de la race vous invitent à plus de jugeote. Joris se souvenait d’avoir joui de cet instant. Il n’avait pas eu la chance d’aller à l’école aussi longtemps que ce novice. Et il ne le plaignait pas. Au contraire, il provoqua le rire de toute l’assemblée, y compris des professeurs, en singeant le pauvre écolier qui au passage reprenait possession de sa fiche d’évaluation revue à la baisse. Joris n’était pas fier d’avoir agi de cette façon, car c’était une manière peu loyale de se venger. Mais il n’était pas reparti sans avoir montré son adresse au manche. Il avait même un peu dérangé l’agencement des tuiles sur le toit de ce vénérable collège. Il y songeait maintenant en riant de toutes ses forces. Et il se sentit seul, très seul, presque abandonné. Il savait qu’il était aussi le seul à observer son comportement. Exactement comme s’il se regardait dans un miroir capable de tout montrer. De l’extérieur comme de l’intérieur. Il savait qu’il touchait à une limite et qu’elle avait un rapport étroit avec à la fois la mort et l’existence forcément sociale de l’être citoyen. On ne sortait pas de ce couloir tant qu’on était vivant. Et on avançait, qu’on soit seul ou en compagnie de ceux qu’il faut bien appeler les autres parce que ce ne sont pas des animaux.


 

6

Pourquoi n’avoir pas emporté un animal de compagnie ? Il pivota plusieurs fois sur son siège pour examiner les parois de la cabine. Il arrivait souvent qu’une mouche y révèle sa présence par une chiure. Il fallait alors être un véritable expert pour déterminer l’âge de cette chiure, car si elle datait d’avant le départ en mission, elle n’était plus forcément à bord. On acquiert une quantité considérable de connaissances particulières quand on vit seul depuis longtemps. On sait s’attacher à des détails qui n’attirent pas l’attention du citoyen normalement intégré. Joris avait pensé aux mouches non pas parce qu’il les aimait comme d’autres préfèrent les chats ou les canaris, mais à cause de leur taille discrète qui n’affecte pas le calcul de la tare. Le poids d’un chat provoquerait une alerte empêchant le décollage. Et il faudrait s’expliquer. Personne ne peut expliquer la présence d’un chat à bord de son vaisseau. Vous êtes pris au piège de votre rêve, alors qu’une mouche, même si vous l’avez introduite vous-même, ne vous accuse en aucune manière. Vous n’avez même pas besoin de vous expliquer. Et surtout, si le système ne la repère pas, vous partez avec elle. Libre à vous d’entretenir avec elle les rapports qui vous viennent à l’esprit dans les moments de répit que vous concède le pilotage. Et quand on dit mouche, cela vaut aussi pour tous les animaux de cette taille et de cette discrétion. Attention toutefois aux parasites qui ont la fâcheuse manie de se multiplier et de causer des désagréments qu’il est alors impossible d’expliquer. Car il vous faut répondre d’un manque d’hygiène qui peut éventuellement mettre en péril jusqu’à votre emploi. Joris se méfiait des autres insectes. Si ce n’était pas une mouche, il écrasait l’intrus et aspergeait son cadavre de produits désinfectants. Il y avait à bord toute une gamme de ce type de substances. On comprend bien qu’on ne peut pas embarquer des cadavres sans un maximum de précautions. La place du mort, qui était une machine anti-décomposition, pouvait tomber en panne. On usait alors des produits désinfectants pour limiter le risque de pollution et d’infection. Les néophytes n’avaient qu’à bien se tenir : la fonction de pilote de corbillard spatial était suffisamment complexe pour mériter de l’honneur.

Seulement voilà : Joris était mort avant de toucher sa médaille. Il n’était d’ailleurs pas sur la liste d’attente au moment des faits qui nous occupent ici. Personne n’avait encore songé à le récompenser. Il l’aurait certainement été s’il n’était pas décédé avant que quelqu’un s’intéresse à son cas. Il partait sans reconnaissance officielle. Il était amer. Il ne laissait pas de traces. Le vaisseau était devenu son cercueil par décision improvisée du contremaître du tarmac de la station Kdiv01. Qui était cet individu gâté du point de vue professionnel ? Joris l’ignorait. Il ne connaissait même pas son nom. Joris quelque chose. Ou quelque chose Joris selon l’usage terrien. Au lieu de débarquer le corps sans vie de Joris, il l’avait expédié dans l’espace infini et maintenant Joris se prenait pour un voyageur. Un voyageur sans vie, certes, mais un voyageur tout de même. Voyage-t-on tout nu dans l’espace ? Non, n’est-ce pas ? On a besoin d’un vaisseau, aussi petit et modeste soit-il. Et Dieu sait si un corbillard spatial était étroit, inconfortable et complètement dépassé technologiquement parlant. Joris examina deux chiures. Par bonheur, l’une d’elles était toute récente. Cela se sentait. Sa mouche avait dû embarquer lors de l’ouverture de la porte par l’équipe du tarmac. On n’avait encore rien trouvé pour se débarrasser des mouches. On ne cherchait pas non plus. Elles ne gênaient personne. Et on n’avait pas eu vent que les mouches fussent vecteurs de maladie ou de mauvaises nouvelles. Alors on les laissait vivre. Pas trop quand même. On vaporisait de temps en temps les intérieurs, notamment celui des cabines de pilotage. Joris se livrait à cette obligation réglementaire non sans éprouver un fort sentiment de culpabilité. Il participait sans aucun doute à l’extermination des parasites dangereux, mais les mouches en crevaient elles aussi. Heureusement, comme les Terriens, elles savaient se reproduire par un usage instinctif et naturel des contraires. Et avec plaisir. Joris avait eu l’occasion d’assister à ces parties de jambes en l’air. Elles n’atteignaient certes pas la qualité des films pornographiques mettant en scène des femmes, mais il ne négligeait pas ces spectacles quand, au hasard d’un regard, ils s’offraient à sa critique. Rien n’était beau comme une copulation. Et c’était d’autant plus beau que Joris était privé de ce moyen d’accéder à une connaissance pourtant partagée par les mouches. Oui, il y avait un lointain rapport entre la médaille et la mouche. Mais en ces moments de trouble voyage à la limite de l’existence et des hommes, qu’ils fussent voisins des mouches ou pas, Joris laissait libre cours à ses pensées pour justement ne pas en penser quelque chose qui l’eût chagriné au point de lui donner envie de vivre à nouveau. Il était mort et le vaisseau traversait ce qui restait de temps avant que l’espace disparût avec lui.


 

7

Ce fut par pure curiosité qu’il alluma l’écran. Il ne comptait pas s’en servir. Il voulait savoir, c’était tout. Et l’écran s’alluma. Les paramètres habituels s’affichèrent. Ils étaient tous proches de zéro. Cela signifiait qu’une fois qu’ils seraient tous à zéro, il n’y aurait plus rien. Voilà ce que c’était la mort. L’approche de zéro. Ensuite, ce n’était plus la mort. Ce n’était même plus rien du tout. On apprend ça dans toutes les bonnes écoles de l’univers. Sauf dans les universités, peut-être, où l’approche des grandes questions cosmogoniques et cosmologiques fait l’objet d’un discours moins empreint d’émotion. On le dit. Mais Joris, qui n’avait pas dépassé le niveau minimum, et qui avait pourtant vieilli comme les autres, ne luttait pas contre ses émotions. Elles l’empêchaient même d’avoir des idées. Ce sont les idées qui minent la santé. Les émotions, ça creuse, dit la sagesse populaire. Et elle n’a pas tort. On revient encore au spectacle pour avoir faim. La mort est censée nous surprendre, pas nous habituer à elle.

Alors qu’arrive-t-il à l’homme enfin seul, qu’il le veuille ou non, et Joris le voulait malgré tout… qu’arrive-t-il à cet homme mort qui va disparaître à tout jamais ? La réponse à cette question tuerait toute prétention littéraire si elle était posée comme ça. Heureusement, même si on se la pose parce qu’on ne peut pas faire autrement, elle arrive plutôt. Et c’est la seule chose qui arrive à cet homme, Joris. Il n’y a plus rien devant lui. Il serait donc idiot de chercher à en parler. Quant à ce qui se passe en ce moment même, à part la possibilité d’une mouche, est-ce vraiment ce que veut entendre la communauté des hommes, les Terriens et les autres ? Reste ce passé impossible à résumer sans fausser le sens qu’il a pourtant pris à force d’exister. Mais à quoi bon remettre tout ça sur le tapis ? Pour donner une leçon morale ? Aux autres ? Ceux qui savent très bien, et depuis longtemps, de quoi il retourne... Il n’y a rien de nouveau sous le soleil… Ou alors il faudrait avoir eu la chance de pénétrer dans le monde complexe, et non pas absurde cette fois, de la connaissance et de son histoire. Mais Joris n’avait aucune idée de ce qu’il fallait être ni de ce qu’il était nécessaire d’accomplir et d’acquérir pour avoir au moins une chance d’entrouvrir cette porte sur l’avenir. Et puis il était trop tard. Tout était sur le point de disparaître, car tout était fini.

Au moment où il baissa le rideau du hublot dans l’intention de calmer son angoisse, car dehors les planètes, les étoiles et les stations semblaient se multiplier à l’infini, il aperçut une mouche posée dans un coin de l’écran. Il vit les mandibules se livrer à ce qui semblait être une toilette des pattes. Il se sentit moins seul. Et il se mit à espérer que la mouche, mâle ou femelle, ne fût pas aussi seule qu’elle menaçait de l’être. Il se laissa emporter par cette fièvre, à la recherche de l’autre mouche, celle qui manquait au spectacle encore nécessaire. Qu’est-ce que ça voulait dire ?


 

8

S’il y a un caractère commun à tous les êtres vivants, quel que soit leur niveau d’intelligence et de pouvoir sur les autres, c’est bien l’effort de recherche. Et il ne faut pas chercher loin pour savoir d’où nous vient ce goût pour l’enquête, la fouille, la documentation, l’information, le procès, le sondage ou tout simplement l’étude. Le désir s’impose alors comme le pivot de nos activités et celles-ci sont toutes liées à lui par les résultats obtenus. Ce sont ces effets qui nous servent de chemins pour accéder à nos sens. C’est en tout cas ce que pensait Joris. En réalité, il ne le pensait pas. Il l’avait appris et accepté comme la plupart de ses semblables. Cherchez et vous trouverez, ce qui contredisait le catéchisme de la modernité : trouvez au lieu de chercher. Or, Joris avait d’abord trouvé deux chiures. La plus fraîche était toute récente et indiquait qu’une mouche venait de se signaler. L’autre n’avait pas de sens précis, sinon que le niveau de l’hygiène dont Joris était responsable à bord était légèrement passé en dessous de l’admissible et peut-être même de la prudence. Mais le système n’en avait pas signalé la présence. La mouche avait recommencé sans déclencher aucune alerte, ce qui était logique puisque Joris avait coupé la connexion avec le système central. La mouche pouvait donc désormais chier en toute liberté, c’est-à-dire, selon le Dogme, sans craindre sa réduction à une stricte surveillance extérieure. Il n’y avait plus personne ici pour imposer une observation constante et rigoureuse des principes fondateurs. Joris se sentait seul juge et selon ce qu’il désirait, elle pouvait chier autant que ça lui venait à l’esprit ou ailleurs s’il fallait situer ce besoin quelque part dans son anatomie. C’est dans ces conditions mentales qu’il tomba nez à nez avec la mouche.

Joris n’ignorait pas que les mouches vivent beaucoup plus vite que les hommes. Elles sont même tributaires des saisons sur la Terre. Chez nous (chez Joris), l’expression « simple comme une mouche » était courante. On l’utilisait à tout bout de champ. Mais Joris, maintenant qu’il n’appartenait plus au monde des vivants, ne concevait plus cette simplicité adaptée à la société qui s’agite dans le sens du progrès. Cette mouche lui apparut comme le siège de la complexité même. Il passa des jours à l’observer. On entend par jour le cycle sommeil-réveil. Et quand il ne rêvait pas, il prenait le temps de noter les détails qu’il avait négligés de son vivant. La mort n’étant que la durée infime qui sépare l’existence de la disparition (la vie du néant, selon le Dogme), il n’était pas raisonnable de perdre autant de temps à rassembler des connaissances, lesquelles n’étaient pas agréées par l’autorité compétente. Preuve que cette fois, la liberté n’était pas un vain mot. En fait, ce que recherchait vraiment Joris, c’était cette preuve. Et pendant qu’il consacrait son temps d’éveil à cette minutieuse étude, il demeura persuadé que c’était là tout le sens de son attente : la preuve qu’il était enfin libre.

L’idée était séduisante. Mais ce n’était qu’une idée. Or, Joris avait la chance de ne pas appartenir à la catégorie de ceux qui ont un cerveau plus gros que le ventre, comme on disait alors. Chez lui, le cerveau occupait une place de cerveau et servait ordinairement à ranger les choses à leur place comme c’était indiqué dans le Manuel. Cette idée ne prit donc pas beaucoup de place. Elle trouva la sienne naturellement, presque sans efforts. Et Joris profitait ainsi de la liberté qui lui était accordée par sa nature d’homme mortel mais impossible à reproduire dans sa propre chair. Ce n’était pas comme ça qu’on reproduisait les hommes de sa race. On en parlera plus loin. Pour l’heure, Joris passait son temps l’œil rivé sur la mouche, sans instrument pour la grossir, car il voulait être libre. Et il l’était. Mais cette question de la reproduction de l’espèce le turlupinait. Il y avait longtemps qu’il y pensait et qu’il en concevait de violentes fièvres. En cela, il ne différait pas de ses semblables. La guerre gagnée contre les Terriens leur apprendrait sans doute beaucoup sur la femme, mais maintenant qu’il était mort, il jouissait pleinement d’une solitude bien méritée. À ce détail près qu’une mouche, petit animal ramené des combats sur la Terre, avait élu domicile dans la cabine de pilotage de son engin spatial. Et que cet engin n’était autre que son cercueil.

Il en concluait qu’il y avait donc un rapport étroit entre la mouche et le temps. Et que ce n’était certainement pas en faisant l’inventaire des détails anatomiques de cet animal qu’il accéderait à la connaissance du désir. Il n’imaginait pas en effet de disparaître sans avoir acquis cette connaissance. La mort n’a pas un sens, disait le dogme, elle EST le sens. « Qu’à cela ne tienne, pensa-t-il, je dois changer de stratégie analytique. Mais comment ? La mouche n’a pas de langage. Du moins son langage est-il limité à ce qu’elle sait d’elle-même, c’est-à-dire pas grand-chose. On ne peut pas comparer l’homme avec la mouche. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? De devenir fou, oui ! »

Gravement perturbé par cette pensée, il se tint à l’écart de la mouche pendant plusieurs jours. Il évita même de la regarder et de compter ses chiures dont le nombre était forcément croissant. Celles qui avaient perdu leur fraîcheur n’avaient pas plus de sens que celles qui venaient de s’ajouter. La tentation de les effacer lui donna une forte fièvre. Il sut ainsi qu’on peut parfaitement perdre la tête avant de disparaître. Et il ignorait quel degré de souffrance était associé à la folie. Le Dogme n’affirmait-il pas que plus on est fou, plus on souffre. Il n’y avait aucune explication à ce phénomène. Il était fortement conseillé de ne pas se laisser entraîner par les côtés obscurs de l’esprit dans un moment aussi unique et définitif que celui qu’il était en train de vivre. Le mort tranquille ne souffre pas quand la désintégration le réduit à son néant originel. Et une fois mort, on n’avait plus le temps de vérifier cette assertion. On n’y avait même jamais pensé de son vivant. C’était un fait qu’il fallait attribuer à la nature. Les Terriens, eux, avaient l’avantage de se reproduire dans la femme. Et ce produit, appelé enfant par dérivation du sens propre au figuré, était une manière de ne pas disparaître complètement. Les Terriens disparaissaient eux aussi, mais en partie seulement. Un avantage phénoménal qui ne les avait pas empêchés de perdre la guerre, entre parenthèses.

Revenons à notre mouche. Il y avait des jours que Joris tentait de l’oublier malgré la menace de la folie qui titillait son intelligence. Il ne voulait pas disparaître fou. Il savait que cette mouche n’était pas là par hasard. Enfin… il croyait le savoir. Et s’il ne se trompait pas, elle avait une fonction à jouer dans cet ensemble constitué par l’intérieur du vaisseau. Mais quelle observation particulière permettait-elle d’en savoir plus sur cette… chance ?


 

9

Joris se frappa alors le front qu’il avait encore sensible au toucher, ce qui réveilla une vieille douleur. En effet, s’il n’y avait pas de rapport évident entre l’homme qu’il était et une mouche venue de l’univers terrestre, il y en avait un de parfaitement clair entre les Terriens et elle : la femme. Les mouches aussi se reproduisaient dans la femme ! Il y avait des femmes-mouches pour expliquer la multiplication de ce parasite envahissant. Or, que cette mouche fût mâle ou femelle, elle ne pouvait pas se reproduire, car ne n’était pas un être aussi évolué que le genre auquel appartenait Joris. Cette mouche allait donc connaître les affres de la mort. Et de la disparition qui s’ensuit. Et compte tenu de l’espérance de vie qui déterminait l’existence des mouches, il y avait de fortes chances pour qu’elle meure avant que Joris ne disparût. Cette idée d’assister à une agonie aussi inutile qu’inévitable plongea notre homme évolué dans une mélancolie qui le fit pleurer. Il baigna la mouche de larmes. Métaphoriquement bien sûr, car en réalité, il évita soigneusement de la noyer, car son désir voulait la conserver vivante le plus longtemps possible.

Autre évidence à laquelle il fallait se rendre, c’était que cette mouche était vivante. Or, Joris était mort. Une chose expliquant l’autre, il était maintenant nécessaire de reprendre son souffle. Joris avait en effet l’impression d’avoir couru après une chimère. Son esprit s’était quelque peu embrouillé. Pourtant, la situation était simple : il était dans son cercueil et attendait de disparaître comme c’est naturel ; et une mouche s’était introduite ou avait été introduite dans cet espace restreint. Il importait peu, du moins pour le moment, de déterminer si la présence de cette mouche s’expliquait d’une manière ou d’une autre. Elle était là, c’était tout ce qui comptait pour l’instant. Et elle était aussi seule que lui, qu’elle fût mâle ou femelle. La seule différence, c’était qu’elle avait le pouvoir de se reproduire alors qu’il était sur le point de vérifier sa nature d’homme destiné à la disparition totale et irréversible. Mais, et c’était là une espèce de tragédie autant pour lui que pour elle (ou lui), cette mouche ne se reproduirait pas. Était-il alors important de déterminer si elle était mâle ou femelle ? Joris n’était ni l’un ni l’autre, il ne saisissait pas vraiment la différence. Celle-ci se ramenait au sentiment de manquer d’une femme pour exister au-delà de la mort. Mais Joris était fait pour ça ! Alors que la mouche avait espéré durer au-delà de son temps. Et voici qu’elle était peut-être consciente d’avoir perdu ce pouvoir hérité de la nature et de ce qui la fonde et l’éternise.

Était-il raisonnable de penser à la place de la mouche ? On peut en discuter maintenant que cette histoire est achevée (même si vous n’en avez pas encore atteint la dernière page). Mais au moment où j’écris ces lignes, Joris ne voyait aucun inconvénient à penser en pensant à la place de la mouche. Il se plaçait systématiquement du point de vue de ce muscidé qui n’en avait peut-être pas et se contentait (mais se contenter est encore un point de vue) de vivre sa vie comme elle venait. Tout ce qu’on pouvait savoir d’elle en l’observant à distance, c’était qu’elle voletait sans intention apparente, qu’elle avait trouvé le moyen de se glisser dans une fente de la paroi de l’ancien garde-manger et qu’elle chiait de préférence à la verticale. Et tout ce qu’on pouvait conclure de cette activité désespérément répétitive (désespérée du point de vue de Joris), c’était qu’il n’était pas contraire au dogme de l’intelligence humaine de déduire de tant de chiures qu’elle trouvait de quoi manger dans le garde-manger, lequel ne servait plus puisque Joris était mort. Construire quelque chose sur aussi peu de matière relevait de l’impossible ou de l’insuffisance, que ce fût dans un but narratif ou spéculatif selon que Joris se sentît poète ou scientifique. On ne pouvait pas mieux tourner en rond. Une activité circulaire est plus ou moins acceptable tant qu’on est en vie et que par conséquent on a de l’espoir, mais à ce stade de l’existence, Joris perdait tout simplement son temps. Et de nouveau, il sombra dans un tenace désespoir, ce qui n’arrangeait rien.


 

10

Il n’y a rien de plus triste que de recommencer tous les jours la même chose, c’est-à-dire de se réveiller pour revivre ce qu’on a vécu la veille et les jours qui la précèdent. La mouche ne faisait pas autre chose. C’était leur seul point commun. Tout était devenu prévisible. Et rien, dans la tête de Joris, et pourquoi pas dans celle de la mouche, n’expliquait ce qui était en train de se passer ni pourquoi ce qui arriverait après demeurerait aussi sans explication. Tuer la mouche n’eût pas servi à grand-chose. Il pouvait même effacer les traces de chiures, vider le contenu du garde-manger pour l’obliger à crever de faim… et alors ? Et après ?

Crier fait du bien. On ne sait pas pourquoi. Crier même sans personne pour entendre, à part la mouche, peut procurer jusqu’à du plaisir. Joris cria pendant des jours. Il criait même dans son sommeil, preuve que son obsession pour la vérité ne dormait jamais, elle. Il grignota aussi. Il restait pas mal de nourriture dans le garde-manger. La mouche accompagna ces repas. Elle ne se battit pas pour défendre ce qu’elle aurait pu considérer comme une prise de guerre. Mais l’avait-elle gagnée, cette guerre ? Avait-il eu lieu, ce conflit sans déclaration claire ? Il aurait fallu se haïr, commettre une malveillance, fourbir les armes. On n’avait rien fait de tout cela. La mouche allait et venait dans l’air saturé d’odeurs intimes. Et Joris était cloué sur son siège de pilotage qui ne servait plus à piloter puisque le trajet était écrit d’avance. Quant à la place du mort, il ne manquait pas de la briquer à fond chaque jour. Elle serait la sienne quand les premiers signes de décomposition feraient leur apparition. La mouche n’était peut-être que cet instrument. L’homme est ainsi fait qu’il ne détecte pas le premier les signes de changement qui affectent autant son esprit que son corps. Comme il avait déconnecté le système interne, il ne disposait plus du paramétrage personnel bien utile en cas modification des données intimes. Or, il se modifiait. Il tendait même vers zéro. La mouche l’assistait donc. Enfin… il était possible que le rôle de la mouche se limitât à l’alerte en cas de dépassement de ce qu’un homme peut supporter au niveau de sa chair.

À force de penser, il en venait à céder la place occupée d’ordinaire par son intelligence dogmatique à une imagination dont il n’avait jamais soupçonné l’étendue. Ça pouvait devenir très compliqué. Et il savait par expérience que passé une certaine dose de complications, il abandonnait tout espoir de recherche. C’était d’ailleurs comme ça qu’il n’avait jamais rien trouvé.


 

11

Un matin (on va appeler ça comme ça), Joris vit deux mouches. Une grosse et une petite. Il se frotta les yeux. Il eut même envie d’un café. Il alluma une cigarette en évitant de trop faire craquer l’allumette. C’était bien deux mouches qu’il voyait. Et il ne savait pas si celle qu’il connaissait était la petite ou la grosse. Ce type de rapport existait entre les Terriens. Il y avait de gros et de petits Terriens. Ceci sans distinction de sexe. Mais il y avait aussi une différence de taille entre l’homme et la femme, celle-ci étant souvent plus petite que l’homme. On avait eu tort, au début, de se baser sur la taille pour déterminer le sexe, c’est-à-dire pour chercher la femme. Et on avait pris des hommes pour des femmes. Péché de jeunesse.

Joris écrasa son mégot avant de s’approcher du couple qui chiait tranquillement sur la porte du garde-manger. Il n’était pas difficile, ni même étrange, de constater qu’il s’agissait bien de deux mouches. Mais Joris avait oublié, ou n’avait pas bien noté, la taille de la mouche qu’il connaissait pourtant mieux que celle qui venait s’ajouter sans s’annoncer. Suivant un vieux raisonnement qui avait pourtant conduit à l’erreur de plus intelligents que lui, il pensa que la petite mouche était une femelle. La taille était le seul critère envisageable. D’ailleurs, peu importait que ce ne fût pas le bon, une fois de plus. La mouche première, qu’elle fût la petite ou la grosse, avait maintenant la possibilité de se reproduire. Elle avait donc atteint le niveau qui détermine la nature de l’être. En effet, sans partenaire, elle n’était, si on peut dire, que la moitié d’une mouche. Vous connaissez l’expression terrienne et ce qu’elle implique au niveau cette fois de la recherche qui en multiplie les auteurs et les multipliera encore jusqu’à ce que la Terre devienne invivable. À moins qu’on s’en mêle.

Mais ces spéculations intellectuelles n’occupèrent pas longtemps l’esprit de Joris qui n’était pas fait pour perdre son temps de cette manière. Il songea au plaisir. Il s’agissait maintenant de ne pas rater ce moment. Car il arriverait forcément. Les deux mouches, attirées l’une contre l’autre par leurs instincts respectifs de reproduction, prendraient ce plaisir exactement comme on le voyait dans les films pornographiques à visage humain. Joris reconnecta toutes les caméras. Si jamais il s’endormait, il pouvait compter sur le système pour mémoriser la scène. Et peut-être même l’histoire. Il en bavait d’avance. Il savait lui aussi où était son plaisir. Et il ne s’en priverait pas. En direct ou en différé.

Évidemment, le nombre de chiures crût d’une manière qu’il n’est pas difficile de calculer même si on manque d’imagination. La tentation de faire le ménage agita Joris qui, malgré l’aspect que prenait l’intérieur, savait qu’il était important de conserver la vérité, quitte à écœurer le spectateur. Vous me dites qu’il n’y avait pas de spectateur. Mais je vous rappelle que Joris avait connecté les caméras. Et par conséquent, à partir de ce moment, le système général était aussi connecté et que des employés inoccupés pouvaient alors assister aux rushes avant même le montage définitif. Joris avait aussi branché les microphones. Le spectacle serait complet. À quoi servirait-il, en dehors d’alimenter son propre désir d’une compensation pas négligeable du tout ? Mais qui sait si le succès n’était pas au bout de cette tentative non pas d’expliquer la reproduction, mais d’y trouver le plaisir de s’y adonner en toute liberté ?

Joris, en proie aux exigences de la création artistique, se rongeait les sangs. Il perdit le contrôle des couches profondes de sa conscience. Cela aussi lui procurait du plaisir. C’était une grande liberté à saisir par la queue. Il ne s’en priva pas. Mais n’allez pas imaginer ce que je n’ai pas dit. Nous aborderons la question de la reproduction des Modelli dans un autre chapitre, plus loin, beaucoup plus loin.


 

12

Une angoisse le réveilla. Et si, par un manque de chance auquel il s’était habitué depuis longtemps, les deux mouches étaient du même sexe ? Imaginons un instant, comme le fit Joris couvert de sueur froides, que la grosse mouche était la première. Elle était donc un mâle, puisqu’elle était grosse. Mais si c’était une grosse femelle et que sa grosseur s’expliquait par une grossesse ? Elle serait entrée dans le vaisseau dans cet état, après avoir joui de ses prérogatives, porteuse de sa descendance et prête à le faire savoir. Imaginons cela comme le fit Joris qui sentait la mort comme s’il en atteignait la limite. Ainsi, cette mouche première avait enfanté. Et la petite mouche n’était autre que son enfant. Et voici que la question se reposait avec la même acuité : cette petite mouche était-elle un mâle ou une femelle ? Et puis surtout, avait-elle des frères et des sœurs comme c’était probable ? Une pareille perspective vous change un homme en paquet de nerfs impossible à maîtriser avec les moyens du bord. Joris sortit une bouteille du garde-manger et la but d’un trait. Il n’avait pas besoin de boire puisqu’il était mort, mais il était encore assez vivant pour en ressentir pleinement les effets. Et ceci en toute bonne conscience, car s’il lui arrivait de commettre une mauvaise action en mangeant lui aussi dans le garde-manger, il privait la mouche de la durée correspondante. Il ignorait ce que cela signifiait exactement, mais il savait qu’en mangeant il réduisait les espérances de la mouche. Cependant, tout le monde le sait, les mouches ne boivent pas. Sans doute parce qu’elles n’ont pas la capacité de se saouler, laquelle n’appartient qu’à l’homme, Terrien ou autre. Joris se saoula donc en toute bonne conscience. Et il dormit.

Il se réveilla reposé. Il lui sembla même que son esprit en avait profité pour se limiter uniquement aux idées claires. Et il reprit son raisonnement où il l’avait laissé : il y avait une grosse mouche, elle était femelle, elle avait enfanté et maintenant il y avait un tas de gosses de tous sexes dans les parages. Et en effet, quand il rouvrit le garde-manger, une nuée de mouches s’en échappa. Pourquoi ne l’avaient-elles pas fait quand il avait ouvert ces mêmes portes pour s’emparer d’une bouteille, il ne le savait pas. Elles sortaient maintenant parce qu’il avait ouvert les portes pour les voir. Il vit aussi les bouteilles et en profita pour en vider une avant de se remettre à penser. L’intérieur du vaisseau était saturé de mouches. Et la grosse mouche était introuvable maintenant. Elle n’avait peut-être jamais existé. Ou bien c’était ce que le système central (et général) voulait que Joris se mît dans la tête avant d’être anéanti et qu’on n’en parlât plus jamais.

Joris se souvint subitement, entre deux gorgées (car il buvait au goulot d’une autre bouteille), qu’il avait branché les caméras, ceci dans l’intention très honorable de créer une nouvelle séquelle de l’industrie cinématographique. Était-il pensable de se déconnecter maintenant alors que le film n’était pas terminé ? Au départ, il s’agissait de produire un film porno, mais les choses avaient évolué. Il se sentait dans l’obligation morale de continuer son ouvrage en filmant l’essaim qui venait de naître et qui ne manquerait pas d’offrir à l’objectif une quantité inestimable de copulations par tous les trous. Ces enfants allaient très vite grandir. Et avec eux le désir de reproduction. On passait d’un coup de l’intimité nunuche de la Nouvelle Vague aux torrents printaniers d’une Amérique en croissance constante. C’était une très bonne idée. « Ah ! pensa joyeusement (et non pas tristement) Joris. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt. Je serais devenu un artiste. Et pas n’importe quel artiste ! Un artiste de l’industrie. Un promoteur du plaisir pour le plaisir d’en avoir. Pourquoi ai-je attendu d’être mort pour m’y mettre ? Ah ! J’enrage ! »


 

13

Dire que Joris n’avait jamais pensé à se distinguer du commun des mortels n’est certainement pas dire ce qui s’était passé en réalité. Il y avait pensé. Ça n’avait pas duré longtemps. Et surtout, ça n’avait abouti nulle part, c’est-à-dire qu’il avait renoncé à se distinguer des autres et par conséquent à ce qu’il avait imaginé pour y parvenir. Joris était bien jeune quand il écrivit son premier poème. Il avait suivi la trace laissée par ce qui se disait de plus courant à propos de poésie. Il lâchait une belle pensée en usant de métaphores plus ou moins clairement assumées, puis il procédait à un découpage du texte en ligne correspondant à ce qu’il estimait être une respiration. Il pouvait ainsi se passer de ponctuation. Et parce qu’il avait vraiment, profondément envie de se distinguer, il avait rejoint un groupe de poètes qui se ressemblaient entre eux justement parce qu’ils se distinguaient des autres, ceux qui n’écrivaient pas de poésie parce que ce type de distinction ne les intéressait pas. Au bout d’une semaine de cet exercice fiévreux, Joris se demanda s’il était possible de se distinguer aussi de ceux avec qui il se distinguait. Il ne leur en parla pas. Il ne savait pas à qui en parler. Et il était complètement plongé dans ces réflexions quand il revit, dans la rue, un vieux copain de l’école primaire. À cette époque, Joris avait l’apparence de ce qu’il était devenu. On n’avait pas besoin d’être grand clerc pour se rendre compte que Joris était pauvre et qu’il allait le rester. Il avait l’air malade. Son copain le reconnut cependant. Ils s’embrassèrent longuement sur le trottoir. C’était à la tombée de la nuit. Ils étaient éclairés par les vitrines et avaient l’air de deux pédés provocateurs. Le copain, qui s’appelait Arthur, mit fin à la confusion en se détachant de Joris, le tenant toujours par les hanches, mais les bras bien tendus. Joris, qui avait bu entre deux lectures dans un café spécialisé, se laissa conduire. Arthur s’était mis dans la tête, allez savoir pourquoi, de révéler à son vieux camarade le secret de sa réussite. Ils s’attablèrent à une terrasse sécurisée et commandèrent une bouteille avec la nette intention de ne pas la vider avant d’avoir tout dit, car elle contenait de quoi rétamer deux hommes avant la dernière goutte. Arthur écouta Joris lui parler de son projet de distinction double. Il comprit parfaitement de quoi il s’agissait. Mais lui-même n’avait jamais cherché à se distinguer. Il prétendait au contraire se fondre dans la masse. Et il y parvenait sans difficulté. En entendant ce mot, difficulté, et ce qu’Arthur était capable d’en faire sans pratiquer la poésie, Joris tendit l’oreille. Car au lieu de choisir la voie des Lettres, Arthur avait tout misé sur la sécurité de l’emploi.

« C’est dégoûtant ! » s’écria Joris.

Et il vida son verre. Il s’empourpra. Arthur comprit que s’il voulait tout dire, il avait intérêt à prendre le plus court chemin. Et voici ce qu’il dit :

« Je sais bien que c’est dégoûtant, un fonctionnaire. Mais il y a, mon cher Jojo, deux manières de l’être…

— Je suis toutoui…

— Alors écoute attentivement : il y a fonctionnaire et fonctionnaire…

— Ça, tu l’as déjà dit…

— Il y a fonctionnaire avec et sans enfant.

— Un fonctionnaire est un fonctionnaire ! L’écœurement qu’il provoque chez le poète de vocation ne tient pas à l’enfant !

— C’est là que tu te trompes. Car seul le fonctionnaire sans enfant est dégoûtant. Est-ce que tu me trouves dégoûtant ?

— Est-ce que tu as un enfant ?

— J’en ai trois.

— Et comment tu fais pour ne pas être dégoûtant, en dehors du fait d’avoir trois enfants à nourrir ?

— Tu l’as dit ! Je les nourris. Et ça, mon vieux, c’est une bonne action. Or, traite-t-on de dégoûtant un homme qui nourrit ses enfants ? Non, n’est-ce pas ? Voilà comment on devient un fonctionnaire qui se distingue des autres parce qu’il n’inspire pas le dégoût.

— Encore faut-il qu’on sache que tu as des enfants et que tu les nourris…

— Mais on finit toujours par le savoir ! Tu comprends ?

— Je comprends que si j’étais devenu fonctionnaire pour avoir du temps à consacrer à la poésie sans risquer de crever de faim ou de maladie, je serais un poète dégoûtant. Et que si, pour ne pas l’être, j’avais fait des enfants comme toi, je n’aurais plus le temps de faire de la poésie.

— C’est ce qui explique que tu sois poète et moi fonctionnaire. On se distingue l’un de l’autre. Et pourtant, on est ami. Est-ce que tu es ami avec les autres poètes, ceux qui ne se distinguent pas de toi ? »


 

14

Voilà comment Joris avait renoncé à la poésie et était devenu un fonctionnaire… dégoûtant. Car Arthur, qui ne l’était pas, dégoûtant, avait l’avantage d’être un Terrien et donc de pouvoir se reproduire dans une femme. Or, Terrien, Joris ne l’était pas. Il devint par conséquent un fonctionnaire sans enfant. Et comme il pensait, comme tout le monde, qu’il n’y aurait plus jamais de guerres, il avait choisi de s’engager dans l’armée. Un militaire qui ne fait pas la guerre peut occuper son temps à faire autre chose. Et même à se distinguer. Joris, qui n’écrivait plus de la poésie pour ne pas risquer de défier la censure sans le faire exprès, s’ennuya donc beaucoup. La suite, vous la connaissez.

Maintenant, il y avait les mouches. Les mouches et le tournage du film porno. Il n’était pas nécessaire d’utiliser un instrument d’observation pour savoir qui était mâle et qui était femelle. Les couples copulaient sans distinction de sexe. Il y avait des couples hétéros, des couples homos et des couples qui cherchaient l’aventure. Les caméras n’allaient pas plus loin. Et comme ce spectacle ne reposait pas sur une histoire, il pouvait durer autant de temps qu’on avait d’énergie pour le regarder. Qu’en pensait le système ?

Car, comme il est dit plus haut, si les caméras étaient connectées aux enregistreurs de bord, le système assistait lui aussi au spectacle. Et il en pensait quelque chose. Était-il vraiment judicieux de savoir ce genre de chose alors qu’on est déjà mort ? Joris ne prit pas sa décision à la légère. Il réfléchit longtemps avant de couper toutes les connexions aux caméras. Et le tournage se termina ainsi. Il ne restait plus qu’à visionner les rushes. Des heures et même des jours de copulations en tout genre.

Joris se rendit alors compte qu’en fait il avait été complètement inutile de passer tant de temps à filmer. Quelques minutes auraient suffi, car, en effet, les scènes étaient répétitives. Il fallait alors opérer un montage à la manière d’Andy Warhol. Il avait perdu beaucoup de temps. Et des signes de décomposition se manifestaient en surface. De petites cloques puantes éclataient régulièrement dans la paume de ses mains. Il ne s’en inquiéta pas outre mesure.

Les mouches, elles, quand elles ne copulaient pas, mangeaient beaucoup. Et elles chiaient aussi abondamment. Joris se pinçait souvent le nez. Mais la majeure partie du temps qu’il lui restait à vivre (si on peut le dire comme ça) était consacrée au spectacle que les mouches lui offraient en boucle. Il y en avait de plus en plus. Et si certaines finissaient par crever, leur croissance démographique semblait n’avoir pas de limite. Le sol de la cabine était couvert d’un tapis de cadavres qui allait lui aussi en épaississant à vue d’œil. Il y en avait même à la place du mort que Joris balayait soigneusement plusieurs fois par jour. Il s’agissait d’entretenir surtout les aiguilles d’injection, fragiles ouvrages d’acier finement effilé. Il nettoyait de même la vitre des témoins qui étaient aussi à aiguilles car, nous l’avons déjà précisé, la technologie en usage dans les corbillards spatiaux était très ancienne. Ce n’était pas le moment de se laisser envahir par la paresse qui le guettait comme un animal sauvage tapi dans l’ombre de la jungle qu’était devenu l’intérieur de la cabine. Quant à la poésie, il n’y songea même pas. C’était oublié. Le rappel que nous en avons fait ci-dessus est de notre propre main. Joris n’y est pour rien.


 

15

Nous sommes tous pareils. Chaque fois que les mouches envahissent notre espace, nous mettons tout en œuvre pour les chasser ou carrément les exterminer. Joris, qui n’arrivait même plus à se déplacer à l’intérieur de la cabine ni à entretenir la place du mort, se retrouva coincé sur son siège, couvert de mouches jusqu’au menton. Et cette masse de mouches tombée par terre était mouvante et bruissait comme les branches d’un arbre au printemps. Vous ne le savez peut-être pas, mais les mouches ne sont pas cannibales. Si elles l’avaient été, Joris aurait tenté de les pousser à dévorer leurs cadavres pour en limiter le cimetière. Il y avait bien une trappe d’évacuation dans le plancher. Elle servait à se débarrasser proprement des excréments et des liquides du pilote, car ceux-ci n’étaient d’aucun usage dans la marche du moteur et des instruments. On y jetait aussi les emballages des aliments, les os, les croûtes et les inévitables restes des repas. Mais tout ceci était quantité négligeable par rapport à la masse développée par les mouches, autrement dit par l’addition de leur multiplication et de leurs cadavres. Joris n’aurait su calculer cette accumulation ni sa vitesse de croissance. D’ailleurs, la trappe était bouchée. Il avait failli y laisser un bras en tentant de pousser à l’extérieur cet amalgame de mouches vivantes et mortes. Heureusement, il était mort. Il n’avait nul besoin de se vider. Mais les mouches se livraient à cette opération à sa place. Et de manière exponentielle. Joris n’avait aucune envie de disparaître dans une masse qui finirait par mourir entièrement elle aussi. Est-ce que les mouches disparaissaient après leur mort ? Le Dogme n’en disait rien. Joris, déjà sujet à toutes les angoisses possibles, sentit clairement qu’il allait en inventer une nouvelle.

On ne peut pas dire que Joris s’égarait en réflexions diverses et variées et qu’il perdait ainsi non seulement un temps précieux mais aussi un espace inestimable, en attendant d’être fixé sur son sort. Il n’était pas maître des évènements et de leurs évolutions. Des évènements, il n’y en avait pas beaucoup. Le fait que la trappe d’évacuation était bouchée n’en avait été un que pendant le temps qui s’était écoulé entre la constatation qu’elle l’était et l’observation pertinente de l’impossibilité de la déboucher. Le passé n’a qu’une existence de mémoire et Joris n’avait pas l’intention de s’y perdre. Il avait suffisamment à faire avec ce qui se passait en ce moment, à savoir la multiplication des mouches pour cause de copulation, la croissance excessivement rapide de leurs déchets anaux et funéraires, la diminution proportionnelle des réserves alimentaires et la réduction de l’espace vital. À ces phénomènes en marche, il fallait ajouter les signes de la décomposition qui affectait Joris, car il n’oubliait pas qu’il était mort et qu’avant de disparaître, il prendrait le temps de pourrir, ou plutôt le temps puiserait dans ses réserves incalculables pour le réduire en poussière et le livrer ensuite à l’inconnu.

Il y avait un moyen de ralentir la décomposition cadavérique. C’était de prendre la place du mort. Mais elle avait maintenant disparu sous l’amalgame agité des mouches, de leurs progénitures et de leurs déchets. Joris redoutait d’avoir à s’installer sur des aiguilles émoussées. Il ne manquait plus qu’il se mît à souffrir ! Il n’y a rien de plus effroyable que la souffrance inutile. On aime souffrir pour se sauver de la mort ou de la pauvreté. Il y en a même qui souffrent pour échapper à la laideur. On le dit, en tout cas. Mais peu importe la sagesse populaire dans ces moments où l’esprit ne trouve plus de solutions aux problèmes qui se posent parce que la procédure ordinaire est perturbée par un évènement extérieur. Si tant est que les mouches soient un évènement de ce type. Elles pouvaient parfaitement être au contraire de nature interne.


 

16

Il nous arrive quelquefois de perdre la tête. Pour une raison à laquelle nous accordons une importance tragique, nous agissons en dehors de toute construction soigneusement conçue. Et nous voilà, comme Joris, en train de manger les mouches dans l’espoir de libérer la place du mort ou tout au moins de la rendre de nouveau utilisable dans les meilleures conditions possibles compte tenu de la situation. Joris étant mort, il n’avait pas besoin de manger. En fait, en mourant il avait perdu la capacité de digérer. Ce qu’il était en train de faire ne s’appelait pas manger. Il avalait. Et ce qu’il avalait, au lieu de s’entasser à l’extérieur, s’entassait maintenant à l’intérieur de lui-même. Il ne fallait pas sortir d’une grande école pour savoir qu’une fois rempli, il ne pourrait plus avaler. Et s’il parvenait à évacuer son contenu muscidé par le cul, il participerait alors au remplissage de la cabine par cette matière à la fois morte et vivante qui finirait par occuper toute la place. Le Dogme, pourtant vieux comme le Monde et forgé dans l’Histoire autant par le Sabre que par les Lettres, ne disait rien de tout ça. Ou alors c’était d’un niveau supérieur. On ne dit pas tout aux gens simples dont on fait des citoyens. Il était impossible, pensait Joris en avalant mouches et cadavres d’un air dégoûté, que Dieu lui-même n’eût pas donné un sens à ce qui lui arrivait à lui en particulier. S’il y réfléchissait bien, et il s’efforçait de le faire en toute honnêteté, les choses devaient toujours se passer ainsi. Mais on ne vous le disait pas. On ne vous parlait pas des mouches ni de leur influence sur le cours des évènements qui forment ce temps particulier et inexprimable qui sépare (c’est une manière de parler) la mort de la disparition. Et maintenant que ça arrivait, il fallait se résoudre à y croire. Non, décidément, faire passer les mouches à l’intérieur de soi-même en pensant ainsi libérer au moins l’espace contenant la place du mort était une folle manière de sombrer dans l’utopie la moins favorable qui fût. Mais alors, comment s’installer à la place du mort pour recevoir les produits anti-décomposition qui permettaient au mort de retarder l’instant fatal de la disparition ?

Les signes de décomposition devenaient inquiétants. Les petites cloques purulentes du début s’étaient transformées en plaies sanieuses et troublantes. L’os apparaissait aux articulations. Une veine se mit à pendre sous une rotule. Et les dents se déchaussaient pendant que la langue s’empâtait, collant au palais. Les narines, pincées en espérant les déboucher, s’étaient au contraire obstruées sans remède.

Il était absurde de se laisser aller de cette manière alors qu’on possédait l’outil adéquat pour y remédier. Il n’était pas trop tard. On pouvait craindre une détérioration du processus. L’amoncellement de mouches mortes devait se solidifier dans les couches les plus profondes de cet amalgame, au moins sous la pression exercée par son épaisseur croissante. Il était peut-être encore temps de retrouver la surface moelleuse de la couche tapissée d’aiguilles hypodermiques. Joris y plongea son bras plusieurs fois sans rencontrer le cuir souple où il avait si souvent placé le mort qu’il avait pour mission de ramener. Ce qu’il empoignait alors, c’était des ailes, des corsets, des pattes, des liquides et il arrivait même qu’une mandibule restât plantée dans un doigt. Cette histoire devenait effrayante. Le Dogme vous promettait une mort réglée comme du papier à musique dans l’attente de céder sa place au néant. Pourquoi ces mouches ? se demandait en pleurant le pauvre Joris qui n’en avait jamais vu autant. Quel est le sens de ces mouches ? En ont-elles un seulement ?


 

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La décomposition affectait maintenant les chairs. La peau se détachait sous la combinaison que Joris avait entrouverte pour aérer son corps fiévreux. Il plongea plusieurs fois son index dans cette purée sans toutefois en sentir les exhalaisons pestilentielles. Il avait perdu le sens de l’odorat. Et sans doute aussi celui du goût. Par contre, il voyait très bien et entendait tout ce qui se disait. Pour la chair, il ne savait pas à quels saints se vouer. Il ne souffrait pas, ce qui paraissait logiquement lié à son état. Il pourrissait, c’était la seule certitude pour laquelle il aurait mis sa main au feu s’il avait été question de parier. Mais il ne jouait plus. On ne joue pas longtemps tout seul. Et les mouches n’étaient pas des partenaires. Elles suffisaient au spectacle qu’elle donnait.

Joris avait abandonné l’idée de faire un film. On a déjà dit qu’il avait coupé les connexions. Les caméras ne filmaient plus et les enregistreurs faisaient la pause. Ce serait une pause définitive. Il ne serait plus question de film désormais. Le seul évènement qui importait maintenant, c’était le pourrissement. La décomposition avait transformé la peau en jus. La chair verdissait. On voyait des os, jaunes et lisses. Une artère battait dans une crevasse bouillonnante. « Le voilà, le spectacle ! » s’écria Joris comme si les mouches avaient été douées d’intelligence. Elles forniquaient sans repos, bourdonnant dans l’amas d’ailes, de pattes, de nourriture et de déchets de toutes sortes et de toutes formes. Et pendant ce temps, Joris approchait la limite externe de la mort, celle dont on ne sait rien, sinon qu’il y a de fortes chances pour qu’elle ne limite que le néant. Ce n’était pas angoissant. Les sentiments aussi étaient affectés par la transformation. Que devenaient-ils ? Mais était-il important qu’ils devinssent quelque chose ? Ils ne serviraient plus à rien et pourtant, durant toute son existence, Joris en avait fait un usage croissant, souvent même sur des sujets que l’intelligence aurait mieux abordés. Alors lui vint une idée absurde.

Pourquoi ne pas en quelque sorte « ralentir » la décomposition ? Il en avait les moyens. Sous l’amas des cadavres de mouches et de saletés, la place du mort n’avait pas encore servi. Il se souvenait d’avoir procédé méticuleusement au remplissage des seringues, d’avoir brossé les aiguilles en ménageant leurs pointes si fragiles et d’avoir vérifié la programmation dans le bac de sable. Vous ne pouviez pas partir sans avoir effectué ces manœuvres. Le système veillait aux procédures. Des sanctions étaient prévues en cas de non-observance des règles en usage. Mais, comme le lecteur ici présent le sait, Joris n’avait pas effectué un décollage conforme aux procédures. Il avait accepté à son bord un être qui prétendait être son double. On n’efface pas un tel évènement de la mémoire. Et cet être avait fait usage de la place du mort, ce qui n’était pas prévu par le règlement. Il avait donc puisé dans les réserves des seringues. Il en avait émoussé les fines aiguilles. Il avait même profité de l’occasion pour rajeunir car, en effet, on racontait que l’être vivant qui prenait la place du mort (en principe pour « déconner ») et qui laissait les liquides prévus pénétrer ses chairs vivantes et encore à l’ouvrage des plans sociaux voyait son espérance de vie augmenter d’un nombre non négligeable de mois, sinon d’années. Ce n’était qu’une rumeur, mais Joris, qui s’en nourrissait pour ne pas se distinguer et risquer d’être mis à l’index, y croyait comme la grande majorité de ses concitoyens. Bien sûr, il n’avait jamais pris la place du mort, pas même par inadvertance. C’était tentant d’ailleurs. On avait sommeil pendant le trajet d’aller, celui qu’on effectuait à vide, et il n’était pas impossible de penser alors qu’une petite sieste à la place du mort (celui qu’on ramenait au retour) passerait inaperçue. Mais ce n’était pas si facile que ça à dissimuler. On prenait le risque de perdre sa propre place. Et puis personne ne savait comment se déclenchait le processus d’injection. Était-il automatique ? L’injection démarrait-elle au contact du mort qui prenait place ? Ainsi, le double qui s’était allongé à la place du mort sous prétexte que c’était le seul endroit de la cabine où il pouvait se tenir avait pu activer le système d’injection et même le vider complètement. Il avait profité d’une sacrée cure de rajeunissement alors que Joris continuait de vieillir inexorablement. Or, en arrivant à la station Kdiv01, le contremaître avait constaté la présence d’un mort dans la cabine et avait à juste titre estimé que le mort dont il avait la charge n’y avait plus sa place. « Nous étions deux quand le sas s’est refermé et que le contremaître a expédié le vaisseau dans l’espace infini… » Or, au moment où tout ceci a eu lieu, Joris était seul dans la cabine. Et avant que les mouches se multiplient, la place du mort était libre. Il n’était donc pas bête de penser que celui qui avait occupé illégalement la place du mort pendant le voyage d’aller n’était autre que lui-même. Et s’il était encore de ce monde, c’était parce qu’il avait rajeuni.

Ces pensées, aussi absurdes les unes que les autres, s’entrecroisaient et prenaient maintenant l’aspect d’un amalgame aussi bruyant et repoussant que celui des mouches et de leurs déchets. On pouvait penser autant qu’on le voulait ou qu’on le pouvait, cela ne changeait rien à la situation marquée immédiatement par deux phénomènes : les mouches et la décomposition. Là encore, il fallait soupçonner un lien, mais il était tellement obscur que Joris pensa, pour en rajouter, qu’il était inutile de s’embringuer dans cette voie peut-être sans issue. Ce qu’il fallait entreprendre maintenant, c’était creuser dans la masse pour retrouver la place du mort. Une fois fait, si c’était encore possible, il faudrait en vérifier l’état de fonctionnement et, en cas de réponses affirmatives à 100%, en faire usage pour tenter de durer encore un peu. Pourquoi durer alors que tout est fini ? Allez savoir !


 

18

Joris sauta directement du haut du dossier où il s’était juché dans la masse des cadavres de mouches. Il avait pensé pouvoir ainsi creuser un bon coup, les pieds d’abord et les mains prêtes à arracher tout ce qu’elles rencontreraient. Mais quand il arriva, d’une hauteur d’un bon mètre, à la surface de la masse, celle-ci lui opposa une résistance têtue. Il recommença. Cependant, chaque fois qu’il se recevait sur ses pieds, une quantité de chair impossible à mesurer se détachait de son corps pour aller se coller à la masse comme le crépi sur un mur. Au troisième essai, il prit conscience qu’il était en train de participer à la constitution de la masse qu’il prétendait pénétrer par le moyen d’un trou donnant accès à la place du mort. Sa propre chair s’ajoutait à celle des mouches pour former un bouclier rendant inaccessible la place du mort tant convoitée. Si c’était ça, l’absurde, ce n’était pas drôle. Cette opération, mal préparée, accélérait le processus de décomposition en éjectant à l’extérieur y compris les chairs qui n’étaient pas encore vraiment pourries. Joris tenta même de les ramasser. Il y réussit, mais recoller les morceaux relevait de l’impossible. Ce qu’il était en train de recomposer avec sa propre chair ne ressemblait pas du tout à ce qu’il était avant de commencer à se décomposer. Il passa des jours, debout sur la masse, à gesticuler sans attirer l’attention des mouches qui se jetaient sans autres considérations sur ces morceaux de choix. Des milliers d’asticots apparurent, tout agités du désir de vivre et de mourir. Joris remonta sur son siège.

La masse n’avait pas encore atteint le mécanisme de rotation ni celui de la suspension. Joris impliqua à l’ensemble un mouvement de va-et-vient, comme l’enfant ou la bergère sur la balançoire. Ce n’était pas le moment de rêver. Il réfléchit. Il était tenté par l’abandon total, mais il ne voulait pas mourir sans avoir compris le sens de la femme chez l’homme. Il était certes trop tard pour tenter l’expérience, mais il avait la mémoire remplie de petits faits significatifs. Disposait-il encore d’assez de temps pour en structurer un sens ? Il savait que ce sens pouvait être autre chose qu’un sens. On meurt souvent dans ces conditions. C’est peut-être d’ailleurs toujours comme ça qu’on meurt. Mais quoi qu’il en soit, on ne meurt pas sans avoir donné un sens à la seule question qui vaut la peine d’être posée quand on est un homme qui disparaît avec lui-même le moment venu. Pourquoi se plaindre de n’être pas un Terrien ? Ils avaient perdu la guerre. Arthur avait perdu la guerre. Qu’en pensaient ses enfants maintenant qu’il était trop tard pour penser ne pas en donner à la femme ?

Creuser, voilà ce qui restait à faire, quitte à creuser sa propre tombe dans une masse de mouches et de chiures. Pour la quatrième fois, Joris sauta du haut du dossier dont il avait relevé l’appui-tête pour augmenter la force de l’impact. Comme il s’y attendait, ce nouvel effort ne fut pas plus efficace que les précédents. Les pieds touchèrent la masse, les jambes plièrent et les entrailles jaillirent entre elles pour aller s’appliquer dessous, bouchant ainsi ce qui avait pu paraître l’ébauche d’un trou. Le cerveau, liquéfié par la peur de servir au même office, coula un peu par les orbites, mais Joris eut la présence d’esprit de renifler et tout rentra dans l’ordre. Il pouvait encore penser. Il regarda ses pieds. Il en agita les orteils, grattant la surface où des ailes rutilaient encore. Quel outil utiliser si les mains demeurent impuissantes à réaliser ce que le cerveau a conçu ? Joris regarda autour de lui. Tout était solidement fixé aux parois. Il était impossible d’en arracher un morceau pour lui donner la forme d’une pelle ou d’un pic. Le feu ? Il y avait pensé. Le feu est un grand pouvoir. Mais la fumée ? Comment l’évacuer ? Par la trappe ? Mais elle était bouchée ! Non, le seul outil demeurait la main. Avec deux mains, l’homme est parfaitement conçu pour creuser sa tombe, même dans des conditions aussi absurdes que celles qui affectaient l’existence terminale de Joris. Il s’activa, à genoux sur la masse. Dessous, il y avait la place du mort, ses promesses, un inconnu à ne rater sous aucun prétexte. Il fallait trouver ce courage. Joris hurlait sa joie d’avoir encore la possibilité de penser à durer, faute de pouvoir vivre et revivre ce qu’il avait la sensation de bien connaître, de connaître suffisamment pour en apprécier la troublante disposition au plaisir. Et il n’oubliait pas de laisser une place à la femme dans le désordre assumé de son esprit.

Comme il pouvait se passer d’aliment pour nourrir son énergie, il travailla sans relâche. La masse s’effritait en surface. Les ailes voletaient comme des feuilles d’automne, puis se reposaient sur celles qui venaient de cesser de battre. Joris contemplait ce spectacle de l’impossible en riant de lui-même. N’était-il pas en train d’occuper le temps au lieu de chercher à gagner sa place à l’endroit où un mort, grâce à de savantes injections, peut espérer repousser les limites de sa propre mort ? Le trou n’avançait pas. Et la chair pleuvait en grosses gouttes visqueuses, sans bruit mais avec des éclatements de fleurs artificielles. Il n’allait plus rien se passer d’autre. Et si c’était le cas, alors ce récit s’achève ici.


 

19

Si le vaisseau ne s’était pas posé sur cette comète, rien d’autre ne serait arrivé que la lente appropriation du corps de Joris par la masse croissante des cadavres de mouches. Le choc fut conséquent. Le vaisseau n’était pas prévu pour atterrir dans un endroit aussi sauvage. Tout fut inversé dans la cabine. Heureusement, le hublot était toujours à la verticale. Tout bien pensé, il était à l’envers. Alors au lieu d’en lever le rideau comme Joris avait l’habitude de le faire dans les grands moments de curiosité qui troublaient sa mémoire, il le baissa pour l’ouvrir. Ce qu’il vit était la surface d’une comète. Il avait souvent frôlé ce genre de débris et les avait évités en appliquant la procédure prévue en cas de mauvaises rencontres. Il en connaissait la surface rocheuse, grise le plus souvent, bosselée, dentelée, trouée, crevassée… Enfin, tout ce qu’on voudra imaginer de pire. L’horizon était noir, preuve qu’on était sur une comète de grande dimension. Où allait-elle ? Il était impossible de le dire ? Et il était même possible que ce fût un cimetière. Joris, épouvanté par cette idée, car elle faisait son chemin, frotta nerveusement le hublot, mais sans toutefois perdre la tête au point de penser à l’ouvrir pour aller voir de visu. Il était en effet inutile de penser l’ouvrir car c’était impossible. Le hublot n’était pas conçu pour s’ouvrir. Et en plus, il était incassable. Quand à la portière, elle ne s’ouvrait que de l’extérieur. Or, à moins d’un fossoyeur d’un genre nouveau, il n’y avait personne sur cette comète pour procéder à cette opération. Mais pourquoi s’inquiéter à ce point et se raconter de pareilles sornettes ? Il n’y avait pas de tombes à la surface de cette comète. Il n’y avait même rien. Cet atterrissage était un pur accident comme il peut en arriver chaque fois qu’on provoque le temps. Après tout, peu importait que le vaisseau fût animé de son propre mouvement ou qu’il subît celui d’une comète, même si celle-ci voyageait en sens contraire. La mort n’était pas compliquée à ce point. Joris épousseta les innombrables cadavres de mouches qui lui étaient tombés dessus lors de l’atterrissage sur le dos. Le vaisseau était retourné. Il fallait tout repenser ! Joris fondit en larmes. Est-ce qu’on a le temps de tout repenser alors qu’on est sur le point de disparaître ? Il n’avait pas de chance. Il n’en avait jamais eu, en y pensant. Chaque fois qu’il avait cru en avoir enfin, un évènement en avait inversé le processus et il avait dû se résoudre à courber l’échine sous le poids du malheur qui ne manquait pas alors de le frapper de plein fouet. Voilà comment il avait atterri sur cette comète. À l’envers. Et avec tout à repenser dans ce sens. Comme s’il en avait le temps !


 

20

Vous avez su une bonne heure avant Joris que les cadavres de mouches étaient maintenant agglutinés au plafond du vaisseau puisque celui-ci était posé à l’envers sur le sol métallique de la comète. Et Joris s’était battu pendant cette heure pour s’extraire de cette concrétion qui s’était abattue sur lui alors qu’il n’avait pas encore eu le temps de penser à ce qui arrivait maintenant. Il avait dû remonter à la force des bras, les pieds n’étant d’aucune utilité dans ce genre de masse. Et en retournant le paquet, le hasard avait emporté aussi la horde des mouches qui volaient alors plus près du plafond que du plancher. La masse s’était ramollie par l’addition de ces corps bruissant et fous. Joris sentit cet intense frémissement le pénétrer. Il faillit alors céder à la panique. Il ne voulait pas finir comme ça, mélangé à un composé de cadavres et d’insectes agités par leur instinct de conservation. Mais il n’y avait rien au plafond pour s’accrocher. Sa surface bouchonnée se frottait à son dos. Il était couché. Il rassembla toutes ses forces pour se plier aux genoux et au bassin. Aveugle et haletant, il y réussit. La masse avait perdu de sa compacité. Il fallait maintenant prendre appui sur les pieds. Joris mesurait un mètre quatre-vingt passé. Il avait évalué l’épaisseur de la masse à un mètre cinquante au plus. Il se souvenait qu’au moment où le vaisseau était encore à l’endroit, elle ne dépassait pas l’assise de son siège. Il ajouta à cette masse inerte ce qu’il savait de la meute des mouches copulant et dévorant sans autre souci. S’il parvenait à se redresser sur ses jambes, sa tête émergerait à la surface de ce tas de merde. Il n’en fallait pas plus pour changer le cours de son existence.

Mais la masse résistait. Elle avait acquis, par l’addition incalculable des mouches vivantes et paniquées, une force négative d’une puissance qui dérouta complètement ses moyens pour le situer de nouveau dans le sens d’une peur insoutenable. Il avait toujours la tête dans la masse. Il respirait des mouches, les vivantes comme les mortes. Et il ne voyait rien alors que ses rétines transmettaient des fantasmes rouges à ce qui restait de son cerveau en décomposition. Cette description de la mort en phase III démontrait, si besoin était, que la phase IV était sur le point de prendre le relais. Et c’était, si ses souvenirs scolaires étaient à la hauteur de son angoisse, la dernière. Il se servit alors de ses bras, d’abord pour les agiter à la manière d’un noyé, puis il sentit ses pieds quitter le plafond. C’était un effort douloureux et agréable cependant. On n’en doute pas, Joris ! Continue ! Accroche-toi à cette espèce de mur que tu gravis de l’intérieur. Les mouches hurlent autour de toi et même en toi. C’est toi qui hurles, mais personne ne t’entend !


 

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La tête émergea. Les mouches qui n’avaient pas été emportées par la masse virevoltaient dans tous les sens, se heurtant aux parois qu’elles semblaient vouloir traverser. Le bruit était infernal. On se serait cru à l’usine. Joris cracha tout ce que contenait sa bouche, y compris sa langue qui n’avait plus d’utilité. Quelques dents se déchaussèrent et rejoignirent la masse. Il leva les bras pour atteindre le dossier de son siège. Il n’était plus question de s’asseoir dedans. Il pouvait s’y accrocher et même s’en aider pour se soulever. Mais pour aller où ? S’il commettait l’erreur de s’en détacher, par exemple pour cause de sommeil, il retournerait dans la masse qui était mouvante et pouvait l’engloutir de nouveau. Il ne retrouverait pas la force ni l’intelligence qui venaient de le sauver d’une mort épouvantable. D’ailleurs, la fixation du siège au plancher qui servait maintenant de plafond résisterait-elle à son poids ?

Il ne tiendrait pas longtemps à la surface, agitant ses pieds dans la masse et en battant la surface avec ses bras. Il cherchait un rythme en espérant y trouver le calme toujours nécessaire dans ce genre de situation, mais son cœur n’en avait plus. Il était douloureux par instant, menaçant de lui jouer un tour… Était-ce le cœur, ce qu’il entendait à l’intérieur de lui-même ?

Qu’elle était la situation exacte à ce moment ? Joris voulait penser en militaire. Il en était un. Pas exemplaire à tous les points de vue, mais il avait choisi cette discipline plutôt que de se laisser aller à penser le contraire de ce que savent les autres. Voyons… le vaisseau avait atterri. Il voyait ça dans le hublot. Et il était à l’envers. Le plafond servait de plancher, ce qui n’avait pas amélioré les choses en ce sens que la masse, qui avait été compacte et impénétrable (il en savait quelque chose) était maintenant aussi dangereuse que des sables mouvants. S’il faiblissait (et il faiblirait fatalement) il sombrerait dans cette merde pour n’en plus jamais ressortir. Enfin, espérer utiliser le siège méritait une plus ample réflexion sur la capacité de résistance de sa fixation au plancher transformé en plafond. Mais surtout, la position du vaisseau était définitive, à moins d’un autre évènement extérieur. Joris n’avait aucun moyen de manœuvrer. Pour quoi faire d’ailleurs ? Se remettre à l’endroit ?

Certes, de cette manière, il retrouverait l’usage de son siège sans risquer d’en détériorer la fixation. Mais pourquoi s’asseoir ? La masse retournerait au plancher et alors elle ne cesserait de s’accroître jusqu’au moment fatal où elle occuperait tout l’intérieur. Et en attendant, ces deux retournements de situation (un coup à l’envers, un coup à l’endroit) auraient transformé cette masse immonde en sables mouvants dans lesquels il était inévitable de se noyer. C’était déjà des sables mouvants. Et ça ne cesserait plus d’en être.

Joris se laissa couler un peu dans l’espoir de reposer ses membres. Il renversa la tête pour appliquer sa nuque à la surface. Le bourdonnement envahit son crâne. Il avait du mal à réfléchir. Il aurait pu fermer les yeux et attendre l’instant où sa tête plongerait docilement, mais il n’avait plus de paupière et son œil gauche n’était plus dans son orbite. Ce fut donc l’œil droit dont l’angle de visée se trouva presque exactement perpendiculaire au plancher qu’on peut appeler plafond sans abuser de la patience du lecteur ou de l’auditeur du présent récit. Une lueur se forma au-dessus de ce qui restait de son cuir chevelu. Comment n’y avait-il pas pensé ?


 

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La place du mort, accrochée au plafond (au plancher), rutilait dans la lueur des veilleuses alignées à la hauteur des plinthes, exactement comme si on venait d’en briquer scrupuleusement le cuir, les aiguilles et les manettes d’acier chromé. Les aiguilles de compteur (pas celles des seringues) indiquaient que les réservoirs de produits anti-décomposition étaient à la moitié du niveau de sécurité. Ce qui était logique, puisque le double en avait utilisé dans son intérêt pendant le voyage d’aller. Ce qui ne l’avait pas empêché de disparaître promptement (comment ?) au tout début de ce voyage qui n’était pas celui du retour comme prévu sur la feuille de route. Mais peu importait le sens de ce qui était arrivé et qui n’avait aucune chance de se reproduire. La situation avait changé. Maintenant, c’est maintenant. Pas ailleurs.

Cette découverte n’en était une que parce qu’au moment d’émerger de la masse, l’esprit encore aux aguets de Joris s’était fixé sur le siège et ses possibilités d’avenir. Et il avait butté sur la question de la fixation sans parvenir à établir son rapport au poids qui était celui que Joris voulait soumettre à cette possibilité : s’accrocher encore un peu avant de finir par lâcher prise comme c’était écrit quelque part mais où. Il avait perdu un temps précieux à tenter de résoudre cette équation à tellement d’inconnues qu’il en avait perdu la dimension. Il se remit à battre des pieds et des mains, mais il conserva sa tête dans la position qui était à l’origine de la découverte salvatrice. L’avantage d’avoir essuyé un échec sur la question du siège, c’était que tout le calcul initial était accompli. Il suffisait de changer quelques données pour appliquer la démonstration à la place du mort.

Les mouches, fatiguées elles aussi par la série des changements qui avait affecté leur univers, se posaient sur le crâne purulent de Joris. Il fallait aussi tenir compte de cette masse. Elle s’ajoutait, certes, mais de quelle manière obscure qui multipliait la difficulté non plus de savoir à coup sûr si les fixations de la place du mort résisteraient à la traction exercée sur les poignées latérales (six en tout, trois de chaque côté), mais si la musculature pourrissante de Joris était encore en mesure d’effectuer cette manœuvre peut-être désormais surhumaine ?

L’avantage de la place du mort sur le siège de pilotage était évident : elle était munie non seulement de poignées pour faciliter la traction vers le haut et le placement du corps sur l’alignement impeccable des aiguilles d’injection, mais elle était aussi équipée d’un couvercle qu’il était facile de refermer par simple pression sur un bouton de type électrique. Une fois enfermé là-dedans, le corps y demeurerait intact tant que le système d’injection serait actif, c’est-à-dire jusqu’à épuisement des liquides. Ce qui réclamait un autre calcul, duquel, heureusement, ne dépendait pas le placement lui-même. On avait toujours le temps, une fois placé, de se livrer à ce qui deviendrait une occupation en attendant que les compteurs se remettent à zéro. Pour l’heure, la question de la fiabilité des fixations de la place du mort était la seule préoccupation digne d’intérêt. Et Joris savait bien qu’il avait intérêt à trouver ça intéressant.

Il tenta un premier essai de traction. Ses mains agrippèrent deux poignées. Et voici que pendant qu’il s’élevait, somme toute sans difficulté, au-dessus de la masse, une nuée de mouches s’abattit sur son corps. Le poids qu’il infligeait à la place du mort s’en trouva augmenté d’autant. Mais la place ne broncha pas. Joris la trouva au contraire plutôt solidement arrimée. Il faut comprendre que l’ingénierie qui avait conçu cette place n’en avait calculé la fixation que par rapport à un plancher. Aucune action cherchant à la soulever n’avait été prévue. On avait calculé des forces de translation dues au roulage et au tangage, au freinage, à d’éventuels chocs. Les fixations étaient conçues pour résister à ces forces. On avait évidemment tenu compte du poids du mort et ajouté cette section à celle résultant des forces susdites. Mais de là à penser que quelqu’un ou quelque chose chercherait à soulever la place du mort, il y avait loin. C’était tellement stupide qu’on n’y avait même pas pensé. Et comme l’inversement de la position du vaisseau relevait de la même physique, la question se posait maintenant et certainement ensuite, c’est-à-dire une fois le corps de Joris à l’intérieur de la place fermée par un couvercle qui n’en était plus un, mais bien plutôt une trappe par en dessous.

Joris renonça à pousser ce premier essai jusqu’au bout. Il replongea lentement dans la masse et toutes les mouches, sauf celles qui s’accrochaient nerveusement à son crâne, reprirent leur vol hystérique dans l’air malsain de la cabine.

Il n’y a rien de plus terrifiant que de se trouver devant une impossibilité. La possibilité s’en trouve amoindrie d’autant. Et la perspective de mourir dans la merde n’est pas le meilleur spectacle à donner de soi-même quand on est aussi seul que Joris l’était à l’extrême de son existence. Tout était-il fini ? Pourtant, la place du mort était bien jolie avec ses cuirs briqués à fond et tout le brillant de ses chromes. Le couvercle était tapissé de soie finement brodée d’ors. Mais comment y accéder ? Un mort a le droit inaliénable de trouver sa place. Et bien ce n’était pas le cas de Joris. Et il n’y avait plus personne pour le défendre. Mort, où est ta justice ?


 

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On pourrait en dire autant de la vie. Mais la mort n’est pas doublée d’une existence qui installe cette autre limite de la pensée qu’est la société. Peut-on parler d’existence quand l’être est définitivement seul avec lui-même ? Ce qui vient d’être raconté, est-ce un récit comme l’existence en connaît une multitude tant sur le plan littéraire que vernaculaire ? C’est un rapport, tout au plus. Ce n’est pas vécu, on s’en doute. L’imagination fait le reste. Non, il n’y a pas de nom pour désigner cette étrange durée. Pas de métaphore non plus. Le personnage n’agit plus, il est mort. Il ne connaît plus, il n’est plus là. Il ne se soucie pas de morale ni d’esthétique. Il se bat encore pour trouver sa place. Et ce n’est même pas un récit. On construit facilement une nouvelle avec quelques personnages. Encore faut-il trouver le deuxième. Mais à l’intérieur du vaisseau où Joris attend de disparaître et met tout en œuvre pour que ce soit le plus tard possible (d’où le combat pour une place), peut-on considérer les mouches comme autant de personnages ou leur essaim comme un seul ? Pensez-vous que la première mouche fut un tel personnage ? À mon avis, qui est celui d’un ignorant car je n’ai encore observé la mort que de l’extérieur des autres (tiens… vous aussi ?), le dernier personnage est ce contremaître qui expédia notre ami (est-il vraiment le vôtre ?) ad patres. Et j’en suis encore à me demander qui était ce mort dont Joris devait prendre livraison. C’est à cet endroit de l’envers qu’existe un véritable récit des évènements. J’imagine qu’il serait celui d’un absurde tout vêtu de parures littéraires et moralisatrices dignes d’un prix Nobel. Mais ce n’est pas ce récit qui motive chez moi le besoin d’écrire. Ne savez-vous pas que pour illustrer leur théorie de l’absurde, ces praticiens ont inventé des situations inimaginables ? Vous ne lisez donc pas ? Quelle erreur ou quelle faute de penser démontrer une thèse en se servant de ce qui n’existe pas et n’existera jamais ! Tandis que si je vous racontais ce qui se passa ensuite sur le tarmac de la station Kdiv01, rien ne vous semblerait improbable. Et vous en saisiriez alors l’incroyable complexité. Mais je ne suis pas cet écrivain. Je suis un autre.

Étant donné que l’absurde est une absurdité…


 

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Préface

Certes, la tentation est forte d’insérer ici tout le fatras conceptuel et spéculatif qui structure la partie cachée de l’iceberg. Plongeon qu’on évite en principe de donner en spectacle pour laisser toute la place à l’action, quitte à la traduire par une série d’omissions adroitement situées dans le cours de la narration. D’aucuns distribuent ce fatras comme on sème des graines, les noyant mais pas trop pour qu’elles demeurent tout de même ce qu’elles représentent. On construit alors une série à séquences, donnant la part belle au récit pour ne pas s’éloigner du roman sans lequel il n’y a plus de lecteurs. La théorie s’insère dans le texte. Elle surgit où on ne l’attendait pas. On se laisse griser par ses allures d’aphorismes. Elle revient alors qu’elle s’était ingéniée à se faire oublier. Le récit prend un sens, son sens. Ainsi, mêlée au récit sous forme de digressions, rejetée en note ou en annexe, recueillie après coup comme les morelliennes, ou carrément insérée sous forme de chapitre intercalaire, la théorie fait son chemin dans la seule intention de tordre les poignets du lecteur afin de le conduire à la station terminale où la rencontre se termine au buffet ou sur le trottoir de la station de taxis. Mais les romans ne sont pas tous conçus pour délivrer une leçon morale ou métaphysique. D’autres se limitent, si c’est là une manière de ne pas se borner, à explorer l’implicite des actes et des choses et à laisser tout le champ à la liberté de rêver éveillé. Ils ne veulent rien dire. Ils ne servent pas à quelque chose. On peut même s’en passer. Le présent récit est de ceux-là. Ne rien dire qui prétende épuiser la connaissance dans une éthique à usage humaniste. Ne pas servir à donner un sens à l’action qui n’est qu’une manière intelligente de trouver du plaisir à agir. Et surtout, surtout… ne pas risquer de servir de catéchisme aux éducations nationales ni de chemin aux convictions partisanes. Alors cette histoire d’un homme avec des mouches, ne la prenons pas avec les pincettes du pédant ni dans les griffes des vicieux.

Mais libre à celui que cette simple provocation de l’idiosyncrasie ne satisfait pas de se conduire en critique et d’ajouter son grain de sable à ces pages. Il s’y prendra comme il voudra : il insérera des propositions, des phrases, voire des pages entières et pourquoi pas des chapitres en nombre limité seulement par la joie ou la colère que ce récit aura inspirée à son esprit. Qu’il se livre en toute liberté aux excroissances de sa maladie ou de sa nature. Mais qu’il n’aille pas s’imaginer que cette histoire d’un homme avec des mouches est une fable, car ce n’est pas le cas. Les fables assagissent les mœurs. En quoi est-il question ici de les humaniser au point de les rendre utiles ? Et ce n’est pas non plus une chronique. Les chroniques font le spectacle. Elles nous confrontent à nos peurs, joies, envies, jalousies, etc. On en fait des films. Est-ce que cette histoire d’un homme avec des mouches peut scénariser un film ? Non, décidément, cette histoire d’un homme avec des mouches n’est pas une fable, ni une chronique. Elle ne fait pas la leçon. Elle n’invite pas non plus au divertissement, aussi pornographique soit-il. Ici, l’homme meurt. Et cette mort est une durée et non pas un évènement. C’est ce qu’il faut comprendre avant de continuer la lecture. Le temps n’est pas une question de temps, mais d’action. Joris ne prétend rien d’autre que de mourir dans les meilleures conditions possible. Cela ne lui servira à rien, mais il y prendra du plaisir. Ce n’est ni bien, ni mal, ni beau, ni autre chose. Ce n’est rien. Et si ce n’est rien, c’est que c’est compliqué. Mais ceci est une autre histoire…


 

25

Joris s’était posé un tas de questions. Il avait abordé tous les sujets possibles concernant les objets qui l’environnaient alors. Et il n’avait pas négligé les perspectives de changement qui pouvaient affecter ces objets. Par exemple, la résistance des fixations qui assujettissaient la place du mort à ce qui était maintenant un plafond. Il était évident que si cette force était inférieure à son poids, la place du mort finirait dans la masse constituée par les cadavres des mouches, leurs déjections et tout ce qu’il était possible d’imaginer relativement à l’existence des mouches et à leurs activités nourricières et sexuelles. De plus, au poids que Joris comptait soulever en se servant des poignées de ce qui ressemblait de plus en plus à un cercueil, il fallait ajouter la force nécessaire pour s’extraire de la merde. Sans instrument, ce calcul était un rêve inaccessible. Or, qu’arrive-t-il quand le rêve se sépare nettement de la réalité ? Joris avait été maintes fois soumis à cette sournoise expérience. On est d’abord paralysé par la difficulté d’avoir à agir sans calcul. C’est jouer avec le feu, non donné dans ces circonstances possiblement tragiques au hasard le bien nommé. On cherche alors des indices, des traces d’un calcul approchant, des signes approximatifs et en général, comme c’était le cas dans ce vaisseau à l’heure de mourir, on ne trouve rien pour satisfaire ce qui ne peut plus être une exigence. Il faut se soumettre. C’est d’ailleurs là, n’en déplaise aux esprits libertaires, toute l’intelligence des religions : la soumission pallie les défauts d’une conviction trop difficile à intégrer quand on a l’esprit encore critique. Disons que l’exercice de la soumission finit par laisser toute la place à la conviction, c’est-à-dire à une justice qui se passe de preuves, la seule en usage dans les temples de la foi.

Mais, malgré les avantages de cette théorie qui n’avait pas manqué de le séduire, Joris était un homme pressé. En effet, il pourrissait. Et il était urgent de profiter des pouvoirs de la place du mort pour ralentir cette décomposition de toute façon inévitable. Le but n’était-il pas de durer le plus longtemps possible ? Sans oublier que les mouches commençaient à trouver sa chair à leur goût et négligeaient maintenant de satisfaire celui-ci et leurs nécessités dans le garde-manger. Ce dernier était d’ailleurs à moitié enfoui dans la merde. Il n’était donc pas difficile de calculer que les mouches étaient désormais privées de la moitié au moins de son contenu. Ce qui accélérait le temps. Au facteur décomposition, ajoutons le facteur garde-manger, plus le facteur préférence (maintenant que les mouches avaient goûté la chair de Joris) et nous obtenons un indice d’accélération en croissance constante. Joris, affolé par cette perspective (la contraction du temps), se démena tant et si bien qu’il réussit à se soulever au point de toucher le cuir de la place du mort et d’en éprouver la mollesse prometteuse des coussins. Cette sensation de pur plaisir l’encouragea à hurler de toutes ses forces. Les genoux touchèrent les coussins. Comme il avait encore des pieds en parfait état de fonctionnement, il en accrocha les orteils aux poignées opposées. Il était pendu comme un cochon. C’était une grande réussite.

Mais comme l’existence est une série de contradictions faites pour éprouver le malheureux comme le fortuné, c’était maintenant toute la surface de son corps qui était exposée à la voracité tournoyante des mouches. L’attaque fut presque grandiose. Tout l’essaim se déchaîna. Joris se retrouva dans une obscurité si bruyante qu’il ne s’entendait plus crier. Il était cependant beaucoup plus épouvanté à l’idée de finir par lâcher prise pour se retrouver entièrement enfoui dans la merde. Et à cette idée effroyable et funeste s’ajoutait le poids de l’essaim qui harcelait son corps pour le détruire définitivement. Bien sûr, sa chair passait par les canaux digestifs des muscidés qui en rejetaient forcément la partie excrémentielle. Il s’allégeait d’autant. Mais il n’en restait pas moins que le poids opposé à la résistance constante des fixations de la place du mort allait en augmentant, ce qui augmentait aussi le risque d’un arrachement de la place à son socle et l’enfouissement définitif, sans perspective de bonheur, dans la merde immonde qui ne demandait qu’à composer avec son corps. Il finirait de pourrir dans la merde et non pas, comme c’était prévu et promis par le Dogme, à la place qui est celle du mort comme dans toute civilisation digne de ce nom.

Il songea à se secouer, sachant qu’en s’y prenant de cette manière, il ne pourrait pas empêcher ses chairs déjà mortes de se détacher avec un nombre sans doute dérisoire de mouches qui, dans l’opération, ne perdraient nullement leur pouvoir de voler et de revenir à l’attaque. Alors pourquoi se secouer comme un chien mouillé par la pluie ? Il ne se secoua donc pas. Mais combien de temps tiendrait-il dans cette position inconfortable ? Il ne faut pas oublier que les mouches, et pas seulement la décomposition, réduisaient le volume de sa musculature. Or, s’il tenait encore aux poignées, c’était grâce à ces muscles ou à ce qu’il en restait. Pas grand-chose si l’on pense que ce récit est sur le point de trouver sa conclusion (à moins d’un évènement nouveau comme en réservent les bons spectacles).

Joris était pressé. Et il haletait autant que le permettaient ses poumons qui, au reste, ne lui servaient plus à respirer. Il pensa, comme nous, aux produits insecticides dont regorgeait le placard à balais. Se pose alors la question de savoir si Joris a accès à ce placard ou pas ? Le lecteur est ici invité à choisir une alternative. Si vous avez choisi A, rendez-vous dans la case Optimisme. Sinon, restez avec Joris et continuez de lire pour savoir ce qui s’est ensuite passé pour que cette simple histoire d’un homme avec des mouches devienne un roman d’action et de frissons garantis.


 

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La question était simple comme un bonjour : ou bien Joris se débarrassait de l’essaim de mouches qui le harcelait ou bien il ne s’en débarrassait pas. Dans le deuxième cas, il se détachait, ou les fixations de la place du mort cédaient à la force qui leur était appliquée, et Joris finissait son histoire dans la merde, ce qui n’est pas forcément du goût de tout le monde. À choisir dans l’intérêt de cette histoire, il fallait imaginer comment Joris s’allégeait du poids et de la voracité des mouches. Et pour corser le récit, le placard à balai n’était pas accessible. En effet, pour l’atteindre, il était nécessaire de traverser la merde en surface. Or, on sait qu’elle était mouvante comme certains sables du désert. Et parmi la population innombrable des mouches, il n’était pas possible de trouver un ou une complice. Une fois de plus, Joris était seul.

On est ainsi fait pour être seul ou pour avoir l’impression d’être accompagné. On n’échappe pas à cette condition humaine. Et Joris, qui était humain, était aussi un membre de la communauté des Modelli, lesquels ont la particularité de n’avoir pas de femmes pour se reproduire. S’ils se reproduisent en effet, c’est sans femmes qu’ils le font. Comment ? On n’en sait rien pour l’instant, d’autant que c’était alors le cadet des soucis que Joris entretenait au fil de son angoisse évolutive. Il fallait se rendre à l’évidence : il n’y avait pas de solution à son problème. Ce n’était qu’une question de temps : il allait lâcher prise et sombrer dans la merde qui formait actuellement le plancher de son existence finissante. Il était donc inutile de penser s’en sortir. Était-il d’ailleurs raisonnable d’espérer un évènement du genre de celui qu’avait constitué la comète au moment où il était devenu urgent de renverser le vaisseau. Reconnaissons le côté grotesque de cette solution, mais sans elle, nous n’en serions pas là et Joris non plus. Il en est ainsi de toute histoire conçue pour amuser l’esprit et taquiner le corps. Tous les scénaristes vous le diront. Et quand il leur arrive d’user d’artifices pour pallier le temps qui menace d’achever le récit avant l’heure, ils travaillent d’arrache-pied pour que la ruse passe inaperçue, comptant sur la crédulité de leur public ou tout simplement sur sa générosité. Mais Joris n’avait pas de public à satisfaire. Il était seul. On aurait tort de se prendre pour un public et plus particulièrement le sien. Nous ne sommes rien pour lui. Il ne sait même pas qu’on existe. Il n’imagine rien en fonction de nous. Il voit des mouches, de la merde et ne s’intéresse plus à leurs fornications qui, quelques pages plus haut, le fascinaient encore au point qu’il avait l’espoir de devenir un auteur de films pornographiques. On ne peut pas négliger ces circonstances. Elles sont réelles. Alors que notre présence de spectateurs est une illusion. N’inversons pas le processus. Ce serait faire un mauvais procès à la littérature.

Et les mouches mangeaient Joris. Elles ne se privaient de rien. Tout les intéressait, la chair encore relativement fraîche comme la pourrie qui tenait encore à quelques fibres étonnemment résistantes, comme si la pensée leur donnait le fil à retordre dont Joris avait un besoin impératif. Tout ceci dans un bruit considérable. Battements d’ailes et chocs de mandibules se mélangeaient aux déglutitions, aux pets et aux diarrhées. Remarquez que les mouches pouvaient manger le cœur de Joris sans le tuer : il était déjà mort. Et puis il s’en fichait de son cœur : il ne lui servait pas à s’accrocher. Il avait besoin des muscles. Et peut-être aussi de son cerveau. Après tout, ne pensait-il pas ? Vous n’allez pas imaginer que c’est nous qui pensons à sa place !

Mais il n’était pas si désagréable que ça de se laisser grignoter. C’était épouvantable, certes. Mais l’esprit y trouvait de la satisfaction. Il n’était pas insensé de penser que plus vite on se décompose et moins on souffre de se voir partir de cette ignoble et dégoûtante façon de ne plus être un homme. Personne n’aime souffrir à ce point, excepté les malades, mais Joris n’était pas malade. Il l’eût été qu’il aurait alors rêvé d’un sauvetage in extremis du genre de celui que promettaient les religions des Terriens. Mais chez les Modelli, on ne croyait pas, on n’était jamais convaincu, on ne se laissait pas aller à espérer que les choses ne sont pas ce qu’elles sont. À quoi servirait-il de vivre d’illusions ? Bien sûr, on vit très mal en compagnie des seules certitudes que la longue marche de l’homme dans l’Univers dispense quand la chance lui sourit. Mais si on veut gagner la guerre, et les Modelli l’avaient gagnée, il faut en passer par cette souffrance continue et vraie. Seulement, maintenant, les choses étaient loin d’être conforme à la réalité partagée par tous les Modelli. Normalement, et je pèse mes mots, les morts avaient leur place. Et tout se passait comme prévu. Alors que Joris, par malchance ou à cause d’autre chose, était injustement privé de la place qui lui revenait. Et non seulement il semblait bien l’avoir perdue pour toujours, mais il était humilié par une position grotesque, suspendu à une place mise à l’envers par un évènement imprévu, couvert de mouches qui accéléraient le processus de disparition et menacé de finir sa mort dans un tas de merde insondable et profondément ignoble. Certes, il n’était pas désagréable de sentir les picotements des mandibules et même de penser que les mouches avaient le sentiment d’agir pour le bien de l’homme qui leur était confié par une puissance non révélée. Joris espérait. En principe, un Modello n’espérait pas. Il avait trop peur de perdre la guerre. Mais les circonstances étaient exceptionnelles. Si on les observait depuis le système central, on ne se priverait pas d’en analyser les particularités dans l’espoir d’en tirer quelques connaissances supplémentaires toujours bienvenues dans les moments où le Dogme est pris en flagrant délit d’erreur ou pire d’imposture. C’est ainsi, Joris était comme les autres le produit d’un jeu invraisemblable de contradictions. Tout ce qu’il pouvait espérer maintenant, c’était de perdre conscience avant de tomber dans la merde, un peu comme le soldat qui perd la sienne au moment où la balle heurte son front, ce qui provoque une inconscience instantanée, et qui meurt encore plus vite quand le cerveau vole en éclat. Métaphore seulement valable en cas de balle en plein front. Joris avait eu l’occasion d’assister à de plus longues agonies. Ces images de tripes à l’air lui venaient à l’esprit en ce moment, ce qui ne l’empêchait pas d’attendre un évènement capable d’écarter les mouches de son corps et de faire en sorte qu’il se retrouve enfin à la place du mort, confortablement installé sur ses coussins de cuir et d’aiguilles et envahi par des liquides inconnus. Il pouvait espérer de la même manière que le couvercle se referme, ce qui semblait difficile vu la position inversée de ce qui ne pouvait être qu’un cercueil. Un cercueil au plafond à l’envers et inaccessible à cause des mouches.


 

27

On entend quelquefois une vedette du spectacle clamer son « bonheur d’avoir eu de la chance ». Rien n’est dit sur les conditions qui ont formé le lit de cette chance. Ou alors on nous raconte une histoire, on la travaille au fil des apparitions et quelques critiques s’y ajoutent pour éviter sans doute une plus profonde analyse. Ainsi se créent les parangons du bonheur. On nous propose de travailler nous aussi pour les imiter. Notre approche du bonheur se limitera alors à cette imitation. Nous devenons les interprètes de la paix, de l’honneur, de la prospérité, du triomphe, de l’harmonie, de la béatitude et de tous les synonymes du bonheur. Les dictionnaires n’en manquent pas, quitte à estomper les limites du sens pour se conformer aux convictions instituées. Ne pas croire au bonheur, c’est opter pour la solitude. Certes, le malheur, la maladie, l’injustice ont aussi leur mot à dire au moment du choix et nul n’est assez éclairé sur lui-même pour prétendre échapper totalement à ces autres modalités du plaisir, à moins d’être fou. Joris n’était pas fou. On avait plusieurs fois soupçonné une tare, toujours la même, mais les examens n’avaient pas confirmé cette hypothèse récurrente. Et pourtant, l’administration de la santé publique avait « tout mis en œuvre » pour alimenter la rumeur porteuse de cette nouvelle : Joris, murmurait-on autour de lui, « ne comprenait pas tout ce qu’on lui disait ».

Ainsi, il n’avait jamais cru au bonheur. Pour lui, c’était une mise en scène dont les acteurs profitaient par le moyen de l’argent. Joris n’avait jamais pu se payer une piscine. Il allait une fois par semaine au bassin municipal. Cette promiscuité ne lui avait pas donné le goût des rencontres sur lesquelles il faut compter, d’après le Dogme, pour trouver le bonheur. Il n’avait même pas trouvé du plaisir à savoir nager en eaux troubles. En agissant ainsi, il espérait se fondre dans la masse. Si jamais on lui posait une question relative à ses progrès sur le chemin du bonheur, il souriait et on avait l’impression qu’il ne comprenait pas ce qu’on venait de lui demander. Il était de ceux qui ont l’air heureux, mais qui n’inspirent pas le bonheur. Heureusement, c’était un Modello ; il n’avait donc pas d’enfant à éduquer. On sait à quel point l’éducation des Terriens est compliquée par les tares de leurs parents. Les Modelli échappaient heureusement à ce défaut de conception. Si Joris était fou au lieu d’être heureux, il n’exerçait aucune influence sur ses congénères. On regrettait de ne pas savoir en quoi il participait à la vie commune. Bien sûr, il avait fait la guerre. Il s’y était illustré, mais sans gloire. Il avait même été proposé comme candidat à l’honneur. Mais comme il y a une corrélation nerveuse entre l’honneur et le bonheur, on avait hésité à le décorer et, pour amuser son entourage, il déclarait qu’il n’était pas du genre « sapin de Noël », expression utilisée d’ordinaire comme image du bonheur d’être et non pas seulement d’exister. Il fallait voir alors son sourire, le plissement de ses yeux noirs, le froncement du nez et ces dents qui manquaient de symétrie, cette nécessaire symétrie sans laquelle la beauté devient l’image du mal.

À la télévision, il ne ratait jamais la vedette du cinéma ou de la chanson qui procédait au perfectionnement de sa propre légende, ménageant son bonheur sans négliger toutefois les lointains malheurs de ceux qui n’ont pas de chance. Joris les imitait parfaitement, mais seulement quand il était seul. Jamais il ne joua ces rôles devant les témoins de sa stature sociale. Et il souffrait terriblement de ne pas avoir trouvé un sens à ce comportement. La blague du « sapin de Noël » n’avait pas arrangé les choses. Chez lui, il se faisait « enguirlander ». Et chez les autres, il inspirait « les boules ». Grossières plaisanteries peut-être, mais elles avaient un sens : il n’était pas aimé. Il savait donc comment il ne l’était pas, mais il ignorait toujours pourquoi c’était à lui que ce malheur arrivait.

Maintenant qu’il était mort et expédié « ad patres », il n’avait aucune raison de se plaindre de n’avoir pas connu l’amour. Il avait autre chose à faire. D’ordinaire, le mort étant à sa place, il attendait et n’envisageait pas de faire autre chose. C’était en tout cas ce qu’on vous mettait dans le crâne quand vous étiez encore de ce monde. Mais comment savoir ce qui se passe dans la tête d’un mort ? Vous regardez son visage ni heureux ni malheureux, ni même entre les deux comme les vivants se connaissent. Et il ne se passe rien. Le contremaître referme le couvercle. Vous êtes déjà aux commandes, prêt à accomplir le voyage de retour comme le prévoit l’ordre de mission. Vous ne pensez pas à autre chose. Le mort, à sa place, fait de petits bruits, mais il est difficile de distinguer l’éclatement de ses bulles des injections qui en limitent pour l’instant la multiplication. Vous entendez cela parce que le moteur est silencieux. On n’entend jamais le moteur. L’écran n’émet aucun son. Les messages vous sont communiqués par écrit en lettres lumineuses de la couleur de votre choix. Rien n’arrive qui n’ait été prévu et donc calculé. Vous savez que vous terminerez cette mission avec succès et que la place du mort sera détachée du plancher pour être transportée, par une autre équipe de tarmac, dans un endroit qu’il n’est pas difficile d’appeler morgue vu l’aspect morose et solitaire de sa façade. Vous allez alors boire un coup avec les « copains » qui ne vous aiment pas, vous rentrez chez vous, vous vous branlez tristement et vous allumez la télé. Si vous parvenez à trouver le sommeil, vous cauchemardez. Et si la nuit est blanche comme la Lune, vous vous saoulez. Au matin, rasé de frais et l’esprit borné par les exigences professionnelles, vous rejoignez votre unité. On vous remet votre ordre de mission : aller chercher un mort dans telle station. Ce n’est pas compliqué. En votre absence, on a revissé la place du mort sur le plancher. Le couvercle est ouvert. Vous pouvez voir les coussins tapissés d’aiguilles, les compteurs qui indiquent que tous les pleins sont faits et le témoin principal qui vous autorise à prendre place aux commandes. Et vous voyagez de nouveau, seul, efficace et même fidèle. Comment n’avez-vous pas trouvé le bonheur dans ces conditions ? Voilà ce qui ne s’explique pas.


 

28

Le principe fondateur du bonheur relatif, celui que trouve, par exemple, l’écrivain qu’on prime, n’est pas la révolte, mais la soumission. La révolte est un jeu. On l’accepte comme spectacle, mais on a intérêt à s’en tenir à cette interprétation si on souhaite profiter du prix qu’on vous a attribué. La soumission vous ouvre les portes du bonheur. Mais pour se soumettre, il faut avoir été primé, choisi, élu, préféré, vendu. Si vous n’êtes rien, ou peu de chose, comme l’avait été Joris, vous ne trouverez aucun avantage à vous soumettre. Et si vous pensez alors vous révolter, vous êtes mort.

Maintenant qu’il l’était, fauché en pleine maturité, Joris aurait pu réfléchir aux raisons qui l’avaient condamné à mourir plutôt que de continuer à exister comme il en avait l’habitude. Étant donné sa situation existentielle (vie professionnelle, sexuelle, intellectuelle, etc.), la soumission était intégrée à son fonctionnement. Il ne se soumettait pas parce qu’il avait une raison de se soumettre. Il était soumis de l’extérieur, pour des raisons qu’il ne lui appartenait pas de connaître, et à l’intérieur, il composait avec cet état de chose pour ne pas tomber dans la délinquance. Il était facile de voler un poireau au marché, plus difficile de subtiliser une tablette sur un étalage et parfaitement impossible de rafler le gros lot à la Modellienne des Jeux. Se soumettre, c’était d’abord renoncer à ces méfaits. Joris avait tellement vécu dans le droit chemin qu’il n’y pensait même plus. Jeunesse se passe. Il avait donc acquis la stature d’un parfait domestique.

Or, il n’était pas mort de maladie ou d’accident. Et il ne s’était pas suicidé non plus. On ne lui avait même pas infligé les affres d’un procès. Il avait vaguement eu l’impression, quand le contremaître de la station Kdiv01 avait refermé le sas, d’être exécuté. Cette impression n’avait pas duré, car il avait eu ensuite fort à faire avec les circonstances, comme on le sait. Mais cet instant, aussi bref fût-il, exista. Il pouvait encore en évoquer les sensations. Comment avait-il vécu ce qui pouvait être son exécution capitale ?

Le bruit et le poids des mouches l’empêchaient d’y penser. Faut-il placer ici ce qu’on en pense nous-mêmes ? Libre à vous. Moi, narrateur innommé, je continue ma description. Je ne tiens pas à parler de la révolte qui a « justifié » la décision de le faire mourir. Je n’ose imaginer le déploiement de forces intellectuelles nécessaire à un pareil exploit littéraire. Si vous vous sentez de taille, n’hésitez pas. Je vous publierai.


 

29

En attendant votre improbable intervention, Joris était pendu aux poignées de la place du mort, couvert de mouches, pourrissant maintenant de l’intérieur et l’esprit dérangé par des calculs de résistance et de probabilité. Il savait que tôt ou tard ses mains et ses pieds ne seraient plus de force à s’accrocher à la place du mort. Il ne voulait pas finir ainsi, mais c’était ce qui l’attendait. Il ne se faisait aucune illusion sur la suite des évènements, les derniers. Les aiguilles d’injection se situaient à moins de dix centimètres de son visage, partie de son corps la plus proche des coussins. Il avait plusieurs fois tenté de cogner le coussin avec son front. Il savait que cette simple action provoquerait une série d’injections. Et alors il bénéficierait d’un ralentissement notable de la décomposition qui affectait depuis peu son esprit. Il avait même perçu ces signes de putréfaction intellectuelle. Il y avait des trous dans sa pensée. Il voyait ce pus s’écouler dans le vide promis à son existence. Ce n’était pas les nobles omissions de l’écrivain au fait de la modernité la plus en phase avec son temps. C’était des trous. Et il n’en était pas l’auteur. Ainsi, le sens se perdait peu à peu. Il n’en resterait rien, pas une trace dans les pas de l’homme. Peu importait que le corps fût la proie des mouches et de leur merde envahissante. Mais l’esprit, cet esprit dont il avait fait un usage prudent ? Comment, maintenant que tout allait s’achever, retrouver la force de se servir des défauts substantiels de la soumission pour innerver une saine révolte ? S’était-il révolté ? L’avait-on jugé sur un signe plus haut que l’autre ? Il n’avait pas eu la sensation d’élever la voix. Quelles étaient les circonstances exactes qui l’avaient condamné à mourir avant l’heure, exécuté par les gardiens de l’autorité ? Pourquoi laisser le soin de ce rapport à un lecteur probablement moins imaginatif que l’auteur de ces lignes ?


 

30

Ici-bas, on appelle ça « péter les plombs ». Il y a maintes façons de « perdre les pédales ». Du terrorisme à l’insulte et de l’insulte à la satire, les chemins se croisent et se ressemblent par la nature du terrain qu’ils arpentent. Joris vouait une secrète admiration aux terroristes. Un homme qui va au bout de sa pensée et met tout en œuvre pour éliminer celui qui la combat pouvait représenter un idéal. Voilà comment Joris recevait cette abondante actualité. Il fantasmait. Mais au lieu de rêver à des femmes, comme le commun des Modelli, il s’était mis à installer dans son spectacle intérieur des tueurs d’innocents aux mains pleines. Cette seule vision provoquait une drôle de turgescence intellectuelle. Un orgasme s’en résultait, prodigieusement déconcertant. Ce n’était pas un crime. En tout cas pas chez les Modelli. Les Terriens étaient d’un avis différent, mais n’avaient-ils pas perdu la guerre ?

Pourtant, malgré cette puissante désertion du cœur, Joris ne tua jamais personne. Il ne s’en prit pas aux morts non plus. Ce qui pouvait lui arriver de pire, c’était de se faire pincer pour délit d’opinion. Il n’avait jamais donné son avis. On ne le lui demandait pas, sauf s’il s’agissait de répondre à la question de savoir s’il était heureux, à laquelle il répondait qu’il travaillait dur pour y parvenir et que ce travail avait fini par devenir une espèce de bonheur. Bien sûr, il ne s’en satisfaisait pas. Malheur à celui qui s’arrêtait ainsi en cours de route ! Joris mentait à ses examinateurs et ceux-ci n’étaient pas dupes. Cependant, ils lui accordaient un sursis. C’est comme ça qu’on entretient la domesticité. Et le domestique ne manque pas de trahir ses mauvaises pensées par des signes de moins en moins discrets.

Ses sommeils agités attirèrent l’attention des autorités sanitaires. Ou plutôt, elles furent attirées par la délation familiale et environnante. Et cette fois, le sapin de Noël n’y était pour rien. Joris avait été surpris à « grogner ».

On ne l’avait jamais vu grogner. Forcément, chaque fois qu’il l’avait fait, ce fut sans donner des signes patents de grognement. Il grognait sans grogner, un exploit dont seuls les solitaires sont capables. Et s’il grognait beaucoup en dormant, il n’était pas possible d’en déterminer la raison. On peut parfaitement grogner face à un chien qui grogne. Or, quand Joris grognait éveillé, c’était sans chien. Il grognait devant des gens qui ne le menaçaient pas, des gens normaux qui ne chômaient pas et participaient à l’union nationale en vigueur. Et bien « monsieur » Joris considérait clairement que c’était là une manière de le menacer. Il ne l’avait pas dit, mais si la police y mettait du sien, elle qui s’y connaît en propriété, ce délinquant deviendrait vite notoire et serait condamné à ne plus grogner.

Bien sûr, tout ceci eut lieu dans le plus grand secret. Chacun était invité à faire comme si rien ne se passait. Et au lieu de demander à Joris pourquoi il grognait, on voulait savoir s’il était heureux de courir après le bonheur et s’il avait les moyens de remercier la société autrement qu’en grognant sans chien pour justifier ce qui étaient forcément des paroles injustifiées. Car si vous ne pouviez justifier vos propres paroles, on vous contraignait à user de paroles classiques éprouvées par l’Histoire et les mœurs. Mais, avoua Joris, je ne suis pas cultivé à ce point…

Que n’avait-il pas confessé à l’homme du Dogme ! À cette époque, les confessionnaux sentaient l’encaustique. Penser à des femmes et même regarder des films pornos n’était pas considéré comme un péché. On ne confessait donc pas ce genre de choses. Mais si vous omettiez de parler de vos grognements alors que vous sentiez le chien, le secret de la confession était immédiatement trahi et vous vous retrouviez devant un tribunal pour être jugé et condamné. D’ailleurs, si vous étiez jugé, c’était parce que vous étiez condamné, alors qu’on n’avait jamais vu de condamnation sans jugement. Joris, qui grognait de plus en plus, n’en parla pas à l’homme caché du confessionnal. Joris ne savait pas qu’il grognait en public. S’il avait su, il aurait adopté un chien et l’aurait dressé pour le rendre agressif envers lui. Tout le monde faisait ça. Ça se faisait tellement qu’on ne savait plus qui grognait de l’intérieur. Joris s’était donc fait prendre la main dans le sac. Comme avait dit Arthur en sortant du tribunal : « Joris est trop con ! »

On comprend que s’il ne l’avait pas été, il s’en serait sorti avec un simple soupçon. On peut très bien vivre avec un soupçon. C’est même plus facile à nourrir qu’un chien, mais comme le chien est alors nécessaire, ça fait du monde à la maison. Or, Joris avait un goût immodéré pour la solitude. Et cette immodération lui valut une condamnation pour grognement.

« Mais je ne me rends pas compte quand je grogne ! avait-il protesté devant le siège.

— Voilà pourquoi je ne vous condamne à rien, dit le juge. Désormais, ne sortez plus sans un miroir. On en vend de pas cher sur Internet. Ne vous en privez pas, sinon je vous prive d’existence.

— Je ne veux pas souffrir sous les balles ! hurla Joris désespéré.

— Les balles, c’est fini depuis longtemps. Mais la peau est toujours là. Dites merci à la technologie…

— Mais puisque je ne suis pas condamné à mourir sur l’échafaud !

— Il n’y a plus d’échafaud non plus ! Monsieur Joris, vous ne lisez pas assez. Ou alors vous ne lisez pas ce qu’il faut lire pour savoir ce que vous ne savez pas. Je vous conseille d’acheter un chien. »

Et on amena Joris à la boutique du tribunal où il acheta un chien, un miroir et le catalogue des œuvres nationales. Il l’avait échappé belle.

« Maintenant, dit Arthur qui l’attendait pour fêter ça dignement, tu pourras grogner tant que tu veux. Et ne le fais jamais sans te voir dans le miroir. »

Et ils allèrent se saouler dans un tripot où on pouvait caresser des femmes sans leur faire des enfants.


 

31

C’est Arthur qui a commencé. Maintenant que c’était fait, et qu’il n’y avait plus moyen de reculer pour ne pas le faire et continuer de vivre sans avoir à justifier une pareille entorse au règlement, Joris se sentait mal comme jamais il ne s’était senti. Et je ne parle pas de la cuite. La nuit avait été dignement arrosée. La femme d’Arthur était en visite dans son village natal où sa mère vivait ses derniers jours. Elle avait emmené les enfants. Arthur, qui ne tenait pas à se replonger dans une atmosphère plutôt hostile à ses idéaux, avait prétexté un surcroît de travail au bureau. Axelle, qui était elle aussi fonctionnaire, ne s’était même pas imaginé qu’il lui mentait tellement elle avait envie de croire à l’urgence et à la quantité de ce travail. Paresseuse et hystérique, elle avait avalé ce bobard parce qu’elle rêvait tous les jours d’être « utile à quelque chose ». Elle avait pris le train en savourant les prémices d’une jalousie purement professionnelle. C’était peut-être le début de l’amour. Elle poussa ses deux enfants dans un compartiment et, comme il était occupé par des gens « de la maison » (la proximité avec « gens de maison » ne lui venait toujours pas à l’esprit), elle se lança dans un long soliloque portant sur les bénéfices d’une tâche bien mesurée sans dépasser les limites de la fatigue ni celles de la paresse. Les gens étaient d’accord avec elle, mais ils bâillaient. Et les gosses écrivaient des insanités dans le givre de la vitre. Sur le quai, Arthur bandait déjà.

Arthur n’avait pas d’amis. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas croisé Joris. On avait parlé de lui à la télé. Il faisait partie des accusés. On l’avait surpris à grogner et bien sûr il plaidait le propos incompréhensible y compris pour lui-même. Il prétendait rêver tout éveillé et c’était son cerveau, et non lui-même, qui grognait pour ne rien dire. Mais des témoins disaient qu’ils avaient très bien compris ce que Joris grognait. Tout le monde était maintenant dans l’attente de le savoir, révélation qui était réservée à l’audience, sinon elle ne valait plus la peine d’être vécue. Pour éviter toute fuite et interdire aux journalistes de soudoyer les témoins, on avait aussi enfermé ces derniers. En fait, comme dans tout procès à la hauteur de ses enjeux, tout le monde était enfermé.

Arthur se pressa. Il était en retard. Le tribunal avait ouvert ses portes depuis un quart d’heure. Il arriva sur la grande esplanade des affaires publiques au moment où les grilles tombaient sur le seuil du palais. Un garde en armes lui chatouilla le sternum avec la pointe de sa baïonnette.

« De deux choses l’une, grogna cet intellectuel de l’ordre. Si vous devez vous trouver actuellement à l’intérieur, qu’est-ce que vous foutez dehors ? Et si vous n’avez rien à faire à l’intérieur, qu’est-ce que vous foutez dehors ?

— J’ai accompagné ma femme et mes gosses à la gare. Ma belle-mère agonise…

— Vous ne l’aimez donc pas…

— Ce n’est pas la question. Mais j’ai un gros travail à faire au bureau…

— Qu’est-ce que vous foutez là alors ?

— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour entrer ? »

Arthur le fit. Et il entra. La salle d’audience était comble. Il se glissa contre le mur et empoussiéra le dos de son beau costume trois-pièces. Il trouva à se caser entre deux boniches en sueur. Il dégoulinait lui-même. C’était l’hiver, alors on surchauffait.

« Silence ! » hurla une greffière poilue.

On se tut. Tout le monde était assis. Il n’y avait pas de place pour les autres. Par contre, dans le box, Joris était debout, tout jaune tant de peau que de vêtement. Ses cheveux aussi étaient jaunes. Il avait la langue jaune. Elle pendait sur son menton. Il agrippait la balustrade et la rayait avec ses ongles jaunes. En comparaison, l’uniforme des gendarmes qui le surveillaient de près était bleu marine. Tout le monde avait quelque chose sur la tête, sauf Joris qui s’attendait à la perdre d’une manière ou d’une autre. Arthur s’endormit.


 

32

Comme on le sait, Joris s’en tira à bon compte. Il retournait chez lui avec un chien au bout d’une laisse et un miroir dans la poche. Tout en marchant, il consultait le catalogue des œuvres nationales sans lesquelles la nation n’a plus de sens. Il mesura alors l’étendue de son ignorance. Il en était à la première page quand Arthur le héla.

Joris n’aima pas Arthur comme Arthur l’aimait et Arthur lui confia tout de suite ce qu’il avait dû consentir au garde du palais pour pouvoir entrer.

« De plus, dit-il en riant jaune, je n’ai rien à faire au bureau. Si on allait fêter ça ?

— Mais j’ai un chien en laisse, Arthur ! Et je ne veux pas risquer de casser le miroir. Ça porte malheur. Et puis j’ai tant de choses à lire pour devenir un bon citoyen…

— On voit tout de suite que tu n’as pas une femme et deux gosses sur le dos ! Zut ! Je me suis démerdé pour être seul et tu veux me gâcher ce plaisir ?

— Mais tu seras seul si je ne viens pas…

— Je veux être seul pour décider de ne plus l’être ! »

Joris céda. Il fallait d’abord ranger le chien dans sa niche, mais Joris n’avait pas acheté une niche. Il avait acheté un tas de choses pour compléter le chien, mais les bouquets ne contenaient pas de niches. Les niches, ça s’achetait à part. Encore fallait-il le savoir. On s’arrêta dans une boutique qui vendait des niches. Joris en choisit une à la taille du chien et d’un genre convenant à son intérieur. C’était une niche au toit jaune. Arthur lui fit remarquer que la niche n’avait pas besoin de toit puisqu’elle prendrait place à l’intérieur. On ressortit de la boutique avec une niche sans toit mais avec un coussin jaune. Mais une fois installée dans le salon, elle n’allait pas. Arthur commença vraiment à s’impatienter et parla de se trouver un autre copain. Il haïssait le jaune. Et d’ailleurs il n’avait pas de chien.

Joris rangea le catalogue dans sa bibliothèque où trônaient les brochures publicitaires qui avaient, depuis des années de bons et loyaux services, attiré son attention et cultivé ses envies de changer de peau. Le miroir trouva naturellement sa place dans le placard de la salle de bain où il y avait déjà un miroir. Il y en avait un autre dans le hall d’entrée. Et on pouvait se regarder dans l’écran de la télé quand elle était éteinte. Arthur, au bord de la crise de nerfs, s’impatientait en vidant des verres bien remplis. Ainsi, ils étaient passablement éméchés quand ils remirent les pieds sur le trottoir.

Ils se dirigèrent vers le quartier des femmes. La rue était obscure, mais de petites lumières invitaient à entrer. On leur refusa cette permission plusieurs fois à cause du prix à payer. Ils descendirent encore, car c’était une rue en pente. Et ils arrivèrent sur le port. Et là se dressait le flanc colossal d’un bateau de rouille et de coulures non moins oxydées. Ils regardèrent par le hublot. On commençait toujours comme ça, par regarder. Joris n’avait jamais été plus loin. Il pouvait rester des heures l’œil collé au hublot, ne s’en écartant poliment que si quelqu’un voulait se renseigner aussi. Et comme il trouvait ce qu’il cherchait, l’œil de Joris reprenait sa place pour qu’il puisse se raconter ce qu’il ferait s’il en avait la possibilité, autrement dit s’il avait été un Terrien. Il laissa Arthur se renseigner, ce qui ne prit pas beaucoup de temps, car Arthur savait exactement ce qu’il cherchait. Joris colla son œil et Arthur, une fois de plus, s’impatienta, raclant la rouille du bout d’un ongle. Il ne comprenait pas que Joris ne prenait pas son temps, mais qu’il n’était pas venu pour choisir.

« Mais enfin ! éclata-t-il. Tous les hommes choisissent. Ne me dis pas que tu les aimes toutes ! Un homme ne peut les aimer toutes que s’il n’a pas le choix.

— Entre toi ! Je vais continuer de regarder. Et ensuite, j’emmènerai le chien pisser.

— C’est ça, fit Arthur. Et n’oublie pas le miroir. Bonne lecture ! »

Pour Joris, tout se passait bien. Il était juché sur un tonneau qui sentait la marée. Son œil était grand ouvert. Et son cerveau inventait toutes les histoires possibles, dans les limites de ce qu’il savait de la femme. Il y en avait plusieurs derrière le hublot. C’était un salon aux murs tendus de grands rideaux rouges. Et les femmes nues entraient et sortaient dans les fentes de ces rideaux. Les hommes disparaissaient en habit et revenaient tout nus, la queue ramollie par l’exercice auquel la soumettaient ces savantes et ardentes femmes du monde. Pour tout dire, on était entre Terriens. Et si une queue était encore dressée, plusieurs femmes se jetaient dessus pour la ramollir. On appelait ça pornographie, c’est-à-dire écriture de la putain. Il n’y avait que les femmes qui savaient écrire comme ça. Sauf exception bien sûr. C’était écrit dans un livre aux splendeurs nationales.

Bref, Joris se régalait. S’il avait eu une queue, il l’aurait dressée lui aussi. Il était en train d’en rêver quand Arthur réapparut. Une femme pendait à son bras, un vrai bijou à peine sorti de l’enfance. Elle était habillée à cause du froid. Et Arthur, sans même s’inquiéter de ce que Joris en pensait, s’éloigna avec cette femme et prit un taxi pour rentrer chez lui. Il ne restait plus, mon pauvre Joris, qu’à promener le chien en se regardant dans le miroir.


 

33

Combien de temps se passa-t-il entre cette folle soirée et le retour d’Arthur dans la vie de Joris ? Celui-ci n’aurait su le dire. Il était retourné à son travail, déménageant les morts dans l’espace sidéral, sans oublier de sortir le chien. Son existence était d’un ennui mortel, mais il n’en mourait pas. Au contraire, la vie s’écoulait à fleur de peau et les nerfs en étaient cruellement éprouvés. Mais le travail était fait. Il pensait de temps en temps à Arthur et aux femmes du port de Barcelone, mais il n’y était pas retourné. Entre deux lectures d’ouvrages agréés par le ministère de l’Éducation nationale, il feuilletait des revues pornos et visionnait des films sur son écran. Heureusement que les Terriens faisaient usage de subterfuges pour ne pas créer un enfant à chaque éjaculation !

Arthur revint. Il frappa à la porte. Il était debout sur le paillasson, les pieds joints encore humides de la rue. Il avait une sale tête. Il avait envie de parler. Axelle était-elle rentrée inopinément ?

« J’ai quelque chose à te demander, Joris…

— Il faut que je possède cette chose, Arthur, sinon tu me demanderas de la voler et…

— Ah ! Ne commence pas, Joris ! La chose est sérieuse. Et je n’ai pas d’ami autre que toi.

— Dans ce cas, je t’écoute… »

Joris écouta. La première partie de la confession d’Arthur ne contenait rien qui le concernât. Arthur avait fait un enfant à Aglaé et celle-ci voulait le garder. C’était un pépin, certes, mais Arthur n’avait qu’à assumer, après tout. Mais la deuxième partie était moins étrangère aux préoccupations ordinaires de Joris.

« Voilà, dit Arthur en regardant le fond de son verre à travers la mousse, je viens te demander de te faire passer pour le père de Godefroy…

— Mais enfin ! Je ne connais pas Aglaé.

— Axelle la connaît… Et tu connais Axelle.

— Godefroy ! A-t-on idée d’affubler un petit homme d’un nom pareil ! Ah ! Non ! Je ne veux pas être le père de Godefroy ! »

Arthur baissa encore la tête puis la releva d’un coup pour vider son verre.

« Je croyais que tu étais un ami ! » grinça-t-il.

Et il partit en laissant la porte ouverte. Et pendant qu’il courait après son chien, Joris regretta de s’être conduit aussi mal, certes, mais surtout aussi bêtement. Arthur lui offrait la possibilité de devenir père. Et Aglaé était sans doute belle et désirable. Pourquoi diable me priverai-je de cette chance inouïe ? pensa Joris en remettant la main sur son chien. Il remonta et téléphona à Arthur. Celui-ci était dans le tramway. Sa joie éclata et se communiqua naturellement aux autres voyageurs circulaires. Il sauta sur la chaussée et se laissa emporter par un cycliste.


 

34

L’enfant grandit. Le contraire nous eût étonnés. Pourquoi le tuer avant l’âge ? Aglaé habita chez Joris qui avait changé d’appartement en trichant sur la déclaration d’état civil. C’était prendre le risque de tout foutre en l’air tôt ou tard et d’en payer le prix. Arthur avait manipulé quelques dossiers pour trouver cet appartement. Et moins d’un mois après l’accord de Joris, la nouvelle famille était installée dans un deux-chambres avec vue sur la tour Effet d’Enfer en Fer. Ce n’était pas rien. Joris était aux anges. Car, ne cachons rien malgré le côté obscur de cette histoire, il était aux premières loges. En effet, Arthur entrait dans l’appartement le vendredi et en repartait le dimanche matin. Au début, il paya une chambre d’hôtel à Joris qui s’y morfondait et salissait les draps de toute son ordure. Il n’avait rien d’autre que cette ordure à extérioriser. Et Arthur payait les dégâts sans rechigner. Il savait ce qu’il y gagnait : deux nuits de luxure. Joris ne jouissait pas des cinq autres dans la semaine. Aglaé couchait dans la chambre de Godefroy en attendant qu’Arthur trouve le moyen de louer un trois-chambres toujours par le même canal. Jamais Aglaé ne commit l’erreur de ne pas verrouiller la porte de la salle de bain où elle passait presque toute la matinée pendant que Joris, s’il n’était pas dans l’espace, grignotait ses ongles en maudissait le Créateur de ce bordel peut-être imaginaire. Voilà où on en était quand Joris, de retour d’une mission particulièrement puante (la place du mort était tombée en panne) convoqua Arthur un soir de semaine. Il exigeait maintenant d’assister aux ébats des vendredis et samedis soir.

« Mais enfin ! s’écria Arthur. Tu as Godefroy. N’as-tu pas toujours rêvé d’avoir un enfant ? Il n’est pas gentil avec toi, Godefroy ?

— Il martyrise le chien quand j’ai le dos tourné ou quand je suis en mission.

— Je vais arranger ça. Mais voyeur ! Allons donc, Joris ! »

Et Arthur se grattait le menton en réfléchissant, car il ne savait évidemment pas comment « arranger ça ». Il but.

« Je vais en parler à Aglaé, dit-il comme si personne ne l’entendait réfléchir. Je ne sais pas si elle sera d’accord…

— Mais tu la sors d’un bordel !

— Oui, mais maintenant, elle a un enfant…

— Qui te ressemble de plus en plus… » lâcha Joris qui n’en pouvait plus de se retenir de dire ce qu’il avait sur le cœur.

Arthur pâlit. Il voyait arriver le moment où une histoire qu’on a inventée devient plus réelle que toutes celles qu’on invente pour nous.

« C’est normal qu’il me ressemble puisque c’est mon fils ! grogna-t-il.

— Il aurait pu ressembler à Aglaé…

— Il ne peut pas te ressembler ! La nature est ce qu’elle est et toi tu… tu es ce que tu es ! »

Il ne dit pas ce que Joris était à ses yeux maintenant. Et Joris savait qu’il avait gagné. Que peut rêver de mieux un Modello ? Sinon un foyer comprenant le spectacle de l’amour. Et avec un enfant en prime, lequel passait pour un fils de… Modello ? Mais… mais…


 

35

C’était là que le bât blessait. Car aux yeux de ses nouveaux voisins, Joris n’était pas un Modello, mais tout simplement un Terrien capable de donner des enfants aux femmes. Arthur avait bien travaillé le dossier administratif dans ce sens. C’était un expert. Et tout baignait dans l’huile. À part le fait que Godefroy refusait d’être l’enfant de Joris et qu’il en parlait à qui voulait l’entendre. Et pour pimenter cette situation vaudevillesque, il adorait Arthur qui le traitait comme un fils. Mais malgré ces défauts de conception, la machine tournait rond : Arthur baisait vraiment deux fois par semaine, Joris passait pour un père et Aglaé avait un fils. Le chien, par contre, ne digérait plus. Il lui arrivait de chier sur les tapis. Godefroy l’y encourageait en y mettant tous les moyens. Aglaé, qui n’était pas bête, se plaignit à Arthur qui lui promit « d’arranger ça ». Et voilà que Joris, loin de participer à une solution heureuse pour chacun des protagonistes de cette imposture, ajoutait encore à la difficulté. Arthur n’en parla pas à Aglaé. Il envoya mère et fils à la neige pour un week-end et fit venir deux ouvriers pour effectuer quelques travaux dans le mur de la chambre. Souvenons-nous que cette chambre, celle où il tronchait Aglaé, était celle de Joris. En effet, ces soirs-là, Godefroy occupait la sienne. Et il fallait l’endormir pour qu’il cesse de poser la question de savoir où allait coucher l’oncle Arthur. Une fois refermée la porte de Morphée sur ses yeux grands ouverts, Joris se jetait dans le canapé du salon et le couple s’enfermait pour se livrer aux avantages de l’amour, lesquels sont purement physiques quand on en a une énorme envie. Mais maintenant que Joris voulait se rincer l’œil, des travaux étaient nécessaires. Arthur en avait soigneusement établi le plan.

Ce fut Joris qui emmena la mère et l’enfant à la gare. Aglaé était anxieuse. Arthur avait un « gros travail à finir », mais il les rejoindrait le dimanche. C’était promis. Godefroy comptait bien profiter à fond de la neige et de ses accessoires ludiques. Il avait déjà les joues toutes colorées. Aglaé se montrait moins enthousiaste. Joris attendit le départ du train pour revenir en son appartement où Arthur l’attendait avec les deux ouvriers.

On commença par percer le mur. On prit les mesures de Joris, des pieds à la tête, aux épaules et en épaisseur, car il était plus épais que le mur, difficulté qu’Arthur surmontait allègrement par un trompe-l’œil digne des grands maîtres italiens. On construisit une première structure dans laquelle Joris entra tout entier. Il en conçut une panique telle qu’il fallut se jeter sur lui pour le tranquilliser. Il reçut même des coups. Arthur engagea les ouvriers à mesurer leur ardeur au travail. Ce n’était pas des fonctionnaires. Ils gagnaient leur vie à la tâche et étaient payés au noir. De vrais indépendants de la clandestinité. Et ils avaient cogné dur sur le visage de Joris qui s’inquiétait de ce qu’allaient en penser les contremaîtres des tarmacs.

Les ouvriers, suivant les instructions d’Arthur, retravaillèrent le mur, mais cette fois Joris refusa d’y entrer. Arthur s’énerva :

« Si c’est comme ça, on rebouche ! Et tu ne verras rien !

— Qu’est-ce qu’il verra pas ? demanda un des ouvriers.

— Ben ouais, dit l’autre. Qu’est-ce qu’il va foutre dans ce mur ? C’est-y pas louche, Dédé ?

— Que ça l’est, Mimi ! Mais ça nous regarde pas. »

C’était de bons et loyaux ouvriers indépendants et autonomes. L’idéal en cas de problèmes avec Joris. Mais Joris écartait jambes et bras pour les empêcher de le faire entrer dans la cavité encore à l’état d’ébauche.

« Assomme-le ! proposa Dédé à Mimi. Qu’est-ce que tu crois qu’ils vont faire au gosse pour qu’il pose pas des questions comme nous ?

— Mais c’est nous qu’il faudrait assommer si on veut pas qu’on en pose, des questions, hé Dédé !

— Surtout qu’on connaît les réponses ! »

Ils rirent, ce qui provoqua l’étrange pâleur du visage d’Arthur. Mais Dédé le rassura :

« Allons voyons, monsieur Arthur ! C’est pas nous qu’on va poser des problèmes, mais cet individu qui vous tracasse encore après vous avoir fait chanter. Vous feriez bien d’y réfléchir avant de continuer. On vous en trouvera un, de père. Et du gâteau encore ! »

Mais cette claire menace n’encouragea pas Joris à se laisser faire. Il se débattait chaque fois qu’on tentait de le pousser dans le mur. Arthur n’en pouvait plus, d’autant que cette semaine, il manquait deux nuits de baise sans limites. Et il passerait le dimanche sur des skis.

« Voyons, Joris ! C’est pour toi qu’on se crève. Mets-y du tien. Imagine combien tu seras à l’aise là-dedans. Et j’y mettrai du mien, tu peux me croire ! Je me sens déjà exhibitionniste, tiens ! »

Tout le monde se mit à rire à cette joyeuse plaisanterie, même Joris qui entra à moitié pour se donner du courage. Il entrait bien d’ailleurs. Le trou était bien conçu et parfaitement exécuté. Il n’y manquait que le camouflage. Comme le mur était mitoyen, il entrerait dans le trou par sa chambre avant bien sûr que Godefroy ne soit couché et assommé. Aglaé s’étonnerait alors de l’absence de Joris. Et Arthur prétexterait que son ami était allé promener le chien. Restait à savoir ce qu’on ferait du chien. On y réfléchirait le moment venu. Il viendrait si toutefois Joris acceptait d’entrer dans le mur pour permettre aux ouvriers de parfaire les derniers détails de la finition. Le chien, qui ne sortait jamais seul sauf quand la porte restait ouverte par inadvertance, souvent par la faute de Godefroy qui le faisait exprès, regardait la scène d’un œil goguenard, à plat sur le plancher, le museau sur ses grosses pattes croisées. Je mets toujours un chien dans mes histoires. On ne sait jamais. Ça peut servir.


 

36

Vous voyez arriver la chose… Imaginez un instant ce qui se passe dans la tête du chien. Quatre hommes et un trou. Et cet homme, là, qui hésite à se placer exactement dans un trou pourtant fait à sa mesure. Il n’avait pas mis les pieds dedans. Il les collait au plancher, les talons contre la plinthe. Et les mains s’accrochaient à la tapisserie qui pendait de chaque côté du trou. La tête non plus n’entrait pas. Il la tenait presque à l’équerre de sa poitrine. On entendait le gémissement continu. Prenait-il le temps d’aspirer cet air ralenti par une crispation aiguë ? Logiquement, oui. Mais cela ne se voyait pas. On aurait juré que cet homme ne se dégonflait pas. Le gémissement devait venir d’ailleurs. Les hommes sont tellement complexes de conception !

À cinq heures de l’après-midi, Dédé consulta sa montre. Il avait soigneusement entouré son poignet gauche d’un sac de plastique. Il en frotta la surface, cracha dessus et s’appliqua à retrouver les aiguilles. Il était bien cinq heures. Il fit signe à Mimi qu’il était temps de rentrer à la maison. Arthur promit alors précipitamment une augmentation du salaire. Dédé se frotta le menton tandis que Mimi attendait qu’on décide pour lui. Il en profita pour caresser la tête du chien, puis l’échine et poussa jusqu’à la queue qui se tordit étrangement pour esquiver la main.

« C’est qu’on a prévu autre chose… fit Dédé apparemment plus soucieux de tenir sa parole d’ouvrier que de se laisser tenter par une prime juteuse.

— On ne terminera jamais avant samedi soir ! s’écria Arthur.

— Puisqu’on vous le dit… murmura Mimi qui avait trouvé le collier du chien et cherchait maintenant la médaille avec le nom dessus.

— Moi, grogna Joris, j’en ai marre !

— T’en as peut-être marre mais c’est toi le problème ! hurla Arthur qui perdait soudain patience.

— Nous, dit Dédé, on veut pas se mêler… Mais on veut pas non plus vous laisser seuls. Quelque chose me dit…

—… nous dit, rectifia Mimi.

—… que vous zallez pas vous entendre et que ça va mal se terminer… »


 

37

Voilà comment Joris entra dans la Flotte Marchande Universelle, la FMU. Et comment il était d’abord entré dans le mur. On peut imiter le chien si on veut. Et s’imaginer aussi ce qu’on voudra. Mais il était finalement mort. Toute une vie à chercher le bonheur ou un succédané de ce sacré foutu bonheur de merde ! Et il avait attendu. Il avait beaucoup réfléchi sans jamais rien trouver. Il ne comptait pas sur le hasard. Il jouait, bien sûr. Mais jamais il ne gagna de quoi se mettre sur la route du bonheur. Des années en dents de scie. Des hauts, des bas, des remontées et des descentes inouïes. Voilà ce qu’il avait vécu. Aucune rencontre majeure, aucun malheur à la hauteur de l’enjeu. Une guerre, certes, mais ce n’était qu’un divertissement comme un autre. Et puis il n’avait jamais éprouvé la peur. Il s’était ménagé pour ne pas disparaître de cette façon. Ou il avait eu de la chance. Mais pas la bonne chance, celle qui ouvre les portes du rêve enfin sur pied. Cela tenait-il à la nature de ce rêve ? Avait-il trop rêvé ? Ou rêvé trop haut ? Le passage au fil du plaisir, pourtant souvent intense et même douloureux, était un cul-de-sac. On revenait. Et on recommençait. Sans femme, sans enfants, sans travail, sans patriotisme, sans espoir.

Lentement, sous l’effet de la décomposition, il devenait une mouche, celle qui s’emploie à multiplier les mouches pour activer le processus. Et la mouche finissait elle aussi par crever. Un dernier coup de truelle supprima le peu de lumière. Il entendit la taloche valser à la surface déjà dure. Puis les frottements de la brosse, les outils rangés dans leur caisse, le balai, la porte qui se referme. De l’autre côté aussi il faisait noir. Je ne vais pas tarder à m’angoisser, pensa-t-il sans y croire. Pourquoi ne tue-t-on pas les gens avant de les emmurer ? Un coup avec le tranchant de la truelle. Mais non. Le sang. Le sang ne doit pas couler.

Le mur est neuf. Chéri ! Tu as fait refaire la tapisserie de notre chambre d’amour ! Comme je t’aime, Arthur !

Mais Arthur (car le crime ne paie pas) avait oublié le chien. Il était parti sans le chien. Il avait oublié le chien. Il y pensa dans le train. Il y avait du monde. On se pressait pour profiter de la dernière neige. Il était parmi eux, vêtu comme eux, répondant aux plaisanteries par d’autres futilités alors que son esprit pensait au chien. Il ne pensait pas à Joris. Le chien lui était sorti de la tête au dernier moment. Tout était parfait pourtant. Joris était peut-être déjà mort. Oui, il l’était sûrement. Arthur avait collé son oreille au mur tout neuf. Si Joris avait respiré, il l’aurait entendu. Or, il n’avait rien entendu. Et il était resté contre le mur pendant des heures. Et c’était ces heures qui étaient responsables de cet oubli. Ce ne serait pas un chat qui conclurait cette histoire, mais un chien. Et lui aussi avait oublié l’animal. Certes, il ne l’avait pas emmuré avec Joris. Le trou était à la mesure de la victime qui ainsi était condamnée à l’immobilité. On n’emmure pas quelqu’un de vivant en lui laissant les mains libres de travailler au mur. Ou alors on la tue avant. Pourquoi Arthur n’avait-il pas tué Joris ? Et pourquoi Joris avait-il accepté d’entrer dans le mur ? À quoi avaient-ils joué tous les deux ? Il était bien temps d’y penser !

Dans le compartiment, on se régalait d’avance. On comparait les moufles, les altimètres, les matières, les possibilités d’être plus heureux ou plus chanceux que les autres. On avait aussi posé un tas de questions à Arthur. Il y avait répondu tranquillement, sans s’affoler, et il avait soigneusement évité les complications causées par les différences inévitables dont il était beaucoup question par ailleurs. Non, il ne savait pas encore skier. Godefroy savait skier. Il avait appris en classe de neige. Oui, il travaillait bien, ce qui justifiait ce séjour à la montagne. Et dehors, derrière la vitre, le paysage commençait à se griser. On montait, mais le fond de cette ascension n’était plus visible à cause du brouillard. Une cabine de téléphérique traversa ce qui n’était plus le ciel. Et Arthur frissonna, ce qui surprit tout le monde, car le chauffage ronflait sous les sièges et on avait les pieds brûlants.


 

38

Le chien avait eu tellement peur qu’il s’était imaginé qu’Arthur n’était pas seul à travailler au mur. Il avait inventé tout ça pour se donner le courage de se cacher sous le lit. Personne n’avait caressé sa grosse tête sympathique. Il était sous le lit avec les moutons. Et il mordillait une traverse pour occuper son esprit à autre chose de moins limite question survie. Il avait entendu les outils réintégrer leur caisse. C’était bon signe. C’était même comme ça que ça se finissait toujours. Puis la caisse glissait sur les tapis, ronflant sur les intervalles de plancher nu, et elle reprenait sa place elle aussi. Et alors Arthur avait l’air satisfait d’avoir fait ce qu’il avait fait. On attendait ensemble le cri de joie d’Aglaé. Godefroy restait indifférent aux travaux paternels, sans doute par jalousie. Mais n’anticipons pas. Un chien n’est pas équipé d’un pareil détecteur de sentiment humain. Le chien connaissait bien son monde, mais pas au point d’en parler.

Pourtant, ce soir-là, tandis qu’il se morfondait sous le lit, il avait une envie folle de retrouver son maître, quitte à réduire à néant ce mur auquel Arthur avait consacré toute son âme. Seulement, il n’osait pas. Le silence s’était installé depuis qu’Arthur avait refermé la porte derrière lui. Il n’était pas facile de le briser. Le moindre frottement de la patte sur le plancher poussiéreux provoquait un renversement tel de la situation qu’il était impossible de continuer dans ce sens. C’était les morsures dans la traverse qui avait éveillé les démons du silence. Le chien rongeait le bois quand le silence s’est mis à changer l’aspect des choses. Le chien, alerté par cette soudaine métamorphose, avait cessé de mordiller. Il s’était immobilisé. Il n’était pas contraint à l’immobilité par une maçonnerie exécutée dans ce sens. C’était l’autre sens qui exerçait cette puissante contrainte, celui que le silence inspirait à ces lieux devenus étrangers par la force autant de l’imagination que de la réalité. La pression conjointe de la maçonnerie et du silence écrasait tous les autres sens. Et le chien savait que cet endroit n’en manquait pas. Mais la peur conseillait de s’en tenir aux premiers, ceux qui exerçaient le pouvoir.

C’est alors qu’apparut une mouche. Le chien connaissait la maison. Chez lui, c’est-à-dire chez Joris, il y avait une ribambelle de mouches toujours actives sous les ampoules qui pendaient au plafond comme des jambons. Chaque fois qu’on ouvrait quelque chose, il en surgissait des vols rapides et bruyants qui s’éparpillaient dans l’air ou se collaient aux murs que Joris fouettait alors de sa serviette de table ou de bain selon les circonstances. Et si on regardait de plus près, on voyait des asticots s’agiter dans la pourriture. Le bruitage rendait la scène insupportable. Le chien fuyait comme la peste ces détours du récit quotidien. Ce n’est pas qu’il aimât la propreté, mais la vue des asticots condamnait ses rêves au cauchemar et Joris pouvait bien le jeter dehors en espérant trouver le sommeil. Ce n’était pas le bruit qui empêchait Joris de dormir. Et il se fichait pas mal des asticots et de ce qu’ils devenaient à force de manger à leur faim.

Mais chez Arthur, il n’y avait pas de mouches. Aglaé y veillait. Le chien en avait trouvé quelquefois, mais elles étaient mortes, aplaties ou empoissonnées. Une mouche n’avait pratiquement aucune espérance de vie ici. Si elle entrait, elle n’avait pas le temps de pondre qu’elle était déjà morte. Ainsi, il n’était pas difficile de comprendre que dès que la famille s’absentait, les mouches avaient le terrain libre et pouvaient espérer s’y multiplier et pourquoi pas trouver le bonheur. Elles ne savaient pas ce qui les attendait au retour des propriétaires des lieux. Mais en attendant, une mouche volait dans la chambre. Elle brisa le silence qui s’agita sans toutefois provoquer d’autres changements. Le chien risqua un œil. Elle s’était posée sur le mur, celui qu’Arthur venait de refaire à neuf pour la raison que l’on sait. Elle se mit à explorer les motifs de la tapisserie. C’était incompréhensible, dit comme ça. Mais ce n’était pas ce que le chien disait. Il ne disait d’ailleurs rien tellement il se tenait tranquille. La mouche arpenta les motifs pendant des heures. Il pouvait être nuit dehors. Cela n’avait aucune importance. Un rayon de lune éclairait un peu la pièce. On ne voyait plus le silence. L’heure était d’autant plus dangereuse. La mouche, patiente et opiniâtre, demeurait indifférente à ce danger. Elle explorait sans relâche. Le chien pensa s’endormir.

Soudain, la mouche disparut. S’était-elle envolée ? On ne l’entendait pas. Une mouche seule battant des ailes dans un pareil silence, ça s’entend ! On ne la voit pas, certes, parce qu’il fait pratiquement noir. Donc, pensa le chien que j’essaie d’interpréter avec le maximum de vérité, elle est entrée dans le mur.


 

39

Vous connaissez la suite. Arthur, toujours assis dans un train au milieu d’un joyeux compagnonnage, ne la connaissait pas encore. Il était loin de s’imaginer ce qui se passait en réalité. Il pensait au chien et à Edgar Poe. Bien sûr, le chien était à l’extérieur du mur. S’il aboyait, ce qui semblait inévitable, il le ferait depuis l’extérieur. Et avant même qu’on s’en inquiète, il aurait commencé à creuser le mur dont la maçonnerie était fraîche et tendre comme du beurre. On n’avait pas besoin d’être un chien pour tout foutre en l’air. Il avait déjà collé son museau sur le mur et reniflé l’odeur de son maître. Le trou devait, à cette heure, être suffisamment grand pour permettre à Joris de bouger. Et s’il bougeait ne fût-ce qu’un petit doigt, il pouvait s’en sortir. On sait ce que c’est un homme quand il peut. On ne peut pas en dire autant du devoir.

Il faut que je revienne sur mes pas, pensa Arthur. Je vais tout refaire. Et tuer le chien. Je ne peux tout de même pas tuer tout le monde !


 

40

Ça aurait pu se terminer comme ça, par un massacre. Mais on n’a jamais assisté à un tel dénouement. D’ailleurs, nous n’en aurions pas été longtemps témoins, n’est-ce pas ? Arthur ne fit pas arrêter le train. Il attendit qu’il s’arrêtât. Et il le fit. La gare était toute petite. Personne d’autre ne descendit. Et contre toute attente, il n’y avait personne d’autre qu’Arthur sur ce quai blanc de neige et de verglas. Il se sentit seul. Il quitta le quai par le côté du petit bâtiment rouge et blanc. On accédait ainsi à une place bordée d’arbres sans feuilles à cette époque de l’année. On ne voyait aucune maison. Aucune lumière. Pas d’éclairage public non plus. Aucun signe de vie. Arthur se demanda sérieusement s’il était descendu du train ou s’il était en train de rêver. Il se retourna. La gare était fermée, toute noire de ce côté. Il s’approcha, jeta un œil dans un carreau, ne vit rien et se tourna alors vers ce qui devait être une route, un chemin ou au mieux une rue. Ce genre de chose ne lui était jamais arrivé, il tremblait un peu. Il avait espéré prendre un train en sens inverse. Ce n’était peut-être pas le bon endroit pour ça. Impossible de trouver un panneau affichant des horaires. Bon sang ! se dit-il. Si on peut descendre, on peut aussi monter. La preuve c’est que si quelqu’un était monté quand je suis descendu, je serais maintenant moins angoissé.

On était quelque part. Il n’y a pas de civilisation sans cette géographie de la certitude. Il marcha vers ce qui semblait être une issue. La neige était épaisse, épouvantable. Il atteignit une autre obscurité. Qu’est-ce qu’il y avait dessous ? Et dans quel sens ? Il se dressa sur ses jambes pour tenter de voir plus loin que l’ombre. Mais aucune lueur n’apparut. Il se pinça.

Une heure plus tard, il marchait toujours. Il avait abandonné sa valise non sans avoir pris la précaution de la vider pour enfiler la quasi-totalité de ce qu’elle contenait. Il avait même rempli ses poches. Et il avançait dans le noir, ne voyant pas plus loin que le bout de son nez. Il était presque minuit quand il renonça à aller plus loin. Il eut beau crier, personne ne vint. Il se mit alors à croire qu’il était l’objet d’un châtiment divin. Il était écrit que son crime ne demeurerait pas impuni.


 

41

Pendant ce temps, le chien regardait le mur. Le jour s’était levé, à en juger par l’intensité de la lumière qui traversait les persiennes. La porte de la chambre étant fermée, il ne restait plus qu’à attendre en espérant ne pas crever de faim et de soif. Pour la faim, il y avait le cadavre de Joris. Il suffisait de creuser le mur. C’était encore possible. La maçonnerie était humide. Quelques coups de patte bien placés provoqueraient un effondrement de l’ouvrage. Restait à savoir si Joris était encore vivant. S’il l’était, il le sauvait. Et s’il ne l’était pas, il le mangeait en attendant mieux. Mais de toute façon, s’il s’agissait de creuser, il fallait le faire maintenant, avant que la maçonnerie se durcisse. Quant à la mouche, plus aucun signe.

Le jour aidant, le silence s’assoupit dans les bruits de la rue. Fallait-il ajouter à cette rumeur un aboiement susceptible d’ameuter le voisinage ? Était-il raisonnable de briser le silence à ce point ? On ne sait jamais avec le silence. Il dort, vous le réveillez et le monde s’écroule sur votre échine peu faite pour supporter le poids des péchés. Il n’est jamais agréable de mourir de cette façon, d’autant que le monde canin n’en tire aucun avantage. Le chien se plongea alors dans une réflexion si profonde qu’il en perdit le fil conducteur du récit qui le condamnait pourtant.

Il n’était pas midi quand un vacarme secoua toute la chambre. Le chien, qui était retourné sous le lit pour s’aider à penser, se pelotonna dans les moutons. La porte s’était-elle ouverte ? Il n’avait jamais entendu une porte causer tant de bruit en s’ouvrant, ni en se fermant d’ailleurs. Il se mit à trembler de toutes ses pattes. Ses dents claquaient, presque plus bruyantes que le bruit qui envahissait la chambre. Joris avait-il trouvé le moyen de sortir du mur ? Rien ne l’indiquait. On n’entendait pas sa voix, ni aucune voix. Au ras du plancher, aucun signe d’écroulement, de pas ni de tâtonnements nerveux et précis. Aucune augmentation de l’intensité lumineuse. Et rien ni personne ne s’était jeté sur le lit. Je suis seul, aurait pu penser le chien. Personne ne m’aime. Je vais mourir comme un…


 

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Sur le tarmac de la station Kdiv01, le mort attendait qu’on prenne livraison de sa dépouille. C’est une façon de parler, bien sûr. Le contremaître n’avait jamais pensé qu’un mort pût attendre alors que le corbillard était encore en retard. Il pesta contre ces anciens combattants sans qualification à qui l’État confie, une fois la guerre terminée, les emplois les moins recherchés par ceux qui ne l’ont pas faite. Mais c’était ainsi. Le travail était mal fait. C’était la seule règle. Prenez un travail, donnez-le à faire et il est mal fait. On ne sortait pas de ce processus. Et le contremaître y pensait tous les jours. Les cargos allaient et venaient de jour comme de nuit. On accumulait les erreurs de livraison, de trajet, de destination. On n’avait jamais vécu un tel bordel. Avant-guerre, on s’y retrouvait. C’était le bordel aussi. Et même un gros bordel qu’on avait prétendu résoudre en déclarant la guerre. Mais on s’y retrouvait plus ou moins. Tandis que maintenant qu’il n’était plus question de tuer, de piller ni de violer, on ne retrouvait plus ses petits et on ne faisait rien pour que ça change.

Le mort commençait à sentir. Pas moyen, ce matin, de mettre la main sur une ampoule de ce satané sérum contre les asticots. Le contremaître avait téléphoné, il s’était engueulé avec la directrice des ressources humaines, il avait secoué toute son équipe jusqu’à la rendre inopérationnelle, mais impossible de trouver une goutte de ce sérum. C’est une façon de parler. Une goutte n’aurait pas suffi. Et le mort pétait et rotait en agitant ses paupières. Il ne manquait plus qu’il tire la langue. Qu’est-ce qu’on se serait marré !

Bref, si on ne faisait rien, on empestait le monde restreint du tarmac et le service d’hygiène se rappliquait avec des menaces de rapport au cul. Un des hommes proposa en riant de manger le mort, mais en disant ça, il vomissait sa dernière bière prise à l’atelier où on injecte les produits de conservation dans les cadavres en partance. Le contremaître n’assistait pas à ces préparations. Il avait été homme d’équipe dans sa jeunesse. Il était passé par ce baptême avant de trouver sa place définitive au sommet de la tour de contrôle. Maintenant, tout ce qu’il avait à faire, c’était de donner des ordres en beuglant dans le micro. En bas, les hommes s’agitaient autour du cadavre et le pilote prenait le chemin du buffet ou en revenait en titubant. Il ne se plaignait pas si c’était mal fait. Et ça l’était toujours. C’était le contremaître qui se plaignait. Il était connu comme le plus grand râleur de la station. Il y en avait d’autres, mais lui battait le pompon. Et il avait l’air heureux de ne plus avoir à injecter lui-même les produits. À condition d’avoir quelque chose à injecter. Et ce matin-là, tandis que ce crétin de Joris descendait des bières bien fraîches au comptoir du buffet, plus personne ne cherchait à se procurer de quoi remplir au moins une seringue. C’était la pénurie. Tout pourrissait. Et c’était comme ça qu’on allait finir. Sans explication. Sans joie. Et bouffé de l’intérieur par l’espoir d’en avoir un jour, de la chance. Mais on n’en avait pas. On ne savait pas avec quoi on jouait. On jouait, c’est tout. Et l’industrie fournissait assez d’exemples imaginaires pour qu’on n’ait pas à se casser la tête à en trouver soi-même. Voilà en quoi consistait le manque de chance. On le savait, mais c’était plus fort que nous : on regardait la télé sans pouvoir imaginer autre chose. Eh merde !

 

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Commentaires :

  Dans le genre hallucination

Dans le genre hallucination, lire aussi L’Ogresse du même auteur et dans la série caNNIbales.

"Quelle est la place du mort chez moi ? Laissez-moi vous raconter ça..." L’auteur tient parole. J’ai personnellement vécu l’expérience de la place du mort... Dans ma propre voiture. Je conduisais. Je me suis senti cerné par chaque chapitre de ce roman, malgré l’aspect "science-fiction" et le ton carrément romanesque de la narration. L’auteur décrit quelque chose qu’il n’a peut-être pas vécu, mais je ne peux m’empêcher d’y penser en lisant cette histoire menée tambour battant, d’un bout à l’autre sans une seule ligne d’ennui. Un vrai film, mais au ralenti. On y prend le temps de creuser dans le texte et il y a toujours quelque chose dessous. Forward. Rewind. Pause.

La mode est à l’écriture "trottoir qui parle" et aux métamorphoses de style linguistique... Ici, le style est celui d’un ébéniste, comme dit quelqu’un au sujet de Dick. On n’est pas obligé de lire entre les lignes. Je veux dire que ce n’est pas nécessaire pour "comprendre." Mais si on s’y intéresse de plus près, surtout si on a fait le tour du site perso de l’auteur

[goruriennes]

alors le "voyage" prend le sens que l’auteur lui a donné pour qu’il fasse vraiment partie de son oeuvre. Une manière d’y entrer, sans obligation ni contraintes d’aucune sorte. Sans désespoir théâtral ni idéologie prometteuse, ce roman se prend pour un roman : personnellement, je le trouve trop rapide, ce qui ne veut pas dire qu’il manque de profondeur - mais il faut chercher ces appronfondissements ailleurs dans l’oeuvre protéiforme et géante de cet auteur à la fois discret et encombrant.

Il y a des années que je lis Patrick Cintas ; il me déçoit rarement.


 

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