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Livre deuxième
Chapitre XXV

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

Une mouche écoutait.

- Nous ne le sortirons plus de ce monde où il croit exister. Vous pouvez fumer, si vous voulez. Je comprends votre désir de le retrouver tel qu’il était...

- Je ne l’ai pas connu "tel qu’il était". À vrai dire, on se connaissait à peine.

- Oui. Je... nous le savons. Nous en tenons compte. Nous ne l’approchons jamais sans une bonne connaissance du dossier. Les cas les plus difficiles...

- Qui est Frank Chercos ?

- Un personnage. Quelqu’un poste son courrier sans le soumettre à notre censure... une censure purement médicale... et nous n’avons aucun moyen d’empêcher ce... personnage de vous importuner...

- Il ne m’importune pas. Je reçois ses lettres et je les lis. J’ignorais qu’il les écrivait lui-même. L’écriture...

- Il est capable d’en changer ! Ce processus d’identification ne nous est pas inconnu...

- Et Omar Lobster ?

- Un nom pareil ne peut être que celui d’un...

- Et Janver ?

- Là, nous touchons à la complexité de la personne. Outre les personnifications, il pratique le recours au réel. Je suis Janver.

- Tu es Jean ?

- Madame... je suis ... je suis étranger à...

- Fabrice décrivait un nabot répugnant. Tu es plutôt mignon.

- Je vous remercie... la question n’est pas de savoir... dans cette famille...

Anaïs regardait les mains du jeune médecin. Ce n’était pas celles d’un Vermort. Elle enfouit les siennes entre ses cuisses.

- Ce qui s’est passé, dit Jean de Vermort, est étranger à mon enfance. Je n’ai pas connu Antoine du temps où il était...

- Le fils de deux domestiques minables, je sais. Et moi j’ai eu tort de lui dire que j’étais sa mère et que son père n’était autre que Monsieur votre père. On se voussoie, hein ?

Le jeune homme chassa la mouche. Elle se posa sur l’écran de la lampe.

- Je voudrais le voir, dit Anaïs. Je suppose que de se raconter des histoires sans emmerder les autres, ça ne le rend pas invisible ni infréquentable...

- Vous vous trompez !

- Il est invisible ?

- Ni l’un ni l’autre ! Je voulais dire qu’en ce moment, une crise particulièrement aiguë...

- En quoi consiste la crise ? J’ai moi-même été enfermée deux fois. La première à la suite de ma pendaison manquée. La seconde après cette sale histoire qui a fait de moi une loque. Je sais ce que c’est une crise. On ne construit pas des romans en pleine crise.

- En ce moment, il ne fabule pas.

- Et ça le rend nerveux de ne pas fabuler ?

- Ce n’est pas une question de nervosité. Comment vous expliquer ?

- Oui, faites simple pour que je puisse comprendre.

Le jeune homme acheva un gribouillis sur son sous-main et envoya valser son crayon aux pieds d’une statuette de Vénus sortant des eaux.

- Il est ailleurs, dit-il. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas ici...

- Je suis gourde, mais pas à ce point.

- Nous le maintenons à distance...

- Chimiquement ?

- Vous savez, la technique n’est guère un sujet...

- D’accord. Chimiquement et autrement. Et alors ?

- Alors, il serait peut-être dangereux de l’exposer à...

- Ma présence. Mon odeur. Mes sécrétions.

- C’est un peu ça. Nous ne pouvons pas, raisonnablement, prendre ce risque. En général, ces états ne durent guère plus d’une semaine. Au-delà, des risques de...

Anaïs comptait sur ses doigts, tirant un bout de langue bleue.

- Six jours, dit-elle. Et vous croyez qu’il a eu le temps d’en finir, de trouver la fin. Car tout bon roman a une fin, non ? C’en est un mauvais ?

Le jeune homme pinçait des lèvres trop soumises aux reptations de sa langue pour être belles. Il amenuisait fébrilement un crayon sous la lame d’un canif au manche de nacre.

- Cinq jours, dit.il. Ce qui nous mène à...

- Un de plus, grogna Anaïs. Ce serait jeudi. Si j’avais su.

- Vous allez acheter le Bois-Gentil ? Vous croyez que...

- Vous connaissez un autre lieu habitable dans cette bouse qui vous sert de paysage ? Le Bois-Gentil est une idée à moi. Je reviens, c’est tout. Je repartirai, soyez-en sûr. Comment est-il quand il n’est pas en crise ?

- Il est...

Le jeune homme se recula dans son fauteuil. Ses joues se gonflèrent parce qu’il retenait sa respiration en attendant de trouver une réponse à une question qu’il connaissait de seconde main. Anaïs se demanda à quel moment Fabrice interviendrait pour faire table rase de tous les problèmes. Elle se força à sourire pour décontenancer le jeune homme qui n’avait pas besoin de cet accroissement de la pression exercée sur sa prudence déontologique.

- Il est inconcevable, dit-il enfin. Je cherchais le mot...

- Et vous l’avez trouvé. Ça complique un peu les choses, mais je comprends que ce n’est pas facile. Je le verrai jeudi. Je suis à l’Hôtel des ...

- Je sais. Je viens d’avoir une conversation avec monsieur Muescas qui m’a informé de vos difficultés à accepter une situation pour le moins complexe...

- Pour ne pas dire périlleuse. Mais rassurez-vous, je ne me pends plus. Ce n’est pas devenu une habitude. Et je ne traîne plus avec des gens dangereux.

- Il faut espérer que l’actuel propriétaire du Bois-Gentil acceptera de traiter avec vous. Il serait compréhensible de sa part, vue la...

- Il acceptera le pactole, je le connais. Vous êtes tous des fesse-mathieux. Je vous connais moi aussi, et je n’ai pas besoin de dossier médical pour en parler. Je ne parle pas pour vous, Jean. Vous existiez donc ? Armand...

- Laissez la mémoire de mon père en dehors de toute cette...

La main du jeune homme secouait le crayon sous les yeux de la mouche. Anaïs se leva et fit quelques pas vers la fenêtre, comme quelqu’un qui a l’intention de s’attarder pour aller au fond des choses. Le temps, jusqu’à jeudi, lui était donné et elle avait la ferme intention de le mettre à profit pour changer la réalité. Cette même réalité tellement altérée par son imagination de prophète enfermé.

- C’est plus qu’une altération, continuait le jeune homme. Il reconstruit sur de l’imaginaire. Il édifie un monument de l’extrapolation verbale. Ça ne tiendra pas longtemps debout. Et quand ce temple de la fantaisie s’écroulera, il ne restera plus rien de son être, pas une trace à part ces dossiers...

Il posa une lourde main sur les dossiers qui respiraient au bord de son vaste bureau, à proximité de la petite Vénus toute nue. Anaïs atteignait la fenêtre

- Nous ne saurons jamais jusqu’où il a été, n’est-ce pas ? dit-elle tristement.

Le jeune homme la rejoignit, semblant retrouver les traces d’un prétexte qu’elle commençait à produire à la surface d’une autre réalité moins tangible déjà. Elle le tutoya de nouveau, mais cette fois sans l’ombre d’un doute :

- Tu ne sais rien, n’est-ce pas ? Le dossier est illisible. Je connais les méthodes de ton frère. Au lieu même de cette irréalité qu’Antoine est capable de créer de toutes pièces, Fabrice impose la cohérence d’un jugement qui met habilement en jeu les intérêts familiaux. Tu ne sais rien. Et tu n’as rien compris à ce que Muescas t’a raconté.

- Je vous attends depuis deux semaines, depuis que vous nous avez annoncé votre intention de renouer avec lui ce que vous appelez des liens affectifs. Il est incapable d’affection. Il est à l’intérieur de son calcul et ne sait pas qu’il y est. Il ne s’intéresse qu’aux résultats. Il les déduit avec une telle facilité qu’il se croit doué d’un pouvoir sur les faits et les choses. Ses personnages ont été ces faits et ces choses. Jamais ils n’ont préexisté à des modèles de pure extraction existentielle.

- Pourtant, Janver...

- Ce n’est pas moi, c’est...

- Tu disais il n’y a pas deux minutes que c’était toi !

- Pas le moi que je suis. Pas le moi qui est à ma place comme tout le monde peut le constater tous les jours. Dans sa tête, si je puis appeler cela une tête, j’étais un objet. Par exemple cette potiche. Il en a déduit mon personnage et c’est tout simplement...

- Insupportable, je comprends. Et moi ?

- Je ne peux pas trahir...

- Me trahir ? Ou en dire trop ? Qui suis-je ?

- Dans sa tête, vous êtes ce que vous êtes.

- Vous avez vérifié ?

- Il vérifie avec des machines, des combinaisons chimiques, des escaliers d’anecdotes, des dialogues remontés par ses soins, des...

- Mais vous, Jean ?

- Je n’ai pas le dossier en charge. Fabrice m’a demandé...

- De m’expédier, j’ai l’habitude. Vous n’avez pas l’impression de trahir votre enfance ?

- Ça ne vous regarde pas. Cette expérience...

- C’est une expérience pour vous aussi ?

- Ce n’en est pas une pour lui, pour Antoine ! Nous agissons dans son...

- Comment Fabrice s’y prendra-t-il pour m’empêcher d’acheter le Bois-Gentil ?

- Il n’empêchera rien, bien sûr. Vous avez toujours...

- Nous n’y avons pas vécu heureux avec Papa. Pas de bonheur, pas d’existence.

- Monsieur votre père...

- Le baron von Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrifausdrückenbeklagen...

- ... était un grand savant et je respecte... nous respectons encore...

- Sa mémoire. Je devais dire plutôt : ses mémoires. À quoi vous servent-elles ici ? Tout a changé. On n’observe plus le ciel. On n’observe que le silence. Et il est d’or. Combien vous verse l’État pour protéger la société de l’imagination ?

- Vous avez tort de le prendre sur ce...

- Ton ton, tontaine ! Je connais la chanson. L’imagination fait du tort à l’opium. Avec quelle facilité on circonscrit le mal imaginaire et que de travaux pour ne jamais en finir avec les trafiquants !

- C’est une vision un peu... aléatoire. Il n’est pas question de comploter avec les services secrets de l’occulte et du divin. Nous sommes moins...

- Visibles. Vous parliez de l’invisibilité d’Antoine...

- Je n’en ai pas parlé ! VOUS en avez parlé. Ces romans...

- De sa concevabilité. Il est sur le point de ne plus exister.

- Il serait bien temps de vous en préoccuper !

Le jeune homme redoutait depuis le début de cette conversation d’avoir à dépasser les bornes des convenances. Il virevolta, en proie à une sourde colère, lui qui était étranger à tout ce qui pouvait encore paraître, et qui se souciait de la moindre réminiscence, comme si sa propre existence en dépendait. Quelle existence était-il venu chercher, lui qui ne pouvait pas la retrouver ? Anaïs trottina derrière lui.

- Tu es comme lui, gloussait-elle. Tu vis à l’intérieur d’une bulle. Vous coexistez et cela te rend indisponible. Fabrice ne t’a-t-il pas déjà reproché cette indisponibilité qui contrecarre ses projets d’agrandissement de son propre univers mental ?

Le jeune homme pivota lentement au milieu du tapis. Son visage paraissait tranquille maintenant. Anaïs se sentit piégée.

- Vous en savez trop, dit-il, c’est évident. Mais nous n’y pouvons rien.

- Je ne crois pas à l’ADN, Dieu vivant des magistratures de la généalogie. La chronique ne m’intéresse pas. Ce récit est-il si véritable qu’il vous rend dangereux ?

- Vous délirez ! Muescas m’avait prévenu. Il a l’art de déceler...

- Muescas, un artiste ? Antoine, un fou qu’on ne libérera plus. Anaïs, une égarée qui a la chance de posséder une fortune inavouable, mais tangible.

- Le professeur Klingelödemauf...

- Le professeur K. se morfond dans son petit appartement de la rue Saint-Benoît. Il ne se soucie guère d’Antoine ni de toi, mon petit Jean. Il haïssait Armand...

- Mon père ne méritait certainement pas qu’on le haït !

- K. le haïssait. J’aimais bien sa douce folie...

- Fou, mon père ? Il n’était peut-être pas aussi savant que le vôtre, mais...

Anaïs creusait dans son terrier. Elle sentait à quel point cette terre la hantait encore. Elle y trouverait la mort et se jurait de la donner si elle devenait impossible. Une grimace épouvanta le jeune homme qui revint à son bureau pour s’y asseoir dans l’attitude de l’interlocuteur passif. Et Anaïs songea à s’activer.

- Ces dames vont s’impatienter, dit le jeune homme.

Elles attendaient dans le salon, assises comme des petites filles modèles, avec leurs vilains sacs à main sur les genoux et leurs mains croisées sur la fermeture avec une gravité de poules pondeuses. Anaïs n’était pas venue pour leur céder une place qu’elle pensait payer chèrement. Elles verraient leur gâchis conjugal dans l’après-midi, alors qu’on lui demandait d’attendre un impossible jeudi.

- Vous ne partirez pas, dit le jeune homme. Pas maintenant. Je ne vous laisserai pas...

- Partir ? Comme vous y allez !

- Je n’ai pas dit ça ! Comment pouvez-vous imaginer...

- Vous le savez trop bien, comment je peux, comment il peut, comment nous pouvons quand c’est notre tour de pouvoir. Vous pourrez vous aussi un jour...

- Ça m’étonnerait !

- Mon sang. Agnès parlait souvent du sang. Entre filles...

- Je ne connais pas Agnès. Vous m’ennuyez avec vos allégories.

- Nous n’étions pas amies, malgré les apparences. Non, ce n’était pas des apparences. C’était des convenances.

- Intéressant !

- Mon sang. Toi et Antoine.

- Je vous interdis d’évoquer ici ces inventions de...

- Où alors ? Il me semble que je l’entends. Derrière le mur peut-être...

- Le service des soins spéciaux est à l’autre bout de la galerie. Il en sortira quand nous estimerons que c’est le moment. C’est toujours une question de temps, vous savez ?

- Tu as raison. J’aime de l’entendre dire. Le temps n’en finit pas parce qu’il contient un atome d’inexplicable. K. pensait que...

- Je sais ce que K. pensait. Ces dames vont se demander...

- Qu’elles se demandent ! Elles se demandent depuis que l’existence les a rendues fertiles comme les champs. Elles n’ont pas eu de chance avec l’ADN. Si je voulais...

- Vous pouvez. Je désespère de vous voir un jour consentir à comprendre que notre...

- Intérêt. Mais je m’en désintéresse. Vous le savez.

- Nous ne savons rien. Antoine est entre de bonnes mains.

- Chimiquement et autrement. Les bonnes mains des Vermort promus au rang de psychothérapeutes après avoir échoué dans l’astronomie malgré la dernière volonté d’un ancêtre qui fut roi en Afrique. Ce sang noir qui vous...

- Vous n’en savez rien ! Antoine s’imagine...

- Ah ? Je croyais qu’Antoine imaginait, et non pas qu’il s’imaginait. Cela change-t-il les conditions de sa détention ? Pardon : contention.

- Vous le verrez. Vous ne pouvez pas entrer dans le service spécial. Les conditions d’hygiène...

- Mentales.

- Nous ne laissons jamais les proches entrer dans cet endroit complexe. Nous ne souhaitons pas non plus qu’ils s’imaginent...

- Je n’imagine rien qu’un lit, des courroies et une lampe au-dessus, dont les gouttes de lumière tombent sur le front comme dans un supplice chinois. J’ai vécu cela.

- Les circonstances de votre malheur étaient différentes. Vous n’étiez pas cérébralement atteinte. Vous aviez succombé à une tentation bien compréhensible.

- La corde m’a atrocement fait souffrir et je n’ai pas étouffé comme je l’espérais. J’espérais cette minute d’angoisse. L’inexpérience...

- La chance, madame K., seulement la chance et vous l’avez saisie...

- Pour ensuite me jeter dans la gueule d’un autre loup. Si Armand n’était pas mort...

- Si vous ne l’aviez pas assassiné !

- Prouvez-le !

Anaïs traversa le tapis en sautillant. Son regard était mauvais, aurait dit le jeune homme s’il avait eu à en témoigner. Il s’attendait à une crise, au pire.

- Pourquoi le baron a-t-il acheté le Bois-Gentil ? demanda-t-elle.

- Comment voulez-vous que je le sache ? Fabrice l’a mis en vente et monsieur de Hautetour s’est proposé de l’acquérir comme... placement. Il souhaite maintenant le vendre. Je ne me suis jamais entretenu de cette question avec lui. Nos rapports sont exactement ceux qu’on attend d’un voisinage qui a toujours existé et qui n’a jamais, de mémoire d’homme, posé de problèmes. Il y eut des alliances matrimoniales entre nos deux familles. Et même quelques échanges moins...

Le jeune homme se laissa secouer par le rire que lui inspirait l’inconfort d’une pareille conversation. Son expérience de la famille ne dépassait pas ses connaissances acquises par l’étude et l’évaluation des textes. Anaïs s’agitait devant lui, tournoyant au bord d’une angoisse qu’il ne parvenait pas à déchiffrer avec les moyens de l’analyste. L’influence d’Antoine le harcelait. Il n’entrait jamais dans ce périmètre soigneusement surveillé sans redouter d’y trouver finalement sa demeure. Anaïs le savait. Elle revenait à la fenêtre. Elle ne lui céderait rien. Il attendrait. Les trois dames du salon attendraient elles aussi, mais elles étaient patientes et même compréhensives. Elles se ressemblaient tellement, du moins n’avait-il pas cherché à leur trouver des différences qui n’eussent rien changé à sa capacité de les tromper pieusement. Il n’écoutait plus vraiment Anaïs. Des mots jaillissaient : imaginer, mort, angoisse, concevable, insupportable, jeudi, jours, attente, désert, substance, mur, eau, sortir, etc. Pas une seule fois elle ne prononça le mot amour. Il était sur la bonne voie. Impuissante et malheureuse, elle le menaçait de faire un scandale si Antoine n’apparaissait pas jeudi. Il la rassura, affirmant que le traitement ne pouvait pas durer plus d’une semaine, et elle recomptait sur ses doigts, lui reprochant de ne pas l’avoir informée de cette nouvelle crise. La précédente l’avait décidée à remettre le voyage à plus tard. Et c’était justement ce que la direction voulait maintenant éviter, cette remise à plus tard qui caractérisait Anaïs, selon ce qu’en savait Fabrice de Vermort qui était mieux informé que son frère, et plus actif aussi devant l’adversité. Jean avait succombé à tellement de combats que sa mémoire était un véritable champ de bataille. Il n’aurait su y retrouver l’instant perdu qui était à l’origine de sa déroute. Il ne promettait rien et n’avait jamais rien promis. Fabrice le considérait comme un raté congénital, ce qui rapprochait Jean de sa mère, l’épuisant alors en partages qu’il était incapable d’assumer. Il n’était pas un Vermort et cela se voyait. Il était un Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrifausdrückenbeklagen et cela pouvait quelquefois se deviner. Le vieux de Vermort avait ensemencé sa terre et les femmes qui y trouvaient refuge. Fabrice en rageait tous les jours.

- Mettons fin à cet entretien, dit-il. Il n’a pas été inutile. Mais comprenez qu’il est difficile d’approcher maintenant Antoine sans le soumettre...

- À mes glandes, d’accord. Je reviendrai avec l’antidote, la prochaine fois.

- Jeudi, s’il vous plaît. Je dois recevoir ces dames et le temps passe si vite que...

- Jamais je ne te laisserai finir tes phrases, n’est-ce pas ? Tu me rends triste.

- Peut-être pourrions-nous éviter de nous tutoyer en présence de ces...

- Elle a compris la leçon. Elle reviendra. Le bonjour à Fabrice et à Gisèle. Qui est encore de ce monde ? On n’est point bavarde en ma présence, tu sais ?

Elle singeait la femme utile avec une cruauté qui l’amusa. Il la poussait vers la porte, mais elle y avait encore des détails à éclairer, fruits de l’incompréhension. Il aurait moins de mal avec les trois dames qui consentiraient même à se séparer pour entrer dans le service ordinaire. Anaïs le toisa.

- Tu es plus grand qu’Antoine. Plus intelligent aussi. Quel est le point commun ?

- Je ne suis qu’un intermédiaire entre vous et...

Cette fois, c’était lui qui n’achevait pas sa phrase. Elle attendit qu’il prononçât le nom de Fabrice au bout d’autre chose que la banalité. Elle le tenait enfin. Il s’ébroua.

- Il acceptera peut-être d’en parler avec vous. Je ne suis pas un spécialiste.

- Il ne t’a pas donné la clé. Il n’y avait que Constance pour s’en emparer. Cette armoire à glace l’impressionnait à ce point qu’il s’en allait en laissant la clé sur place.

- Je ne sais pas. Je n’ai pas connu tante Constance. Elle est partie avant que je...

- C’est fou ce que ça pèse, le passé. On ne devrait vivre que pour l’avenir, mais l’image de soi est derrière. On n’y peut rien. Devant, le reflet et la certitude de ne pas pouvoir en changer. J’ai même essayé de voyager. Tu as voyagé, toi ?

- Voyages d’agrément seulement. Les îles, les lointains, la différence.

- L’évidence de la différence. C’est plus facile. J’ai toujours agi comme s’il n’y avait pas d’antipodes à notre existence. La même lumière pour tous et la nuit comme un couvercle. Ça ne tournait déjà pas rond. Tu diras à Antoine...

- On ne peut rien lui dire. Il est plongé dans une léthargie...

- J’avais des crises de somnambulisme. Agnès en riait quand je dormais chez elle.

- Je ne connais pas Agnès. Ces dames...

- Si j’avais pu m’imaginer dans un manteau avec un sac à main... On n’imagine pas ce qu’on ne peut pas devenir. On ne le redoute même pas. C’est le spectacle des autres. Regarde-les. Elles ne donnent rien et pourtant, elles sont utiles.

- Mesdames, je vais vous recevoir...

Jean s’était glissé sur le seuil, la pointe des pieds en appui sur le paillasson où figurait une clé qui ne manqua pas d’attirer l’attention exacerbée d’Anaïs.

- Ne trépignez plus, Mesdames, dit-elle en s’évacuant enfin dans le salon.

Elles se levèrent toutes.

- J’ai été longue et je n’ai rien appris. Je vous souhaite l’économie et la science.

Elle s’éloigna. Dans un miroir, les trois dames se concertaient autour du jeune homme et il s’étreignait les mains en consultant leurs regards furtifs. Pauvre Jean ! pensa Anaïs. Elle ne descendit pas. Un panneau indiquait la direction à suivre pour atteindre le service des soins spéciaux. Elle fila contre les murs. Muescas l’arrêta.

- Ils ne vous laisseront pas entrer, madame K.. Inutile de vous fatiguer. L’endroit est bien gardé. Rien n’en sortira et personne n’entrera sans y avoir été autorisé.

Il dressa un index vers le plafond.

- Monsieur a dit ! fit-il d’un air entendu. Et ce que Monsieur dit...

Anaïs dénoua la main qu’il avait posée sur elle.

- Je voulais juste jeter un oeil, dit-elle en grimaçant. J’imagine que le seuil est infranchissable. Mais c’est tout ce que je peux imaginer.

- Chimiquement et autrement, gloussa Muescas.

Il se ratatina en s’approchant.

- Vous écoutez aux portes ? dit Anaïs.

Elle revint sur ses pas. Elle ne se souvenait pas d’avoir franchi une telle distance. Muescas trottait derrière elle, avide de commentaires, mais elle n’ouvrait pas la bouche.

- J’entre quand je veux, dit Muescas. Avec ou sans clé. Le système est troué.

- C’est vous qui lui faites mal ?

- Madame K., soyez raisonnable ! Je cherche à vous aider.

- Ou à en savoir plus. Dites à votre maître que je ne m’intéresse pas à son existence de hobereau ni de carabin. J’achète le Bois-Gentil.

- Si le baron accepte. Il n’acceptera pas.

- Il n’a aucune raison de ne pas accepter.

- Monsieur de Vermort lui en fournira une et il ne pourra pas refuser. Il les tient tous.

- Vous êtes sa pelure ?

Elle descendit l’escalier avec le pantin collé à ses jupes.

- Ce soir, dit-il. Je vous ferai entrer. Vous le verrez.

- À quoi bon ? Il ne peut pas parler. En plus, il n’aimera pas mon odeur.

Elle lui envoya son coude dans le nez et galopa dans le vestibule.

- Je saigne ! pleurnicha-t-il.

Elle le vit dans les carreaux du sas. Elle voyait tout ailleurs depuis quelque temps. Elle songea à ces surfaces indivisibles qui peuplaient lentement sa perception des choses. Dehors, le froid revenait, gris et capable de provoquer de petites instabilités, toujours à la surface de ces choses qui renvoyaient des choses et que les choses multipliaient jusqu’au vertige, terrain prémonitoire des néants de l’existence. Un, je me calme. Deux, j’ignore. Trois, je recommence. Le ciel sombrait à l’horizon, emporté par la profondeur.

- Je peux vous ramener si vous voulez.

- Tiens ? Chacier. Il ne manquait plus que toi.

Elle n’avait pas entendu le ronron de la moto.

- Je ne savais pas pour Antoine, dit-il. Je ne savais même pas qu’Antoine...

Elle monta à califourchon et tapa sur l’épaule. L’air la paralysa. Elle sentit à quel point elle pouvait être la proie du temps qu’il fait ou qu’il ne fait pas. Le chemin s’obscurcissait. Quand ils arrivèrent devant l’hôtel, un rideau se souleva. Il coupa le moteur.

- Le Bois-Gentil, dit-il en allumant sa pipe, c’est pour les vacances ?

- Puisque tu me le demandes, je vais me poser la question.

- Ça ne me regarde pas.

Il la suivit. Elle entra dans la chaleur. Le café était désert. La serveuse s’agitait derrière le comptoir, les bras toujours plongés dans le zinc, immuable. La tenancière lâcha le rideau.

- Une fine à l’eau pour Chacier, fit-elle et elle le servit elle-même.

- Je m’assois pas, dit Anaïs. J’ai mal aux reins.

- C’est le froid. Vous devriez vous couvrir plus chaudement.

Elle monta. La chambre lui parut agréable. Je ne veux plus avoir de conversations courantes. Je ne veux plus m’adresser à des êtres pétris de banalités. Je ne souhaite pas non plus me distinguer ni connaître du nouveau. Je veux me coucher. Elle se déshabilla et contempla le plafond pendant une bonne heure avant d’éteindre. Elle ne dormirait pas. On frappa à la porte.

 

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