Votre portrait en Kerouac a de quoi intriguer… Est-ce par souci d’anonymat ou de filiation que vous en usez ?
Les deux ! L’anonymat du fonctionnaire et le goût pour la spontanéité. Un portrait de Bukowski eût convenu aussi bien.
Laissons de côté la question du fonctionnaire et voyons ce qui vous apparente à ces deux écrivains.
La question est toute simple : tout ce qui libère l’écriture a mon approbation et je rejette sans autres considérations toute tentative de remettre sur le tapis les « vieilleries poétiques ». Je n’en discute jamais, si vous voulez le savoir.
Pourtant…
À quoi bon ? Tombez sur un pitre qui vous vante les mérites de la rime et vous traite en minus parce que ça ne vous chante pas. Qu’est-ce que vous y gagnez ? Rien. Je préfère lire et relire la poésie de Bukowski plutôt que de perdre mon temps avec les illusionnistes. Ceci étant, je n’ai pas plus d’estime pour ceux qui se passent de la rime parce que c’est plus facile. Autant l’usage de la rime et autres bamboches signalent le côté vieillot du prétendant, autant la facilité lève le voile sur l’escroquerie de la pute qui veut être flattée. Facilité et difficulté font d’ailleurs bon ménage. La poésie préfère la spontanéité, ce qui ne ménage pas les efforts. Et c’est cet effort qui m’intéresse. Je voudrais en être capable. Je voudrais même le pousser jusqu’à la douleur, à l’instar du sportif. Mais comme le sportif se dope aux hormones, moi j’ai besoin du soutien effectif de ce que le vulgaire appelle pinard.
Pourtant, Kerouac ne but que du café pour écrire On the Road…
Chacun son truc. Je bois du café au travail. On a même une cafetière bien en vue. Et des petits gâteaux. Mais quand je ne travaille plus, je me remonte et j’écris. Je vis en quelque sorte une double vie.
Vos collègues ne vous lisent-ils pas ? Ne savent-ils pas que vous écrivez ?
Ils écrivent aussi ! Tout le monde écrit. C’est tellement facile ! J’en connais même qui se tuent après le travail pour imiter les vieilles casseroles de Nougaro et de Brassens. Mais qui les lit, à part moi ? Et eux ne me lisent pas. Chacun fait sa cuisine selon ses propres goûts. Avec prudence toutefois, car dans l’administration, on n’a pas besoin d’Internet pour se faire surveiller. Il y a longtemps que le mouchardage fait office de protocole chez nous. Les complications du numérique nous semblent tellement superflues ! La langue, c’est beaucoup moins coûteux et on apprend vite à s’en servir.
À vous lire, on devine que vous ne travaillez pas dans le comptage des moineaux dans les monuments aux morts.
Disons que je travaille pour la Justice. Il faut bien travailler pour quelque chose. Sans autre illusion que la solde, qui est très bonne, et les divers avantages, sur lesquels je ne crache pas. Vous connaissez quelqu’un qui travaille dans le bonheur ? Pas moi. Tout le monde se compromet, d’une manière ou d’une autre. Nous sommes tous des pourris. C’est sans doute pour ça qu’on essaie d’être meilleur quand on rentre chez soi. Mais ce n’est pas forcément pour cette raison qu’on écrit. Il y a aussi le rêve d’être lu et d’en tirer des avantages en nature ou même purement symboliques. Personnellement, ce n’est pas de cette manière qu’on finira par me décorer. Mais je ne refuserais pas une certaine reconnaissance littéraire. Je m’imagine très bien passant mon existence entre un confortable bureau d’écrivain et les studios des meilleurs moyens de communication. Sans compter, bien sûr, les piscines des bons hôtels de ce monde et leurs comptoirs reluisant de verres bien et savamment remplis.
On vous sent amer…
Je le suis. Et je le serais moins si je n’écrivais pas.
Alors pourquoi diable écrivez-vous ?
C’est là le hic. Je vis confortablement. J’ai même trouvé l’âme sœur. Nous nous sommes bien organisés pour payer le moins possible d’impôts. Mais cette existence de domestiques ne me satisfait pas. Elle me comble, certes, mais il me faut autre chose pour me sentir moi-même.
La religion y pourvoie souvent.
Je la pratique d’ailleurs pour éviter d’en parler ! Je ne veux pas dire que je suis une espèce de Jekyll à l’envers, avec un Hide poète qui justifie les compromis. Je n’ai pas ce genre de problème. Je suis intègre. Il ne manquerait plus que le fonctionnaire se livre à des exactions ! Non. Je suis un type bien sous tous les angles. J’ai mes petits secrets, mais ce sont là de toutes petites cochonneries qui ne valent même pas une condamnation en justice en cas de pratique sur des mineurs. Je ne bois pas non plus à en perdre la raison. Je fonctionne comme une voiture. Je remplis le réservoir mais je ménage la vitesse. Un écrivain ne peut pas dépasser la limite, sinon il se prend un platane. Je ne tiens pas à finir comme ça.
Vous voulez dire que vous n’êtes pas un tragique ? Jouez-vous malgré tout la comédie ?
Comment voulez-vous qu’on le sache ? Je suis seul quand j’écris. Et quand mes écrits sont publiés, je ne suis pas là pour me faire remarquer…
Vous le regrettez ?
Plus qu’un peu. Quelques flatteries bien placées ne me feraient pas de mal. En cela, je ne suis pas différent du commun des mortels. Imaginez le pauvre type qui met des lettres dans des boîtes. Vous pensez qu’il est fier de ce qu’il fait ? Il s’en fout, oui ! Et s’il en souffre, il finit mal.
Il boit…
Et il boit trop. Tandis que s’il se met à écrire, et s’il réussit à s’émerveiller lui-même de temps en temps, il boit moins. Il se surveille. Il mesure. Somme toute, il est prêt à se montrer. Seulement voilà, s’il écrit des choses qui pourraient empêcher les lettres d’entrer dans la boîte, ou d’en sortir, il se retient de tout dire ou alors il le dit sous le couvert de l’anonymat. La liberté d’expression a, comme on dit, des limites. L’idéal serait de trouver une sorte de juste milieu entre le devoir, qui est impératif, et la liberté, qui est sacrée. Et c’est justement ce que je ne trouve pas. Ou plus exactement ce que je n’ai pas encore trouvé. Reste à savoir, bien sûr si, une fois trouvé, j’en toucherai un mot à mes semblables… Le taux de liberté d’expression est inversement proportionnel à l’effectif des fonctionnaires.
J’ai souvent des conversations de ce genre avec des écrivains. Ils parlent mieux et plus souvent de leurs conditions de travail que des particularités de leur écriture et de leurs ouvrages.
C’est que nous sommes sur les nerfs. Imaginez (si ce n’est pas trop vous demander) que je devienne un écrivain célèbre. Par célèbre, il faut entendre que je suis bien payé. Et même au-delà de ce qu’on peut imaginer. Allez-y ! Faites un effort !
Rires.
Allons, dites-le ! Qu’avez-vous imaginé ?
Vous n’êtes plus un fonctionnaire.
C’est aussi simple que ça. Et n’étant plus soumis au devoir, je profite pleinement de ma célébrité en dépensant mon argent pour me rendre moins malheureux et je consacre plus de temps à parfaire mes ouvrages. Au lieu de ça, je rogne mon trésor intérieur pour qu’il ne me réduise pas finalement au chômage. Vous croyez que c’est une vie ?
On a vu pire…
Ceci dit, je suis peut-être un vulgaire chômeur qui mange sans doute à sa faim mais pas à son goût…
Vulgaire ? Pourquoi vulgaire ?
Il n’y a rien de plus ordinaire que d’être contraint de ne pas travailler. Un cinquième d’entre nous en est réduit à cette situation. Ainsi, vous pouvez disposer de temps pour écrire. Mais à l’heure d’avoir les moyens d’assumer la moindre publication, il faut passer un temps précieux à calculer comment se le payer sans se faire attraper.
Vous avez déjà vécu cette situation ?
Jamais. Mais mon métier parle pour moi…
Votre écriture confine-t-elle alors au témoignage ?
Comment voulez-vous ! Je me ferais repérer ! Non. Je ne témoigne pas. C’est l’écriture qui me passionne. Je n’ai pas plus de choses à dire que le commun des mortels. Et dans l’écriture, c’est le récit qui me fascine. Voulez-vous que nous en parlions ?
Vous seriez bien embêté si je vous disais non !
Exact. Je me suis un peu laissé aller à parler à tort et à travers des petites idées que le monde m’inspire. Vous m’y avez poussé. Mais ce n’est pas là que je m’exprime le mieux. Je crois avoir du talent. Pas autant que Kerouac ni Bukowski. Mais je sais me tenir. Tout en sachant que ma situation professionnelle ne me permet pas de m’engager plus loin dans le dialogue avec les autres. Vous voyez, je recommence !
Vous réduisez donc la question littéraire à un problème de contenant et de contenu. Puis-je vous rappeler l’anecdote de Rikyu ? Ce grand maître du thé cultivait un champ de tulipes absolument merveilleux. Un aristocrate passa et se promit de revenir pour s’entretenir avec Rikyu. Et il revint en effet. Mais, horreur, le champ de tulipe avait été rasé. Il s’engouffra dans la maison du thé et trouva Rikyu en posture de se faire couper la tête. L’aristocrate leva son sabre et, bonheur, son regard tomba sur un vase. Ce vase contenait une tulipe. Il s’émerveilla et se prosterna même peut-être aux pieds de Rikyu.